Satire V - Les parasites
Faire consister le souverain bien à vivre aux dépens d'autrui, souffrir des affronts que Sarmentus et le vil Galba n'eussent point endurés, même à la table injurieuse de César, et m'assurer, Trébius, que ce genre de vie n'a rien qui te répugne, quand tu le jurerais, je ne t'en croirais pas.
Peu de chose suffit pour vivre ; mais quand ce peu te manquerait, n'est-il plus de ponts, plus de quais, où tu puisses mendier sur une natte de joncs en lambeaux ? Attaches-tu tant de prix aux outrages que tu essuies à ces repas ? quelle inconcevable avidité te les fait endurer, quand tu vivrais plus honorablement, grelottant de froid et mangeant le pain grossier qu'on jette aux chiens ?
D'abord, persuade-toi bien qu'en te permettant de t'asseoir à sa table, un patron te croit assez payé de tes anciens services. Le fruit de l'amitié des grands se borne à quelques repas. Ton monarque les compte ; quoique rares, il te les fait valoir. Après t'avoir négligé pendant deux mois, s'il s'avise enfin de t'inviter, toi, son client, afin qu'il n'y ait point de place vide sur le troisième lit ; s'il te dit : soupons ensemble, tes voeux sont comblés, que pourrais-tu désirer de plus ? C'en est assez pour que Trébius se réveille en sursaut et s'élance, sans prendre le temps de renouer sa chaussure, de crainte d'être prévenu par ses rivaux au lever du patron, quoique le jour luise à peine, et que le Boôtès paresseux traîne lentement son chariot glacé.
Quelle chère cependant ! On vous donne d'un vin qui ne serait pas bon à dégraisser la laine ; et, grâce aux vapeurs qu'il exale, de convives vous voilà corybantes. On prélude par les injures ; mais bientôt les coupes volent, et les serviettes se rougissent du sang qu'elles étanchent. Combien de fois, armés de bouteilles sagontines, n'avez-vous pas livré ces combats avec la cohorte des affranchis ! Le patron s'abreuve d'un vin mis en réserve depuis le temps de nos anciens consuls ou de la guerre sociale : il n'en sacrifierait pas un seul verre pour réchauffer l'estomac délabré de son ami. Demain il boira du vin des coteaux d'Albe ou de Sétia, conservé dans des vases tellement noircis de vétusté, qu'on n'y reconnaît plus ni le nom du pays ni la date du consulat ; de tels vins qu'en buvaient Helvidius et Thraséas, lorsque, couronnés de fleurs, ils célébraient la naissance de Brutus et de Cassius. Virron se sert d'une large coupe d'ambre, enrichie de pierreries. A toi, l'on ne te confie point de coupe d'or ; si par hasard on t'en donne une, on a soin de mettre à tes côtés un gardien chargé d'en compter les diamants, et de suivre de l'oeil tes ongles recourbés. N'en sois pas choqué, cette coupe est ornée d'une pierre fameuse ; car, à l'exemple de tant d'autres, Virron, pour orner ses coupes, dépouille ses doigts des diamants que portait au pommeau de son épée ce jeune Troyen préféré jadis au jaloux Hiarbas. Toi, tu n'auras qu'une tasse à quatre becs, et désignée par le nom d'un cordonnier de Bénévent ; tasse fêlée, bonne à troquer contre des allumettes.
Si les aliments et le vin fermentent dans l'estomac du maître, on lui verse de l'eau glacée, plus froide que les frimas des Gètes. Je vous plaignais à l'instant de ne pas boire du même vin ; vous buvez encore d'une eau différente, et vous la recevez d'un piéton de Gétulie, ou de la main décharnée d'un noir Africain qu'on ne voudrait pas rencontrer, pendant la nuit, près des tombeaux qui bordent la voie latine. Virron est servi par un esclave, la fleur des esclaves d'Asie. Les revenus d'Ancus, ceux du belliqueux Tullus, enfin tout ce que les autres rois de Rome possédaient de rare et de précieux, n'auraient pas suffi pour en faire l'emplette. Souviens-toi donc, lorsque la soif te pressera, de t'adresser à ton Ganymède gétulien : cet esclave qui coûta tant de sesterces ne sait pas servir un pauvre, sa jeunesse et sa beauté le rendent dédaigneux. Quand cet enfant s'est-il seulement approché de toi ? est-il jamais venu te verser de l'eau froide et de l'eau chaude, lorsque tu l'appelais ? Non : il rougirait d'obéir, fût-ce au client le plus ancien ; il est indigné que tu oses lui demander quelque chose, et que tu sois couché tandis qu'il est debout. Les maisons des riches ne sont remplies que d'esclaves insolents. Ne vois-tu pas cet autre qui te jette en murmurant un morceau de pain, ou plutôt de farine moisie, et tellement compacte, que tu ne saurais l'entamer sans t'ébranler les dents? Mais le pain tendre et blanc comme la neige, le pain formé de la fleur du froment le plus pur, est réservé pour la bouche du maître. N'oublie pas de contenir tes mains et de respecter cette croûte dorée : fais mine seulement d'y toucher ; quelqu'un est là qui te fera lâcher prise. «Convive audacieux, ne saurais-tu te remplir de ton pain ordinaire, et le reconnaître à sa couleur ?» Voilà donc pourquoi, délaissant mon épouse longtemps avant l'aurore, j'affrontai tant de fois la grêle, la pluie, et, percé jusqu'aux os, je gravis en trébuchant les froides Esquilies !
Considère ce poisson apporté fastueusement et posé en face de Virron : vois comme il remplit un immense bassin, de quelles asperges il est couronné, comme sa queue semble narguer les convives. Mais on ne te glisse à toi, sur un plat mesquin, qu'un misérable coquillage farci avec la moitié d'un oeuf, offrande usitée pour les morts. Le patron arrose son poisson avec de l'huile de Vénafre : le chou fané que l'on vous sert sentira la lampe, car l'huile qui vous est versée fut transportée d'Afrique sur les vaisseaux libyens ; c'est elle qui fait déserter à Rome les bains publics, quand Bocchoris s'y lave ; c'est elle qui défend les Africains contre la morsure des serpents. Le maître mangera d'un rouget de Corse ou de Sicile, puisqu'il serait difficile d'en attendre des parages voisins, depuis que les pêcheurs, animés par la voracité des riches, ne cessent d'y jeter leurs filets jusque dans les moindres détroits, et ne laissent plus le temps aux poissons de grossir. Aussi les côtes étrangères fournissent à nos marchés les excellents morceaux que l'intrigant Lénas achète pour Aurélie qui les revend. On sert à Virron l'une des plus belles lamproies sorties des gouffres siciliens ; car dès que l'Auster se calme et que, retiré dans sa caverne, il laisse sécher ses ailes, le pêcheur téméraire va lancer son filet au sein même de Charybde. Quant à vous, n'attendez qu'une anguille parente de la couleuvre, ou quelque sale poisson marqueté par la glace et surpris sur les rives du Tibre, dont il était le fidèle habitant : hideux animal, engraissé des ordures d'un cloaque par lequel il avait coutume de remonter jusqu'au quartier de Subure.
J'aurais deux mots à dire à Virron, s'il daignait m'écouter. On n'exige point de toi de présents tels qu'en faisaient à leurs moindres amis un Sénèque, un Cotta, et un Pison le bienfaisant : la gloire de donner l'emportait alors sur les titres et les faisceaux. Nous te demandons seulement un peu de bienséance à l'égard de tes convives. Profite de cet avis, et sois ensuite, si tu le veux, sois, comme tant d'autres, riche pour toi, pauvre pour tes amis.
On met en face de Virron le foie d'une oie grasse, un chapon aussi gros qu'une oie, et un sanglier digne du blond Méléagre. Viennent ensuite les truffes soigneusement préparées, si l'on est au printemps, et si le tonnerre, invoqué pour les mûrir, a permis d'en composer un nouveau plat. «Libye, dételle tes boeufs, s'écriait Allédius, et garde tes moissons, pourvu que tu nous envoies des truffes !»
Regarde, pour surcroît d'indignation, etl'agilité de celui qui met sur table, et l'adresse avec laquelle cet écuyer tranchant, armé d'un coutelas, exécute rapide-ment jusqu'aux moindres leçons de son maître. C'est qu'il importe beaucoup de distinguer la manière de découper un lièvre et celle de découper un poulet.
Et garde-toi bien de risquer un seul mot, toi qui ne portes pas trois noms : ou, tel que Cacus terrassé par Hercule, tu seras traîné par les pieds hors du logis. Quand Virron daigna-t-il te présenter sa coupe ou recevoir la tienne ? Qui de vous serait assez téméraire, assez imprudent, pour lui dire : «Mon patron veut-il boire ?» Que de paroles étouffées sous un mauvais habit! Mais, si quelque dieu, ou quelque parvenu, pour toi semblable aux dieux, et plus favorable que le destin, te comptait quatre cent mille sesterces, de rien, quel homme tu deviendrais ! que tu serais cher à Virron ! «Servez Trébius, versez à Trébius : FRERE, voulez-vous de ce plat ?» Plutus, ce n'est qu'à toi qu'il rend hommage : toi seul es son véritable FRERE. Veux-tu devenir le maître de ton roi ? QU'ON NE VOIE POINT FOLATRER DANS TA COUR UN PETIT ENEE, ou une fille encore plus chère à tes yeux paternels. Rien ne rend un ami plus intéressant qu'un épouse stérile. Mais, quand la tienne verserait d'une seule couche trois enfants dans ton sein, il paraîtrait encore s'amuser de leur jargon. Toutes les fois que ces parasites naissants le viendraient voir à table : «Qu'on leur donne, dirait-il, une casaque verte, des noisettes et quelques pièces de monnaie».
Les mousserons suspects seront servis aux clients subalternes, les champignons aux maîtres ; mais tels que les mangeait Claude, avant celui qu'il reçut de son épouse, après lequel il ne mangea plus rien. Virron fait apporter pour lui-même, et pour les Virrons ses confrères, des fruits dont vous n'aurez que le parfum, des fruits comme en fournissait l'éternel automne des Phéaciens, des fruits qu'on croirait dérobés aux Hespérides. Pour toi, tu seras réduit à croquer quelques méchantes pom-mes, comme le soldat novice qui, le casque en tête, le bouclier au poing, tremble dans nos champs à l'aspect des lanières, lors-qu'il apprend d'un farouche centurion à lancer le javelot.
Vous croyez peut-être que Virron en use ainsi par économie? Non, il n'a dessein que de vous affliger. Quelle comédie pour lui ! Les contorsions d'un mime valent-elles la grimace avide d'un parasite en pleurs ? Sache donc, si tu l'ignores, qu'il n'a d'autre but que d'arracher de tes yeux des larmes de désespoir ; que d'entendre murmurer le dépit et la rage entre tes dents serrées. Tu te crois un personnage libre et le convive de ton patron, mais il pense que tu n'es attiré que par l'odeur de sa cuisine, et il ne se trompe pas. En effet, à quelle extrémité faut-il être réduit pour s'exposer deux fois à de tels outrages, si l'on a porté dans son enfance ou la bulle d'or étrurienne, ou le simple noeud, ou le plus modeste cordon ? Vous vous laissez abuser par l'espoir d'un bon souper. «Il nous fera passer, dites-vous, cette moitié de lièvre et ces filets de sanglier ; ces débris de poulets ne sauraient nous échapper». Et vous attendez en silence, réservant votre pain tout entier pour ce repas délicat. Que Virron est sage de vous traiter ainsi ! Puisque vous pouvez souffrir tous les affronts, il ne faut pas vous les épargner ; on vous verra bientôt livrer aux coups votre tête rasée, offrir vos épaules aux lanières, vils esclaves dignes de tels festins et d'un pareil ami !
Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)