Satire VIII - Les nobles
Qu'importent les généalogies ? Que sert, ô Ponticus ! de pouvoir vanter une antique origine, de montrer les portraits de ses ancêtres, les Emiliens sur leurs chars de triomphe, les Curius déjà mutilés, Corvinus sans épaule, Galba sans nez et sans oreilles ? A quoi bon étaler pompeusement les bustes enfumés des dictateurs et des maîtres de la cavalerie dont on descend, si l'on vit sans honneur en présence des Lépides ? A quoi bon les images de tant d'illustres guerriers, si l'on passe les nuits au jeu en face du vainqueur de Numance ; si l'on ne se couche qu'au lever de l'aurore, au moment où ces généraux, saisissant leurs aigles, marchaient à l'ennemi ? De quel droit donc un Fabius se glorifierait-il du surnom d'Allobroge et de l'autel d'Hercule qui couvrit son berceau, s'il est ambitieux, vain et plus mou qu'une brebis d'Altinum ; si ses membres épilés par la pierre de Sicile insultent à l'austérité de ses aïeux ; si la statue de cet empoisonneur, qu'il faudrait briser, souille les images de sa race malheureuse ? En vain d'anciennes effigies décorent vos portiques ; la vraie noblesse, c'est la vertu.
Sois Paulus, Drusus ou Cossus par tes moeurs ; préfère-les aux images de tes pères : élevé au consulat, que leur renommée précéde tes faisceaux. Tu dois compte, avant tout, des qualités de ton âme ! As-tu mérité par tes actions et tes discours le titre d'homme vertueux, d'incorruptible ami de la justice : je reconnais en toi un grand de l'Etat. Salut, Gétulicus, Silanus, noble sang des races les plus fameuses ! tu es pour ton heureuse patrie un citoyen illustre et rare. A ton aspect, je fais éclater les mêmes transports que l'Egyptien quand il a trouvé son Osiris. Mais j'appellerais noble un indigne rejeton qui n'a d'autre mérite qu'un nom trop éclatant ! Quelque-fois nous disons d'un nain : c'est un Atlas ; d'un Ethiopien : c'est un cygne, et d'une fille petite et contrefaite : c'est une Europe. De misérables chiens languissants, décharnés , et réduits à lécher les bords d'une vieille lampe, reçoivent le nom de lion, de tigre, de léopard, ou d'un autre animal plus formidable, s'il en est dans l'univers. Tremble d'être appelé au même titre Créticus ou Camérinus.
A qui s'adressent ces leçons ? A toi, Rubellius Blandus. Tu t'enorgueillis du sang des Drusus, qui coule dans tes veines, comme si tu avais fait quelque chose pour mériter ta noblesse, pour devoir le jour à une descendante d'Iule plutôt qu'à la ville mercenaire qui fabrique la toile sur le rempart de Tarquin. Vous autres, dis-tu, vous n'êtes qu'une obscure et vile populace ; aucun de vous ne pourrait me nommer la patrie de son père : moi, je descends de Cécrops. Je t'en félicite ; jouis longtemps de ce beau privilège ! C'est néanmoins au sein de cette populace que tu trouveras l'orateur éloquent, le défenseur des droits de la noblesse ignorante ; c'est du sang le plus abject à tes yeux que tu verras sortir le jurisconsulte habile à interpréter les lois, à en démêler les noeuds, à en expliquer les énigmes. Nos jeunes plébéiens volent aux rives de l'Euphrate, ou vont se presser autour des aigles qui veillent sur le Batave vaincu. Mais toi, tu n'es rien que le descendant de Cécrops, aussi inutile que le buste d'Hermès : la seule différence, c'est qu'il est de marbre, et que tu respires.
Dis-moi, orgueilleux descendant d'Enée, parmi les animaux, les plus vigoureux ne sont-ils pas les plus nobles ? Nous estimons le coursier pour sa vitesse, lorsqu'il sait remporter la palme sans effort, et que le Cirque retentit des applaudissements prodigués à sa victoire. Quelque pâturage qui l'ait nourri, il est noble, si, devançant ses rivaux, il fait voler sur l'arène le premier tourbillon de poussière. Mais, si la Victoire s'assied rarement sur le timon du char, la postérité de Corythe et d'Hirpin est envoyée au marché. Là on ne tient aucun compte des aïeux et des ombres illustres. Le coursier paresseux passe à vil prix sous le joug d'un nouveau maître ; son cou décharné traîne un chariot, ou fait tourner la meule de Népos. Si tu veux donc jouir d'une estime personnelle, Rubellius, montre-moi des vertus que je puisse inscrire à la suite des titres dont nous honorons, dont nous avons toujours honoré ceux à qui tu dois tout.
Mais laissons là ce jeune homme superbe, tout fier d'être le parent de Néron. Ces favoris de la fortune ont rarement le sens commun. Pour toi, Ponticus, j'aurais regret de te voir jouir de la gloire de tes ancêtres, et ne point travailler à t'illustrer toi-même. Qu'il est triste de n'avoir pour appui qu'un mérite étranger ! Supprimez les colonnes, l'édifice s'écroule. La vigne, privée de l'ormeau qu'elle embrassait, regrette bientôt son soutien.
Sois brave soldat, tuteur fidèle, arbitre intègre. Si l'on t'appelle en témoignage sur un fait incertain ou douteux, quand Phalaris t'ordonnerait un parjure en présence de son taureau brûlant, regarde comme un grand crime de préférer l'existence à l'honneur, et de renoncer, pour la vie, aux vertus qui nous rendent dignes de vivre. Quiconque a mérité la mort n'existe déjà plus, dévorât-il à chaque repas cent huîtres du Lucrin, fût-il trempé de tous les parfums de Cosmus.
Lorsque enfin, après une longue attente, le gouvernement d'une province viendra combler tes désirs, mets un frein à ta colère, des bornes à ta cupidité, compatis à la misère de nos alliés. Tu verras des fantômes de rois, dont nos protecteurs ont sucé la substance jusqu'aux os. Considère ce que les lois prescrivent, ce qu'ordonne le sénat ; songe aux récompenses qui attendent les gens de bien, aux foudres terribles qui frappèrent Numitor et Capiton, ces pirates des pirates de Cilicie. Mais à quoi bon les punir, puisque Pansa ravit ce que Natta avait épargné ? Pauvre Chérippe, cherche un crieur, vends tes haillons, et tais-toi. Après avoir tout perdu, il y aurait de la folie à perdre encore les frais du voyage. Autrefois le fléau de la rapine tourmentait moins nos alliés, riches et florissants, quoique nouvellement conquis.Leurs maisons regorgeaient d'or ; on y voyait la chlamyde de Sparte et la pourpre de Cos ; l'ivoire sculpté par Phidias ou Polyclète y respirait parmi les chefs-d'oeuvre de Parrhasius et de Myron ; les vases de Mentor ornaient presque toutes les tables : de là les sacrilèges de Dolabella, d'Antoine et de Verrès, dont les vaisseaux rapportaient furtivement les dépouilles de ces infortunés, plus complètement vaincus dans la paix que dans la guerre. Que leur ravir aujourd'hui ? Des champs dévastés, quelques paires de boeufs, quelques cavales, le chef d'un troupeau ; ou bien encore les images de leurs dieux lares, si le travail en est remarquable, et s'il en est échappé une seule à l'avidité des préteurs : voilà ce qu'ils ont de plus précieux, voilà leur unique trésor. Tu méprises peut-être le lâche Rhodien, le Corinthien parfumé ; tu le peux, sans doute ; que craindre en effet de ces nations efféminées ? Mais ne va pas attaquer le farouche Espagnol, ou le Gaulois et l'Illyrien, endurcis par leur climat. Respecte aussi ces infatigables moissonneurs qui nourrissent notre ville unique-ment occupée de jeux et de spectacles. Si tu étais avide et cruel, quel en serait le fruit ? Aujourd'hui, que piller en Afrique ? Marius t'a prévenu. Garde-toi surtout de réduire au désespoir des hommes vaillants et malheureux : quand tu leur ravirais le peu d'or et d'argent qui leur reste, tu leur laisserais encore des boucliers, du fer, des casques et des flèches. Il reste des armes à ceux qu'on a dépouillés.
Ce ne sont pas là de vaines paroles : ce sont, crois-moi, des oracles aussi sûrs que ceux de la Sibylle. Si tu sais t'entourer d'hommes vertueux ; si tu ne permets pas que la justice soit vendue par quelque jeune favori ; si ton épouse est irréprochable, si on ne la voit point, comme une harpie aux ongles recourbés, courir de ville en ville, de bourgade en bourgade, et s'enrichir aux dépens des malheureux, descends alors de Picus, j'y consens ; et si les noms anciens chatouillent ton oreille, place parmi tes ancêtres toute la race des Titans, et Prométhée lui-même : feuillette nos livres, et choisis tes aïeux. Mais si tu te livres aux séductions de l'ambition et de la volupté, si tu trempes tes faisceaux dans le sang de nos alliés, si tes yeux contemplent avec joie les haches émoussées de tes licteurs fatigués, alors la noblesse de tes pères dépose contre toi ; leur gloire est un flambeau qui éclaire ton ignominie. Le crime se mesure au rang du criminel. Pourquoi me vanter ta naissance, toi qu'on a vu si souvent falsifier des testaments dans les temples bâtis par tes aïeux, au pied même de la statue triomphale de ton père ; toi qui, pour assouvir dans les ténèbres tes désirs adultères, as déguisé tes traits sous la cape gauloise.
L'épais Damasippe fait voler un char rapide le long des sépulcres où reposent les cendres et les ossements de ses ancêtres. Il est consul ; et cependant lui-même, oui, lui-même, il enraye les roues de sa voiture. C'est pendant la nuit, j'en conviens ; mais la lune le voit, mais les astres le regardent. Que l'année de son consulat soit révolue, Damasippe prendra les guides en plein jour, et loin d'éviter la rencontre d'un ami respectable par son âge, il osera le saluer le premier en inclinant son fouet ; lui-même il déliera les gerbes, il donnera l'orge à ses chevaux fatigués. Immole-t-il, suivant les rites de Numa, une brebis et un taureau devant l'autel de Jupiter, il ne jure que par Epone ou telle autre divinité peinte sur les murailles des écuries. Retourne-t-il veiller au cabaret, le Syrien, voisin de la porte Iduméenne, les mains encore grasses des parfums qu'il a touchés, accourt à sa rencontre, et le salue affectueusement des noms de maître et de roi : la leste Cyane l'accompagne, un flacon à la main. Mais, dira-t-on pour l'excuser, n'en avons-nous pas fait autant dans la jeunesse ? D'accord ; l'âge mûr cependant nous a rendus plus sages : le règne des passions déshonnêtes doit être court. Bien des vices doivent tomber avec la première barbe. - Les jeunes gens ont besoin d'indulgence. - Damasippe n'a plus droit d'y prétendre, lui qui ne cesse de fréquenter les thermes, les lieux de débauche, tandis que l'Arménie, la Syrie, le Rhin, le Danube réclament la vigueur de son âge, et Néron un défenseur. Envoie-le, César, envoie-le commander à l'embouchure des fleuves ; mais fais chercher ce général au cabaret ; c'est là qu'on le trouvera assis à table avec des assassins, des voleurs, des mariniers, des esclaves fugitifs, avec des bourreaux, des faiseurs de cercueils, des prêtres de Cybèle étendus à côté de leurs cymbales muettes. Là, chacun jouit des mêmes privilèges : le lit, la table, les coupes, tout est en commun. Que ferais-tu, Ponticus, d'un pareil esclave ? Tu l'enverrais sans doute en Lucanie ou dans tes cachots de Toscane. Mais vous, fiers tyrans, vous vous pardonnez tout. Les Volèses, les Brutus se permettent ce qui déshonorerait un esclave.
Quoi ! malgré l'infamie de tels exemples, je puis en citer de plus odieux encore!Après avoir consommé ton patrimoine, Damasippe, tu vendis ta voix pour crier dans le Spectre de Catulle. Lentulus aussi, l'agile Lentulus a très bien joué le rôle de Lauréole, et certes il méritait de n'être pas crucifié seulement en effigie. Et le peuple, le peuple n'a pas droit à plus d'indulgence, lui qui a le front d'assister à leurs farces, d'écouter les inepties de Fabius, de rire des soufflets que reçoivent les Mamercus. Qu'importe le prix qu'ils mettent à leur vie ? ils la vendent sans qu'un Néron les y force ; ils la vendent au président des jeux, au préteur Celsus. S'il fallait choisir entre le glaive et les tréteaux, sans doute on affronterait plutôt la mort que de se résoudre à devenir le jaloux de Thymèle, et le collègue du stupide Corinthius. Cependant cette bassesse devrait moins nous étonner : un noble peut se faire histrion, quand un empereur se fit joueur de harpe. Il y aurait encore quelque chose de plus honteux ; ce serait qu'un noble se fît gladiateur. Eh bien ! Rome a subi cette infamie. Gracchus se montre sur l'arène, non pas comme le mirmillon, armé d'une faux, et le visage couvert d'un casque : il déteste et méprise ces déguisements. Il balance le trident ; il lance le filet. A-t-il manqué son coup, il prend la fuite, et s'offre, la tête haute, aux regards des spectateurs. C'est lui, n'en doutons pas ; croyons-en sa tunique, ses réseaux d'or et les bandelettes flottantes de sa mitre salienne. Cependant le mirmillon, forcé de le combattre, est plus sensible à cet affront qu'aux blessures les plus cruelles.
Si la liberté des suffrages était rendue au peuple, qui pourrait ne pas préférer Sénèque à Néron, à ce Néron, pour le supplice duquel il aurait fallu préparer plus d'un singe, plus d'un serpent, plus d'un sac de cuir ? Le fils d'Agamemnon commit, il est vrai, le même crime ; mais quelle différence de motif et d'intention ! Oreste, poussé par les dieux, vengeait son père égorgé au milieu d'un festin ; mais il ne se souilla ni du meurtre d'Hélène, ni du sang d'Hermione ; jamais il ne présenta à ses proches une coupe empoisonnée ; jamais il ne chanta sur un théâtre ; enfin, il n'a point retracé l'embrasement de Troie. Verginius, Vindex et Galba pouvaient-ils rien venger de plus odieux ? Qu'a-t-il fait, ce Néron, dans le cours de sa détestable tyrannie ? Voici les talents et les hauts faits de ce prince issu de tant d'aïeux : il dansait, en vil histrion, sur des théâtres étrangers, et la Grèce a vu le maître de l'univers disputer ses futiles couronnes. Va donc décorer les images de tes pères des trophées de ta voix ; dépose aux pieds de Domitius la robe de Thyeste ou d'Antigone, et le masque de Ménalippe ; suspends ta harpe au colosse d'Auguste.
Céthégus, et toi, Catilina, quelle extraction plus noble que la vôtre ? Cependant, dignes rivaux des Gaulois et des soldats de Brennus, vous avez préparé les armes et les torches qui devaient, au sein des ténèbres, anéantir nos maisons et nos temples : vous avez osé un crime que nos tribunaux pourraient punir de la robe soufrée. Mais le consul veille, et déconcerte vos projets coupables. Cet homme nouveau, cet obscur citoyen d'Arpinum, naguère encore chevalier d'une ville municipale, dispose partout des corps armés et rassure les esprits ; sa prévoyance embrasse l'Etat tout entier. Ainsi, sans quitter Rome, sans déposer la toge, il acquit plus de gloire qu'Octave près d'Actium ou dans les champs de Thessalie, lorsque le glaive de ses soldats s'abreuvait du sang romain. Sauvée par le courage de Cicéron, la patrie reconnaissante l'appela son sauveur et son père.
Un autre habitant d'Arpinum, Marius, commença chez les Volsques par labourer le champ d'un maître : il passa ensuite dans nos légions, où le centurion brisait le sarment sur sa tête, quand il travaillait trop lentement aux fortifications d'un camp. Ce Marius, néanmoins, arrête les Cimbres, soutient l'Etat chancelant, et seul protège la ville alarmée. Aussi, ces barbares massacrés, et lorsque les corbeaux purent se repaître de leurs cadavres, les plus grands qu'ils aient jamais touchés, le noble collègue du héros plébéien ne reçoit que la seconde palme.
Les âmes des Décius étaient plébéiennes, leurs noms ne furent que des noms plébéiens : ils suffirent néanmoins pour apaiser et la Terre, notre mère commune, et les dieux infernaux conjurés contre nos légions, contre nos auxiliaires, contre les Latins, nos alliés. C'est que les Décius valaient, seuls, plus que tous ceux qu'ils sauvaient.
Né d'un esclave, le dernier de nos bons rois mérita la trabée, le diadème et les faisceaux de Romulus. Les fils du consul, au contraire, traîtres à leur patrie, ouvrent les barrières de Rome aux tyrans qu'on en avait chassés ; eux, qui devaient plutôt à la liberté chancelante des actions capables d'étonner les Mucius, les Coclès, et cette vierge, qui franchit à la nage le Tibre, limite de l'empire. Un esclave, digne des larmes de nos Romaines, dénonce au Sénat cette coupable trame ; et les fils de Brutus, battus de verges, tombent les premiers sous la hache de la liberté.
J'aime mieux te voir fils de Thersite, si tu as d'ailleurs le courage d'Achille, et si tu peux te couvrir comme lui de l'armure fabriquée par Vulcain, que de te voir, fils d'Achille, ressembler à Thersite. Quand tu daterais ton origine de la fondation de Rome, tu n'en sors pas moins d'un asile infâme. Le premier de tes aïeux, quel qu'il soit, ne fut qu'un pâtre, ou... ce que je ne veux pas dire.
Traduction de Jean Dusaulx (1770) et illustrations de Louis Moreau (1929)