Satire VI - Les femmes
Je veux croire que sous le règne de Saturne, la Pudeur habita sur la terre ; qu'on y jouit longtemps de sa présence, lorsque de froides cavernes renfermaient, sous un abri commun, le foyer, les dieux lares, les troupeaux et les pasteurs ; lorsque les épouses, errantes sur les montagnes, n'avaient pour lits que des feuillages, des joncs entrelacés et les peaux des bêtes féroces dont elles vivaient entourées ; lorsque, bien différentes de vous, Cynthie, et de celle dont les beaux yeux versèrent tant de larmes sur la mort d'un moineau, farouches et d'un aspect souvent plus sauvage que leurs grossiers époux, elles abreuvaient de leurs mamelles gonflées de lait des enfants déjà robustes. Il est certain, en effet, que dans cette enfance du monde éclairé d'un soleil aussi jeune que lui, les premirs humains, nés sans pères, sortis du sein des chênes ou pétris de limon, vivaient bien autrement que nous. Peut-être distinguait-on encore quelques traces de l'antique pudeur sous Jupiter, mais sous le Jupiter dont la barbe n'avait pas encore ombragé le menton, mais avant que le Grec osât se parjurer, lorsqu'on ne craignait le voleur ni pour ses légumes ni pour ses fruits, et qu'il était inutile d'enclore son jardin. Bientôt après, Astrée, suivie de la Pudeur, se rapprocha insensiblement de l'Olympe, et ces deux soeurs s'envolèrent en même temps.
Il y a longtemps, et très longtemps, Postumus, qu'on a pour la première fois souillé le lit d'autrui, et méprisé le génie tutélaire de la couche nuptiale. Le siècle de fer amena tous les autres crimes ; mais le siècle d'argent vit les premiers adultères. Malgré nos moeurs, néanmoins, ta parole est donnée, ton contrat est tout prêt ; peut-être as-tu déjà passé par les mains du coiffeur ; peut-être que déjà ta future porte au doigt le gage de ta promesse. On te croyait sage, et tu te maries ! Quelle furie te poursuit ? quels transports t'agitent ? Tu supporterais un maître, tandis qu'il est tant de cordes, tant de fenêtres, tandis que le pont Emilien est dans ton voisinage ! Si tu ne goûtes aucun de ces expédients, du moins ne vaut-il pas mieux avoir la nuit, à ses côtés, cet enfant soumis, paisible et désintéressé ; cet enfant qui jamais ne te reproche d'avoir ménagé tes flancs et frustré son ardeur ? - Mais Ursidius veut obéir à la loi Julia ; jaloux d'élever un héritier, il renonce aux grands tourtereaux, aux surmulets et à tous les bons morceaux que ses politiques amis lui apportent du marché. - Tout est possible, si ce projet s'achève, si l'adultère le plus fameux, et qui fut réduit tant de fois, comme Latinus, à se cacher dans un coffre, est assez insensé pour subir le joug de l'hyménée. Ce n'est pas tout : il lui faut une épouse de moeurs antiques. L'extravagant ! ouvrez-lui la veine. Pour toi, Postumus, cours te prosterner à l'entrée du Capitole ; sacrifie à Junon une génisse aux cornes dorées, si jamais tu deviens l'époux d'une femme publique. Je n'en sache guère aujourd'hui qui soient dignes de toucher les bandelettes de Cérès, et dont un père ne redoutât les embrassements. Quoiqu'il en soit, couronne ta porte de guirlandes et de lierre. - Un seul homme ne suffit-il pas à Ibérina ? - Un seul ! tu la réduirais plutôt à se contenter d'un seul oeil. - J'en entends vanter une, contente, dit-on, de vivre dans les champs paternels. - Qu'elle vive seulement dans Fidène ou dans Gabies, comme elle a vécu dans les champs, et j'accorde tout. Encore, qui me garantira qu'il ne s'est rien passé sur les montagnes et dans les grottes ? Jupiter et Mars sont-ils si décrépits ?
Est-ce sous nos portiques qu'on te montrera une femme digne de tes voeux ? les gradins de nos amphithéâtres en offrent-ils une seule que tu puisses aimer avec confiance et conduire sans crainte dans ta maison ? Dès que le lascif Bathylle commence à danser la Léda, Tuccia est en feu, Appula soupire avec tendresse comme entre les bras d'un amant ; Thymèle est immobile d'attention, l'innocente Thymèle prend leçon. Mais quand le théâtre est fermé, que le seul barreau retentit de la voix des orateurs, pendant le long intervalle qui sépare les jeux Plébéiens des Mégalésiens, nos citoyennes affligées se consolent avec le masque, le thyrse et la ceinture d'Accius ; le bouffon Urbicus les amuse, en leur jouant le rôle d'Autonoé dans l'exode d'une Atellane. L'intelligente Elia désire sa conquête, quoique ce ne soit qu'à grands frais que les femmes peuvent briser la boucle d'un comédien. Quelques-unes ont ruiné la voix de Chrysogon. Un acteur tragique est l'amant d'Hispulla. Ne voudrais-tu point qu'elles fussent éprises d'un Quintilien ? Tu te maries ; les véritables pères de tes enfants seront le joueur de harpe Echion, Glaphyrus, ou le joueur de flûte Ambrosius. Et toi, Lentulus, pour qui les flambeaux de l'hymen vont aussi s'allumer, fais dresser des théâtres, décore ta maison, et mets à ta porte un superbe laurier, afin qu'un digne rejeton t'offre dans son riche berceau les traits du gladiateur Euryalus.
Hippia, femme d'un sénateur, suivit un histrion jusqu'au Phare, jusqu'au Nil, jusqu'à la ville trop fameuse de Lagus, où la monstrueuse turpitude de nos moeurs révolta les habitants même de Canope. Oubliant sa maison, son époux, ses soeurs, la cruelle quitte sans regret sa patrie, ses enfants éplorés. Ce qui va t'étonner encore plus, elle abandonne les jeux, elle renonce à Pâris. Quoique élevée au sein des richesses, dans la maison paternelle, où son enfance avait reposé sur le duvet d'un berceau magnifique, elle brave les flots : elle avait déjà bravé l'honneur, que ses pareilles sacrifient sans regret. Elle affronte avec intrépidité et la mer Tyrrhénienne et les ondes mugissantes de celle d'Ionie ; rien ne l'effraye au milieu de tant de mers qu'elle franchit. Survient-il un motif honnête et légitime de s'exposer au danger, la terreur glace les femmes ; leurs genoux chancellent et fléchissent, courageuses seulement lorsqu'il s'agit de se déshonorer. Qu'un époux l'ordonne, il est dur de s'embarquer : la sentine infecte, le grand air étourdit : mais celle qui suit son amant a le coeur affermi. L'une vomit sur le tyran ; l'autre mangeant avec les matelots, parcourt le pont et se plaît à manier les cordages. Sont-ce les grâces ou la jeunesse qui séduisirent et enflammèrent Hippia ? Quel charme secret lui déroba la honte de s'entendre nommer la femme d'un histrion ? Ce misérable commençait à vieillir ; privé d'un bras, il avait droit d'obtenir son congé. Sa figure était d'ailleurs couverte de difformités ; il portait au front une excroissance énorme, que le poids de son casque faisait descendre jusqu'au nez, et ses yeux éraillés distillaient sans cesse une humeur corrosive. Mais il était gladiateur ; ce titre le rend aussi beau qu'Hyacinthe. Tel fut celui qu'Hippia préféra à ses enfants, à sa patrie, à son époux et à ses soeurs. C'est le fer qu'elles aiment. Sergius, au rang des émérites, devenait pour cette femme un autre Véienton.
Mais pourquoi s'occuper des excès d'Hippia, des désordres d'une maison privée ? Vois quels furent les rivaux d'un mortel égal aux dieux : écoute ce que Claude eut à souffrir. Dès que son épouse le croyait endormi, préférant un grabat au lit impérial, cette auguste courtisane sortait du palais, suivie d'une seule confidente, se glissait, à la faveur des ténèbres et d'un déguisement, dans une loge fétide et misérable, qui lui était réservée. C'est là que, sous le nom de Lycisca, Messaline, toute nue, la gorge retenue par un réseau d'or, dévouait à la brutalité publique les flancs qui te portèrent, généreux Britannicus. Cependant elle flatte quiconque se présente, et demande le salaire accoutumé : puis, couchée sur le dos, elle s'abandonne sans mesure à tous les assauts qu'on lui livre. Le chef du lieu congédie ses courtisanes ; elle se retire à regret, mais du moins, prolongeant ses jouissances autant qu'elle le peut, elle ferme sa loge la dernière : le désir lui fait encore sentir ses aiguillons ; plus fatiguée qu'assouvie, elle sort, les yeux éteints, enfumée par la lampe, et rapporte l'odeur de cet antre sur l'oreiller de l'empereur.
Parlerai-je de l'hippomane, des enchantements et des poisons offerts par une marâtre aux fils d'un autre lit ? L'ascendant impérieux d'un sexe fragile les entraîne à de si grands crimes, que leurs infâmes débauches ne paraissent plus que des erreurs. - Mais pourquoi l'époux de Césennie ne cesse-t-il d'attester ses vertus ? - Il en reçut un million de sesterces : c'est à ce prix qu'il la déclare honnête.
Les feux qui le dévorent, les traits qui le blessent, ne viennent ni de Vénus, ni de Cupidon : ils partent de la dot. A ce prix, son épouse est libre ; elle peut, même en sa présence, accorder un rendez-vous et répondre à un billet galant. Epouser un avare quand on est riche, c'est acquérir tous les droits du veuvage.
Pourquoi Sertorius est-il si vivement épris de Bibula ? - Prenez-y garde, ce n'est pas une épouse, c'est un visage qu'il aime. Que la peau se fane, qu'il survienne deux ou trois rides, que l'émail des dents se ternisse, et que les yeux perdent un peu de leur grandeur : «Faites votre paquet, dit un affranchi, partez ; votre aspect nous dégoûte, vous vous mouchez si souvent ! partez, vous dis-je, et sans délai ; nous attendons un nez moins humide que le vôtre». Mais, belle et jeune, elle règne ; il faut que son mari lui donne des pasteurs, des troupeaux dans la Pouille, et des vignes à Falerne. Bagatelle ! la fantasque voudra des légions d'esclaves. Est-il quelque chose chez le voisin qui ne soit pas chez elle, qu'on l'achète. Même au mois de décembre, et lorsque le marchand Jason n'ose sortir du port, lorsque la neige retient ses matelots enfermés dans leurs cabanes, il faut aller aux régions lointaines lui chercher de grands vases de cristal, puis des vases murrhins, et les plus amples ; elle veut encore ce diamant célèbre, devenu plus précieux au doigt de Bérénice : cette incestueuse princesse le reçut de son frère Agrippa, dans cette contrée où les rois célèbrent le sabbat les pieds nus, et où une antique superstition laisse vieillir les pourceaux.
Quoi ! dans le nombre je n'en trouverai aucune digne de mon choix ? - Je veux que le hasard t'offre une femme belle et décente, riche et féconde, qui te montre les bustes de cent aïeux arrangés sous son portique ; une femme plus chaste que ces Sabines qui terminèrent une guerre odieuse (cet oiseau n'est pas moins rare qu'un cygne à noir plumage). Cette femme accomplie, qui la pourrait souffrir ? J'aimerais, oui, j'aimerais mieux pour épouse une rustique Vénusienne que vous-même, Cornélie, mère des Gracques, si vous m'apportez l'orgueil avec vos sublimes vertus, et si vous gonflez votre dot des triomphes de vos ancêtres. Loin d'ici, loin, de grâce, votre Annibal, votre Syphax forcé dans son camp ! délogez au plus tôt de chez moi avec l'importune gloire de vos vainqueurs de Carthage. «Apollon, et vous, Diane, épargnez mes enfants, s'écriait Amphion : ils ne sont point coupables, ne punissez que leur mère». Le dieu bande son arc ; et cette mère insensée, cette Niobé qui, dans sa fécondité égale à celle des truies, croyait pouvoir s'élever au-dessus de Latone et de sa postérité, voit, par sa faute, tomber sous les traits d'Apollon et ses nombreux enfants et leur père. Qu'importent la vertu et les attraits d'une épouse, s'il faut toujours se les entendre reprocher ? Le charme de ses rares et précieuses qualités est détruit, dès qu'empoisonnées par l'arrogance, elles apportent plus d'amertume que de douceur. Quel homme assez dévoué pour ne pas avoir en horreur l'orgueilleuse qu'il comble de louanges, et pour ne pas la détester sept heures au moins dans la journée ?
Il est d'autres défauts moins graves, il est vrai, mais également insupportables pour les maris. Est-il rien de plus fastidieux qu'une femme qui se croit dépourvue d'agréments, si elle n'a l'air grec, quoique née dans la Toscane, et le ton d'Athènes, alors qu'elle est de Sulmone ? Nos Romaines emploient le grec à tout propos, comme s'il n'était pas plus important pour elles de savoir leur propre langue ! Crainte, colère, joie, chagrin, et jusqu'à leurs passions les plus secrètes, elles expriment tout dans ce langage favori. Qu'ajouterai-je ? c'est en grec qu'elles font l'amour. Passons ce travers aux jeunes filles ; mais cette autre, surchargée de plus de seize lustres, doit-elle encore nous bégayer du grec ? Ce langage n'est-il pas révoltant dans la bouche d'une vieille, qui ose proférer en public ces tendres paroles récemment étouffées sous le drap de son lit : MA VIE, MA CHERE AME ! Qui serait à l'épreuve d'une voix caressante et lascive ? Elle agit avec autant de puissance que le toucher. Mais veux-tu voir s'évanouir cette ardeur, prononce toi-même cet amoureux refrain, prononce-le plus tendrement qu'Emus ou Carpophorus ; tes années écrites sur ton front en détruiront le magique effet.
S'il est vrai que l'amour ne puisse survivre à ton hymen, pourquoi te marier ? pourquoi t'épuiser en festins, en présents inutiles ? pourquoi ces massepains distribués à la fin du repas à des convives rassasiés, ou ces brillantes pièces d'or à la marque du prince, offertes dans un riche bassin à la nouvelle épouse, pour les faveurs de la première nuit ? Si, au contraire, trop débonnaire mari, tu concentres toutes tes affections sur ton épouse, prépare-toi donc à supporter son joug ; car tu n'en trouveras aucune qui épargne ta tendresse. Brûlât-elle du même feu, tu n'en seras ni moins ruiné, ni moins tourmenté. Plus on est facile et complaisant, moins on doit compter sur leurs égards. Tu ne pourras disposer de rien sans l'aveu de ta femme, rien acheter ni rien vendre sans qu'elle y consente. Tes affections mêmes, elle te les prescrira. Cet ami déjà vieux, et dont ta maison a vu la première barbe, sera exclu. Les gladiateurs, les hommes les plus vils, sont libres de tester à leur gré : à toi, on t'imposera pour héritiers tes nombreux rivaux. - Que l'on traîne cet esclave au supplice. - Au supplice ? l'a-t-il mérité ? Quel est le dénonciateur ? où sont les témoins ? Un moment : quand il s'agit de condamner un homme, on ne saurait trop différer. - Extravagant que vous êtes ! un esclave est-il un homme ? Innocent ou coupable, il périra : je le veux, je l'ordonne ; ma volonté suffit.
Tel serait son empire ; mais, l'abdiquant bientôt, tu la verrais fouler aux pieds son voile nuptial, et passer dans les bras d'un nouvel époux. Il est vrai qu'elle ne tarderait pas à rentrer dans ton lit qu'elle vient de mépriser, abandonnant cette maison ornée depuis un moment de tentures flottantes, et ces feuillages encore verts qui en décorent la porte. C'est ainsi qu'en moins de cinq automnes, on compte huit maris. Beau sujet d'épitaphe !
Renonce à la concorde tant que vivra la mère de ta femme ; elle saura l'instruire à te ruiner sans remords, à répondre avec art aux billets de ses amants, et s'il s'agit de tromper les Argus ou de les corrompre, ce sera son affaire. Alors elle fait appeler Archigène pour visiter sa fille, qu'elle retient sans maladie dans un lit dont elle affecte de soulever les couvertures trop pesantes, tandis qu'un amant, introduit en secret, caché dans un réduit, retient son haleine, et, plein d'impatience, s'excite lui-même au plaisir qui l'attend. Te serais-tu flatté qu'une semblable mère pût inspirer la vertu et donner à ses enfants d'autres moeurs que les siennes ? Ces vieilles infâmes ont trop d'intérêt à prostituer leurs filles.
Il se juge peu de procès qui n'aient été suscités par des femmes. Manilie ajourne, quand elle n'est pas ajournée. Elles dirigent elles-mêmes la procédure, composent les requêtes, et sont toujours prêtes à dicter un exorde et des moyens, fût-ce à l'orateur Celsus.
Qui ne sait qu'elles ont la manie de porter le manteau tyrien et de se frotter d'huile ainsi que les athlètes ? Qui ne les a vues, le bouclier au poing, saper un pieu avec toute la précision de l'art gladiatoire ? matrones vraiment dignes de figurer aux jeux Floraux, si même elles ne méditent de livrer, sur la véritable arène, des combats plus réels. Quelle peut être sous un casque la pudeur d'une femme, qui déroge à son sexe pour usurper le nôtre ? Ne croyez pas cependant qu'elle voulût devenir homme ; elle entend trop bien ses plaisirs. Quel honneur pour toi, si l'on faisait la vente des effets de ton épouse, qu'on vînt à crier son baudrier, ses gantelets et le reste de son armure : ou, si elle se livrait à quelque autre genre d'escrime, qu'on adjugeât ses bottines ! Voilà celles que le vêtement le plus léger met en sueur, dont le corps délicat se consume sous un tissu de soie ! Vois néanmoins avec quels élans elles assènent les coups qu'on leur apprend à diriger ; vois le casque pesant qui courbe leurs têtes, considère leurs attitudes vigoureuses, sous l'épaisse cuirasse qui les couvre, et ris, lorsque certain besoin les force de détacher leurs armes. Dites-moi, descendantes des Fabius, des Métellus et des Lépides, quand la femme d'un gladiateur s'est-elle ainsi travestie ? quand celle d'Asylus s'est-elle fatiguée à l'attaque d'un poteau ?
La couche nuptiale est un théâtre éternel de discordes renaissantes ; le sommeil en est banni. Et quand tourmente-t-elle surtout son mari, plus furieuse qu'une tigresse privée de ses petits ? C'est lorsqu'elle a quelque perfidie à dissimuler : alors elle lui reproche, en gémissant, ou d'infâmes favoris, ou du moins une maîtresse imaginaire ; alors elle verse un torrent de larmes toujours prêtes, et qui n'attendent que son ordre pour couler à son gré. Sot époux ! te figurant que l'amour les arrache, tu t'applaudis, et tes lèvres les sèchent aussitôt. Quelles lettres tu lirais, et quels billets, si l'on t'ouvrait les tablettes de cette jalouse adultère ! Mais la voici dans les bras d'un esclave ou d'un chevalier. Comment t'y prendrais-tu, Quintilien, pour colorer ce fait ? - Ici mon art est en défaut ; qu'elle réponde elle-même. - «N'étions-nous pas convenus, dit-elle, que nous pourrions satisfaire, lui ses goûts, et moi tous mes penchants ? Qu'il éclate, qu'il tonne, je suis femme». Rien n'égale l'audace d'une femme surprise : elle est d'autant plus furieuse qu'elle est criminelle.
D'où viennent cependant ces monstrueux désordres, de quelle source ? - Une humble fortune conservait autrefois l'innocence des femmes latines : de longs travaux, un sommeil court, les mains endurcies à préparer la laine, Annibal aux portes de Rome, et les maris en sentinelle sur la porte Colline, garantissaient leurs cabanes des atteintes du vice. Nous subissons à présent les maux inséparables d'une trop longue paix : plus cruel que le glaive, le luxe nous accable et venge l'univers asservi. Tous les crimes, tous les forfaits qu'enfante la débauche, règnent ici depuis que Rome vit périr sa noble pauvreté. L'opulence infecta nos collines de la mollesse de Sybaris, de Rhodes, de Milet, et de la licence effrénée de cette Tarente, dont les citoyens, couronnés de pampres, se plongent dans de continuelles délices.
Ainsi, l'argent, l'infâme argent, premier mobile de nos déréglements, introduisit parmi nous des moeurs étrangères, et les richesses corruptrices pervertirent, par un luxe honteux, les antiques vertus de Rome. Quelle peut être en effet la retenue d'une femme ivre de vin et d'amour ? Confondant tout, elle se prête à tout, lorsqu'au milieu des nuits elle engloutit des huîtres monstrueuses, et boit à pleine coupe le falerne écumant de parfums ; lorsqu'à ses regards incertains déjà le plancher tourne, que la table se soulève et que la lumière se double. Après cela, doute encore du rire moqueur de Maura, quand elle vient à passer auprès du vieil autel de la Pudeur ; doute des propos qu'elle échange avec sa Tullia, son ancienne amie, nourrie jadis du même lait ! C'est là qu'elles font, pendant la nuit, arrêter leurs litières, et qu'après avoir à l'envi bravé la statue de la déesse par les insultes les plus bizarres, elles se livrent, aux rayons de la lune, des assauts réciproques dont frémit la nature. Chacune ensuite regagne sa maison ; et toi, que l'aurore naissante envoie chez les grands, tu glisses en chemin sur les marbres salis par ton épouse.
On sait à présent ce qui se passe aux mystères de la Bonne Déesse, quand la trompette agite ces autres ménades, et que, la musique et le vin excitant leurs transports, elles font voler en tourbillons leurs cheveux épars, et invoquent Priape à grands cris ! Quelle ardeur ! quels élans ! quels torrents de vin ruissellent sur leurs jambes ! Laufella, pour obtenir la couronne offerte à la lubricité, provoque de viles courtisanes, et remporte le prix. A son tour, elle rend hommage aux fureurs de Médulline. Celle qui triomphe dans ce conflit est regardée comme la plus noble. Là, rien n'est feint : les attitudes y sont d'une telle vérité, qu'elles enflammeraient le vieux Priam et l'infirme Nestor. Déjà les désirs exaltés veulent être assouvis ; déjà chaque femme reconnaît qu'elle ne tient dans ses bras qu'une femme impuissante, et l'antre retentit de ces cris unanimes : Introduisez les hommes, la déesse le permet. Mon amant dormirait-il ? Qu'on l'éveille. Point d'amant ? je me livre aux esclaves. Point d'esclaves ? qu'on appelle un manoeuvre : à son défaut, et si les hommes manquent, l'approche d'un âne ne l'effrayerait point.
Plût aux dieux du moins que le culte public et nos rites anciens fussent à couvert de ces profanations ! Mais les Maures, mais les Indiens savent tous le nom de celui qui, sous l'habit d'une chanteuse, introduisit le signe triomphant de sa virilité (signe énorme, et qui l'emporterait sur le rouleau des deux Anti-Catons de César) dans le lieu même d'où le rat mâle n'oserait approcher, et où l'on a grand soin de voiler les tableaux qui représentent notre sexe. Quel mortel eût osé jadis se jouer ainsi de la divinité, ou mépriser les vases d'argile et le bassin noir dont se servait Numa, sacrifiant aux dieux ? Mais aujourd'hui, quel autel n'a pas son Clodius ? Je vous entends, mes vieux amis :
- N'est-il plus ni verrous, ni gardiens ?
- Oui, mais qui gardera les gardiens ? Une femme est adroite et commence par les corrompre.
Nobles ou plébéiennes, toutes sont également dépravées. Celle qui foule le pavé n'est pas plus modeste que la matrone portée par des esclaves syriens. Pour assister aux jeux, Ogulnie loue des habits, des coussins, une litière, un cortège, sans compter la nourrice et la confidente. Cependant elle prodigue à des athlètes imberbes les débris de son patrimoine, et jusqu'au dernier argent de la maison paternelle. Beaucoup vivent dans l'indigence, mais aucune n'a la pudeur qu'inspire la pauvreté ; aucune ne sait respecter les limites qu'elle s'est elle-même prescrites. Du moins les hommes songent quelquefois à l'utile ; quelques-uns sentent enfin qu'il faut, à l'exemple de la fourmi, garantir ses vieux jours du froid et de la faim. Une femme prodigue se ruine à son insu : le plaisir presse ; elle jouit sans compter, comme si les espèces renaissaient dans son coffre, et qu'il fût inépuisable.
Il en est qui trouvent les baisers de l'eunuque efféminé d'autant plus délicieux, qu'elles n'appréhendent point une barbe importune et n'ont pas besoin de se faire avorter. Mais afin que la volupté n'y perde rien, elles ne les livrent au fer qu'après que leurs organes, bien développés, se sont ombragés des signes de la puberté : alors Héliodorus les opère, au seul préjudice du barbier. L'esclave ainsi traité par sa maîtresse est sûr, dès qu'il entre dans nos bains, de s'attirer tous les regards ; et même il pourrait hardiment défier le dieu des jardins. Laisse-le dormir près de ton épouse : mais garde-toi bien de lui confier ton Bromius, malgré sa barbe naissante, et tout robuste qu'il est déjà.
Si ton épouse est musicienne, elle aura pour amants, en dépit de la boucle, tous les chantres gagés par le préteur. Leurs instruments, sans cesse entre ses mains, brilleront du feu de ses pierreries, et elle ne touchera les cordes qu'avec l'archet du jeune Hédymélès. Cet archet la console de son absence, elle le tient, le couvre de baisers enflammés. Une femme illustre et de la maison des Lamia sacrifiait à Vesta et à Janus, pour savoir si Pollion, le joueur de lyre, pouvait se flatter de remporter la couronne de chêne aux jeux Capitolins. Qu'eût-elle fait de plus pour un époux malade ? pour un fils condamné par la tristesse des médecins ? Debout en face de l'autel, elle ne rougit pas de se voiler la tête ; elle répète la formule dictée par l'aruspice, elle pâlit à l'ouverture de la victime : et tout cela pour un joueur de cithare ! Dis-moi, je t'en conjure, dis-moi, le plus ancien des dieux, ô Janus ! daignes-tu leur répondre ? Dans ce cas, l'Olympe est bien oisif, et vous autres dieux, vous êtes bien désoeuvrés là-haut. L'une te consulte en faveur d'un comédien ; l'autre te recommande un acteur de tragédie : le prêtre risque d'y gagner des varices.
Mais qu'elle soit plutôt possédée de la manie de la musique que de parcourir la ville, de se mêler parmi les hommes, et, même en ta présence, d'apostropher nos guerriers, la tête haute et la gorge saillante. Cette même femme sait ce qui se passe dans tout l'univers, aux Indes et chez les Thraces ; elle est instruite du commerce secret d'une belle-mère avec son beau-fils, des intrigues amoureuses, et des amants que l'on s'arrache. Elle dira de qui cette veuve est enceinte, et depuis quel mois ; quel est le langage, quelles sont les attitudes usitées par chacune dans l'amoureux mystère. La première, elle aperçoit la comète sinistre qui menace les rois des Parthes et d'Arménie ; assidue aux portes de la ville, elle y recueille les nouvelles douteuses des pays étrangers elle en forge elle-même. C'est le Niphatès qui vient de submerger des peuples ; ce sont des villes qui chancellent, des montagnes qui s'affaissent : voilà ce qu'elle débite dans les carrefours à tous ceux qu'elle rencontre.
Mais est-elle moins insupportable, cette autre qui fait saisir et fustiger un pauvre voisin sans appui, dont les cris implorent vainement sa pitié ? Si quelques aboiements l'ont tirée d'un sommeil profond : «Des bâtons, s'écrie-t-elle ; frappez le maître, le chien ensuite !» Sa rencontre inspire la crainte ; son visage est terrible. C'est la nuit qu'elle se rend aux bains. A voir l'attirail qui la suit, on dirait un décampement nocturne. Il faut suer, plus grand fracas encore. Lorsqu'elle a fatigué ses bras à balancer une masse pesante, l'adroit eunuque, frottant ses membres humides, sait lui faire éprouver un doux frémissement. Cependant ses malheureux convives périssent chez elle de sommeil et de besoin. Elle reparaît enfin, le visage enflammé ; sa soif est telle qu'elle viderait d'un seul trait l'amphore que l'on met à ses pieds : elle en boit avant le repas deux setiers, qui, rejetés bientôt, nettoient l'estomac et y provoquent une faim dévorante. Le vin ruisselle sur le marbre, ou bien est reçu dans un large bassin d'où s'exhale l'odeur du falerne ; car, tel qu'un long serpent tombé dans un tonneau, elle boit et vomit. Aussi l'époux, le coeur affadi, ferme les yeux et retient à peine sa bile prête à s'échapper.
Plus intolérable encore, cette autre n'est pas plus tôt à table qu'elle exalte Virgile et justifie le désespoir de Didon. Faisant le parallèle des poètes, elle met dans la balance d'un côté l'Enéide, et de l'autre l'Iliade. Le grammairien rend les armes, le rhéteur s'avoue vaincu, chacun se tait : c'est en vain que l'avocat, le crieur, et même une autre femme, voudraient se faire entendre, tant est grand le cliquetis de ses paroles ! on dirait un carillon de clochettes et de cymbales. Qu'on ne fatigue plus l'airain sonore ; elle suffira désormais pour secourir la lune éclipsée.
Dans les goûts les plus honnêtes, il est encore un terme où l'on doit s'arrêter. Femmes qui ambitionnez sans mesure les honneurs de l'éloquence et du savoir, imitez donc les hommes en toutes choses : portez une tunique retroussée ; allez immoler un porc à Sylvain, et vous baigner pour un quart d'as. Pour toi, prie les dieux que la matrone qui partage ton lit n'affecte point, en parlant, l'élégance du style ; qu'elle ne cherche point sans cesse, dans son langage travaillé, à décocher le savant enthymème ; qu'elle ne soit pas si profondément versée dans l'histoire, et qu'elle ne comprenne pas tout ce qu'elle lit. Je hais cette femme qui sait son Palémon par coeur et qui craindrait de violer les lois de la grammaire, ou qui, dans son zèle pour la vieille littérature, me récite de méchants vers depuis longtemps oubliés : elle ne pardonne pas à une amie de campagne des fautes que l'on excuserait dans un homme. Pour moi, je veux qu'un mari puisse faire impunément un solécisme.
Elles se croient tout permis et ne connaissent plus rien de douteux, dès qu'elles ont chargé leur cou d'émeraudes, et que d'énormes pendants ont allongé leurs oreilles. Il n'est rien de plus insupportable qu'une femme riche. Qui ne rirait en voyant son visage hideusement empâté, exhalant l'odeur des essences employées autrefois par Poppée et graissé de pommades où vont se coller les lèvres du mari ! Mais a-t-elle un rendez-vous : elle se lavera le visage. Au logis, elle est toujours assez belle ! C'est pour son amant qu'elle réserve le nard odoriférant ; c'est pour lui qu'elle achètera tous les parfums de l'Inde. Enfin, elle se découvre la figure : elle lève le premier appareil : on commence à la reconnaître, elle s'étuve ensuite avec un lait pour lequel elle traînerait à sa suite un troupeau d'ânesses, si on l'exilait sous le pôle du nord. Je demanderais volontiers, en voyant une face couverte de tant de préparations et enduite d'un cataplasme si épais : est-ce un visage ? est-ce un ulcère ?
Voyons, la chose en vaut la peine, ce qui les occupe dans le cours de la journée. Si l'époux a dormi toute la nuit, tournant le dos à son épouse, malheur à l'intendante ou à la coiffeuse ! il lui faudra dépouiller sa tunique. Le Liburnien est accusé de s'être trop fait attendre, et il est châtié du sommeil de son maître. Déjà les bâtons volent en éclats ; le sang coule dans la maison sous les fouets et les lanières. Quelques-unes gagent des bourreaux à l'année. On frappe ; elle se peint le visage, donne audience à ses amis, ou considère l'or et le dessin d'une robe nouvelle. On continue de frapper ; elle parcourt les articles d'un long journal ; on frapperait toujours, mais les forces manquent aux exécuteurs, il faut se contenter de cette justice : «Sors, malheureux, sors d'ici !» s'écrie-t-elle d'une voix de tonnerre.
Séjour non moins cruel que le palais des tyrans de Sicile ! En effet, lui tarde-t-il de se montrer plus parée que de coutume ; est-elle attendue dans nos jardins, ou plutôt dans le temple de la complaisante Isis une malheureuse Psecas, les cheveux épars, le sein découvert, se hâte de la friser. - Pourquoi cette boucle inégale ? Aussitôt un nerf de boeuf punit une si coupable impéritie. Qu'a fait la pauvre fille ? est-ce sa faute si ton nez te déplaît ? Une autre vient peigner le côté gauche et rouler les cheveux en anneaux élégants. Bientôt est appelée au conseil une vieille émérite, qui passa du peigne à la quenouille. Quand elle a donné son avis, les subalternes opinent à leur tour, chacune selon son âge et ses talents ; on dirait qu'il s'agit de la vie ou de l'honneur : tant des femmes sont tourmentées du désir de paraître belles ! L'édifice de sa chevelure a tant d'étages et de compartiments qu'en face on dirait Andromaque ; par derrière, elle décroît ce n'est plus la même femme. Que sera-ce si la nature ne lui donna qu'une petite taille ; si, sans cothurnes, elle ne paraît pas plus haute qu'un pygmée ; si, pour recevoir un baiser, elle est contrainte de se dresser sur la pointe des pieds ?
Cependant, ne songeant ni à son ménage ni à son époux, elle vit avec lui sur le pied de voisine : toute son intimité se réduit à tourmenter les amis et les esclaves de son mari, à le ruiner par ses folles dépenses. Vois-tu fondre chez elle la foule des prêtres de Cybèle et de Bellone ? Vois-tu cet eunuque à la taille gigantesque, que révèrent ses obscènes acolytes ? Depuis longtemps, il s'est privé des signes de la virilité, mais la cohorte enrouée des prêtres subalternes et leurs tambours plébéiens lui cèdent l'honneur du pas et de la tiare phrygienne. D'une voix emphatique : «Redoutez, s'écrie-t-il, les approches de septembre et le vent du midi, si vous n'expiez vos fautes par une offrande de cent oeufs, si vous ne me donnez vos robes couleur feuille-morte, afin de détourner sur elles les malignes influences qui vous menacent dans le cours de l'année !» Au plus fort de l'hiver elle ira, dès le point du jour, briser la glace du Tibre et se plonger superstitieusement dans les eaux du fleuve : nue et tremblante, elle se traînera sur ses genoux ensanglantés autour du champ de Tarquin le Superbe. Si le prêtre lui dit : «Partez, la blanche Io l'ordonne», elle ira jusqu'aux confins de l'Egypte puiser dans l'île de Méroé les eaux chaudes dont elle arrosera le sanctuaire d'Isis, voisin de l'antique demeure du pâtre Romulus. Elle croit, n'en doutez pas, avoir entendu la voix de la déesse. Voilà les êtres privilégiés avec qui les dieux s'entretiennent pendant la nuit ! C'est par de tels prestiges que s'établissent l'influence et le pouvoir de ce pontife menteur, toujours escorté de son troupeau de prêtres à la tête rasée et au vêtement de lin ; de ce vagabond, de ce nouvel Anubis, se moquant des lamentations d'un peuple crédule. Il intercède encore pour celles qui ne surent pas résister aux désirs de leurs époux pendant les jours de continence et de fêtes solennelles. En violant cette loi, elles ont mérité, à l'entendre, un châtiment rigoureux : on a vu le serpent d'argent remuer la tête. Mais le ministre, grâce à ses larmes feintes et à ses formules étudiées, apaise enfin la colère d'Osiris, si toutefois on a eu soin de gagner ce dieu facile par l'offrande d'une oie grasse et d'un gâteau.
A cet imposteur succède une Juive qui vient de quitter sa corbeille et son foin. Tremblante, elle s'approche et mendie à l'oreille ; c'est néanmoins l'interprète des lois de Solyme, la grande prêtresse de la forêt d'Aricie, en un mot, la fidèle messagère des célestes décrets. On la paie, mais peu généreusement, car les Juifs vendent leurs visions à bon marché. Un aruspice de Comagène ou d'Arménie, après avoir consulté le poumon d'une colombe palpitante, promet un jeune amant, ou l'immense héritage d'un vieillard sans enfants. Il interroge les entrailles d'un poulet, d'un chien, quelquefois d'un enfant, et il accuse ensuite de ce crime la superstitieuse qui l'a consulté.
Les Chaldéens leur inspirent encore plus de confiance : tout ce qu'ils prédisent leur semble émané du temple de Jupiter Am-mon, puisque Delphes ne rend plus d'oracles, et que l'ignorance de l'avenir est le châtiment de l'humaine perversité. Au reste, le plus fameux parmi tous ces imposteurs, c'est le plus souvent l'exilé, c'est celui qui, par ses manoeuvres et ses prédictions vénales, désigna à la vengeance d'Othon un citoyen illustre. A-t-il été chargé de fers et longtemps resserré dans les prisons d'un camp, la crédulité n'a plus de bornes. S'il n'a jamais été condamné, c'est un homme ordinaire. Mais s'il a vu la mort de près, s'il a obtenu comme une faveur d'être seulement relégué aux Cyclades, s'il est à peine échappé des rochers de l'étroite Sériphe, on se l'arrache. Alors ton épouse, nouvelle Tanaquil, consulte ce grand homme sur la jaunisse de sa mère et son trépas trop lent, après l'avoir toutefois interrogé sur toi-même. Verra-t-elle bientôt les funérailles de ses oncles et de ses soeurs ? son amant lui survivra-t-il ? quelle faveur plus signalée peut-elle espérer de la bonté des dieux ? Cette femme ignore du moins ce que l'astre de Saturne présage de sinistre, dans quelle conjonction Vénus est favorable, quels sont les mois heureux ou malheureux. Souviens-toi d'éviter jusqu'à la rencontre de celle à qui tu verras des éphémérides plus luisantes que l'ambre, celle qui ne consulte plus et que l'on consulte déjà, qui refuserait d'accompagner son époux dans les champs ou à la ville, dès que les nombres de Thrasylle s'y opposent. Veut-elle seulement se faire porter à un mille, il faut que son livre fixe l'instant du départ. Sent-elle quelque démangeaison à l'oeil qu'elle a frotté, point de remède avant d'avoir consulté son grimoire. Malade au lit, elle ne prendra de nourriture qu'aux heures marquées dans son Pétosiris.
Les femmes d'un état médiocre consultent l'avenir en parcourant le Cirque ; elles offrent leurs mains et leur visage à ces devins subalternes dont la voix flatteuse invite les passants. Les femmes riches interrogent l'augure qu'elles appellent à grands frais du fond de l'Inde et de la Phrygie, ou bien ces vieillards habiles, chargés de purifier les lieux publics que la foudre a frappés. C'est au milieu du Cirque, sur les remparts de Tarquin, que les devins populaires rendent leurs oracles ; c'est là, auprès des tours de bois et des colonnes terminées en dauphin, que la plébéienne, qui n'a jamais étalé l'or sur son cou, vient apprendre d'eux si elle ne doit pas quitter le cabaretier pour épouser le fripier.
Celles-là du moins se résignent aux risques de l'enfantement et aux pénibles fonctions de nourrice ; la pauvreté les y contraint. Mais nos matrones, sur leur couche dorée, ne connaissent guère cea ennuis de la maternité : tant sont puissants l'art et les breuvages de ces mercenaires qui savent rendre stérile un sein fécond, ou détruire l'humanité dans son germe ! N'importe ! félicite-toi, malheureux : quelle que soit la potion, présente-la toi-même ; car, si ton épouse consentait à charger ses flancs élargis du fruit tressaillant de sa fécondité, tu serais peut-être le père d'un Ethiopien : malgré sa couleur, il n'en faudrait pas moins l'inscrire sur ton testa-ment, lui dont tous les matins tu aurais fui la rencontre.
Passons sous silence les enfants supposés, recueillis sur les bords de l'infâme Vélabre, pour tromper les voeux et la joie d'un mari : un jour cependant ils seront admis au rang des prêtres Saliens, et porteront le nom usurpé de Scaurus. La maligne Fortune veille pendant la nuit sur ces enfants délaissés ; elle leur sourit, les réchauffe dans son sein, et introduit au palais des grands ces acteurs mystérieux réservés pour son théâtre : elle leur prodigue son amour et ses caresses ; elle les adopte, et les porte en riant au faîte des honneurs.
Une femme veut-elle troubler la tête de son époux et l'accabler impunément du dernier outrage, elle achète à l'un des formules magiques, à l'autre des philtres de Thessalie. De là le désordre de ton esprit, ces nuages qui l'obscurcissent, et ce profond oubli de tes actions les plus récentes. Passe encore, si ton délire n'égale pas la fureur de cet oncle de Néron, à qui Césonia fit avaler l'hippomane dissous d'un jeune poulain. Quelle femme craindrait d'imiter l'épouse de César? L'empire, en proie à un vaste incendie, semblait près de s'écrouler, comme si Junon eût bouleversé la tête de son sublime époux. Le champignon d'Agrippine fut moins fatal, puisqu'il ne fit que précipiter dans le ciel un vieillard imbécile, dont la tête tremblait et dont les lèvres distillaient une salive continuelle. Mais cet épouvantable breuvage appelle le fer, le feu, les supplices : chevaliers, sénateurs, il livre tout aux bourreaux. Que de maux produits par l'hippomane et par une seule empoisonneuse !
Elles détestent les enfants d'une concubine ; qui oserait les en blâmer ? on leur pardonne presque de tuer les enfants d'une autre épouse. Riches pupilles, veillez sur vos jours ; méfiez-vous des tables où l'on vous fait asseoir ; les mets les plus succulents y sont empoisonnés par une main parricide. Ne goûtez pas les premiers à ce qui vous est présenté par une mère, et que votre gouverneur fasse en tremblant l'essai de votre coupe.
J'invente peut-être ces atrocités, et, chaussant le cothurne, oubliant les lois de la satire, je viens peindre avec de tragiques couleurs d'horribles fictions, inconnues aux montagnes des Rutules et au ciel du Latium. Plût aux dieux ! mais écoutez Pontia : - Je l'ai fait, je l'avoue ; moi-même je préparai le poison ; on me surprit, et j'achevai. - Tes deux enfants, détestable vipère, tes deux enfants à la fois ? - Sept, si j'eusse été la mère de sept ! - Croyons désormais tout ce que les tragiques nous ont transmis des Médées et des Procnés ; je n'oppose plus rien : et encore leurs crimes, tout exécrables qu'ils sont, ne furent pas commis pour un vil intérêt. Les grands forfaits des femmes doivent moins nous révolter, quand elles y sont poussées par la colère. Une femme en fureur, c'est un rocher qui, tout à coup, perdant son point d'appui, fond et se précipite du haut de la montagne au sommet de laquelle il était suspendu. Celle-là m'inspire bien plus d'horreur, qui calcule le produit d'un grand crime et l'exécute de sang-froid. Elles contemplent le dévouement d'Alceste mourant pour son époux ; qu'il s'offre une pareille alternative, elles sacrifieront un mari pour sauver un chien. Tu rencontreras à chaque pas des Danaïdes et des Eriphyles. Demain, au lever de l'aurore, chaque quartier aura sa Clytemnestre. Toute la différence, c'est que la fille de Tyndare, furieuse, éperdue, agitait des deux mains la hache meurtrière ; nos concitoyennes, avec le poumon d'une grenouille, terminent sourdement l'affaire. Ce n'est pas que le poignard ne vînt à l'aide du poison, si leurs prudents Agamemnons s'étaient prémunis d'antidote, à l'exemple de ce roi du Pont, vaincu dans trois batailles.
Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)