Chantez, chantez deux fois : Io Paean !, la proie que je poursuivais est tombée dans mes filets. Que l'amant joyeux couronne mon front d'un vert laurier, et m'élève au-dessus du vieillard d'Ascra et de l'aveugle de Méonie. Tel le fils de Priam, fuyant à toutes voiles la belliqueuse Amyclée, entraînait l'épouse de son hôte ; tel aussi, ô Hippodamie, Pélops, sur son char vainqueur, t'emmenait loin de ta patrie.

Jeune homme, pourquoi te hâtes-tu si fort ? ta nef vogue en pleine mer, et le port où je te conduis est loin encore. Ce n'est pas assez que mes vers aient mis ton amante dans tes bras : mon art t'apprit à la vaincre ; mon art doit aussi t'apprendre à conserver son amour. S'il est glorieux de faire des conquêtes, il ne l'est pas moins de les garder : l'un est souvent l'ouvrage du hasard, l'autre est un effet de l'art.

Reine de Cythère, et toi, son fils, si jamais vous me fûtes favorables, c'est aujourd'hui surtout que je vous invoque ! Et toi aussi, divine Erato, car tu dois ton nom à l'Amour. Je médite une grande entreprise : je dirai par quel art on peut fixer l'Amour, cet enfant volage, sans cesse errant dans le vaste univers. Il est léger : il a deux ailes pour s'envoler. Comment arrêter son essor ?

Minos n'avait rien négligé pour s'opposer à la fuite de son hôte ; mais celui-ci osa, avec des ailes, se frayer une route. Quand Dédale eut renfermé le monstre moitié homme et moitié taureau, fruit des amours d'une mère criminelle : «O toi qui es si juste, dit-il à Minos, mets un terme à mon exil : que ma terre natale reçoive mes cendres ! En butte à la rigueur des destins, si je n'ai pu vivre dans ma patrie, que je puisse du moins y mourir ! Permets à mon fils d'y retourner, si son père ne peut trouver grâce devant toi ; ou, si tu es inexorable pour l'enfant, prends pitié du vieillard !» Ainsi parla Dédale ; mais en vain il essayait, par ce discours et beaucoup d'autres, d'émouvoir Minos ; celui-ci restait inflexible. Convaincu de l'inutilité de ses prières : «Voilà, se dit-il à lui-même, une occasion pour moi d'exercer mon génie. Minos règne sur la terre, règne sur les flots ; ces deux éléments se refusent à ma fuite. L'air me reste ; c'est par là qu'il faut m'ouvrir un chemin. Puissant Jupiter ! excuse mon entreprise. Je ne prétends point m'élever jusqu'aux célestes demeures ; mais je profite de l'unique voie qui me reste pour fuir mon tyran. Si le Styx m'offrait un passage, je traverserais les eaux du Styx. Qu'il me soit donc permis de changer les lois de ma nature».

Souvent le malheur éveille l'industrie. Qui jamais eût pensé qu'un homme pût voyager dans les airs ? Dédale cependant se fabrique des ailes avec des plumes artistement disposées, et attache son léger ouvrage avec des fils de lin ; la cire amollie au feu en garnit l'extrémité inférieure. Enfin, ce chef-d'oeuvre d'un art jusqu'alors inconnu était terminé. Le jeune Icare maniait, joyeux, et les plumes et la cire, sans se douter que cet appareil dût armer ses épaules pour la fuite. «Voilà, lui dit son père, le navire qui nous ramènera dans notre patrie ; c'est par lui que nous échapperons à Minos. Si Minos nous a fermé tous les chemins, il n'a pu nous interdire celui de l'air. Profite donc de mon invention pour fendre les plaines de l'air. Mais garde-toi d'approcher de la vierge de Tégée, ou d'Orion qui, armé d'un glaive, accompagne le Bouvier. Mesure ton vol sur le mien ; je te précéderai ; contente-toi de me suivre : guidé par moi, tu seras en sûreté. Car si, dans notre course aérienne, nous nous élevions trop près du soleil, la cire de nos ailes n'en pourrait supporter la chaleur ; si, par un vol trop humble, nous descendions trop près de la mer, nos ailes imprégnées de l'humidité des eaux perdraient leur mobilité. Vole entre ces deux écueils. Redoute aussi les vents, ô mon fils ! suis leur direction, et livre-toi à leur souffle officieux». Après ces instructions, Dédale ajuste les ailes de son fils, et lui apprend à les faire mouvoir : ainsi les oiseaux débiles apprennent de leur mère à voler. Il adapte ensuite à ses épaules ses propres ailes, et se balance timidement dans la route nouvelle qu'il s'est ouverte. Avant de prendre son vol, il donne à son jeune fils un baiser, et ses yeux ne peuvent retenir ses larmes paternelles.

Non loin de là s'élevait une colline, moins haute qu'une montagne, mais qui pourtant dominait la plaine. C'est de là qu'ils s'élancent pour leur fuite périlleuse. Dédale, en agitant ses ailes, a les yeux fixés sur celles de son fils, sans ralentir toutefois sa course aérienne. D'abord la nouveauté de ce voyage les enchante ; et bientôt, bannissant toute crainte, l'audacieux Icare prend un essor plus hardi. Un pêcheur les aperçut tandis qu'il cherchait à prendre les poissons à l'aide de son roseau flexible, et la ligne s'échappa de ses mains. Déjà, ils ont laissé sur la gauche Samos, et Naxos, et Paros, et Délos chère à Phébus ; ils ont à leur droite Lébynthe, Calymne ombragée de forêts, et Astypalée environnée d'étangs poissonneux, lorsque le jeune Icare, emporté par la témérité, trop commune, hélas ! à son âge, s'éleva plus haut vers le ciel, et abandonna son guide. Les liens de ses ailes se relâchent ; la cire se fond aux approches du soleil, et ses bras qu'il remue n'ont plus de prise sur l'air trop subtil. Alors, du haut des cieux, il regarde la mer avec épouvante, et l'effroi voile ses yeux d'épaisses ténèbres. La cire était fondue. En vain il agite ses bras dépouillés ; tremblant et n'ayant plus rien pour se soutenir, il tombe ; et dans sa chute : «O mon père ! ô mon père ! s'écrie-t-il, je suis entraîné». Les flots azurés lui ferment la bouche. Cependant son malheureux père (hélas ! il avait cessé de l'être) : «Icare ! mon fils ! lui crie-t-il, où es-tu ? vers quel point du ciel diriges-tu ton vol ? Icare !» Il l'appelait encore, quand il aperçut des plumes flottant sur les ondes. La terre reçut les restes d'Icare, et la mer garde son nom.

Minos ne put empêcher un mortel de fuir avec des ailes ; et moi j'entreprends de fixer un dieu plus léger que l'oiseau.

C'est une erreur grossière que d'avoir recours à l'art des sorcières thessaliennes, ou de faire usage de l'hippomane arraché du front d'un jeune poulain. Les herbes de Médée, les chants magiques des Marses ne pourraient faire naître l'amour. Si les enchantements avaient ce pouvoir, Médée eût captivé pour toujours le fils d'Eson, Ulysse eût été retenu par Circé. Il est donc inutile de faire boire aux jeunes filles des philtres amoureux : les philtres troublent la raison et n'engendrent que la fureur. Loin de toi ces coupables artifices ! Sois aimable, et tu seras aimé. La beauté du visage, l'élégance de la taille ne te suffiront point pour cela. Fusses-tu Nirée, jadis tant vanté par Homère, fusses-tu le tendre Hylas, enlevé par les coupables Naïades ; pour fixer ta maîtresse, et pour n'être pas surpris un jour d'être quitté par elle, joins les dons de l'esprit aux avantages du corps. La beauté est un bien périssable ; avec les années, elle ne cesse de décroître ; elle s'altère par sa durée même. Les violettes et les lis épanouis ne fleurissent pas toujours ; et la rose une fois tombée, sa tige dépouillée n'a plus que des épines. Ainsi, bel adolescent, bientôt blanchiront tes cheveux ; ainsi les rides viendront sillonner ton visage. Pour relever ta beauté, forme-toi un esprit à l'épreuve du temps : c'est le seul bien qui nous accompagne jusqu'au tombeau. Donne un soin assidu à la culture des beaux arts, à l'étude des deux langues.

Ulysse n'était point beau, mais il était éloquent ; et deux déesses éprouvèrent pour lui les tourments de l'amour. Que de fois Calypso gémit de le voir hâter son départ, et prétendit que les flots ne permettaient pas de mettre à la voile ! Sans cesse elle lui redemandait l'histoire de la chute de Troie, qu'il redisait sans cesse sous une forme nouvelle. Un jour, ils étaient arrêtés sur le rivage ; la belle Nymphe voulait qu'il lui racontât la fin cruelle du roi de Thrace. Ulysse, avec une baguette légère qu'il tenait par hasard à la main, lui en traçait l'image sur le sable. «Voici Troie, lui dit-il (et il en figurait les remparts). Ici coule le Simoïs. Supposez que voici mon camp. Plus loin est une plaine (il la représentait) qu'ensanglanta le meurtre de ce Dolon qui, pendant la nuit, voulait ravir les chevaux d'Achille. Là, s'élevaient les pentes de Rhésus, roi de Thrace ; c'est par ici que je revins avec les chevaux enlevés à ce prince». Il continuait sa description, lorsque tout à coup une vague vint effacer Pergame, et Rhésus et son camp. Alors la déesse : «Osez donc, lui dit-elle, osez vous fier à ces flots qui viennent, sous vos yeux, d'effacer de si grands noms !»

Qui que tu sois, n'aie qu'une faible confiance dans les charmes trompeurs de la beauté : ajoute d'autres avantages à ces mérites du corps. Ce qui gagne surtout les coeurs, c'est une adroite complaisance. La rudesse et les paroles acerbes n'engendrent que la haine. Nous détestons l'épervier qui passe sa vie dans les combats, et le loup toujours prêt à fondre sur les troupeaux timides. Mais l'homme ne tend point de pièges à la douce hirondelle, et laisse la colombe habiter en paix les tours qu'il a bâties. Loin de toi les querelles et les combats d'une langue mordante ! les paroles agréables sont l'aliment de l'amour. C'est par des querelles que la femme éloigne son mari, et le mari sa femme ; ils croient, en agissant ainsi, se payer d'un juste retour. Permis à eux : les querelles sont la dot que les époux s'apportent mutuellement. Mais une maîtresse ne doit entendre que des paroles aimables. Ce n'est point par ordre de la loi que le même lit vous a reçus ; votre loi, à vous, c'est l'amour. N'approche de ton amie qu'avec de tendres caresses, qu'avec des paroles qui flattent son oreille, afin qu'elle se réjouisse de ta venue.

Ce n'est point aux riches que je viens enseigner l'art d'aimer : celui qui donne n'a pas besoin de mes leçons. Il a toujours assez d'esprit, s'il peut dire, quand il lui plaît : Accepte ceci. Je lui cède le pas : ses moyens de plaire sont plus puissants que les miens. Je suis le poète du pauvre, parce que, pauvre moi-même, j'ai aimé. A défaut de présents, je payais mes maîtresses en belles paroles. Le pauvre doit être circonspect dans ses amours ; le pauvre ne doit se permettre aucune invective ; il doit endurer bien des choses qu'un amant riche ne souffrirait pas. Je me souviens d'avoir, dans un moment de colère, mis en désordre la chevelure de ma maîtresse. Combien cet emportement m'enleva de beaux jours ! je ne crois pas, et je ne m'aperçus point que j'eusse déchiré sa robe ; mais elle le prétendit, et je fus obligé de la remplacer à mes frais. O vous, plus sages que votre maître, évitez ses fautes, ou craignez comme lui d'en porter la peine. Faites la guerre aux Parthes, mais soyez en paix avec votre amie ; ayez recours à l'agréable badinage et à tout ce qui peut exciter l'amour.

Si ta maîtresse se montre peu traitable et peu gracieuse pour toi, souffre-le avec patience ; et bientôt elle s'adoucira. Si l'on courbe une branche avec précaution, elle plie ; elle rompt, si l'on fait tout d'abord sur elle l'essai de toutes ses forces. En suivant avec précaution le fil de l'eau, on traversa un fleuve à la nage ; mais si l'on veut lutter contre le courant, impossible d'en venir à bout. La patience triomphe des tigres et des lions de Numidie ; le taureau s'accoutume peu à peu au joug de la charrue. Quelle femme fut jamais plus farouche qu'Atalante l'Arcadienne ? et pourtant, toute fière qu'elle était, elle se rendit enfin aux tendres soins de son amant. On dit que Milanion pleura souvent à l'ombre des forêts son malheur et les rigueurs de sa cruelle maîtresse ; que souvent, par son ordre, il porta sur ses épaules des filets trompeurs ; que souvent il perça de ses traits le sanglier menaçant. Il fut même atteint par les flèches d'Hylée ; mais d'autres flèches, hélas ! trop connues, l'avaient déjà blessé.

Je ne te prescris point de gravir, l'arc en main, comme lui, les bois escarpés du Ménale, ni de charger tes épaules de lourds filets ; je ne t'ordonne point d'offrir ta poitrine aux flèches d'un ennemi. Si tu sais être prudent, tu verras que les préceptes de mon art sont plus faciles à suivre. Ta maîtresse résiste ? eh bien ! cède ; c'est en cédant que tu triompheras. Quel que soit le rôle qu'elle t'impose, sois prêt à le remplir. Ce qu'elle blâme, blâme-le ; loue ce qu'elle loue. Ce qu'elle dit, répète-le ; nie ce qu'elle nie. Ris, si elle rit ; pleure, si elle pleure ; en un mot, compose ton visage sur le sien. Mais elle veut jouer, et déjà sa main agite les dés d'ivoire. Fais exprès de manquer le coup, et passe-lui la main. Si vous jouez aux osselets, pour lui épargner le chagrin d'une défaite, fais en sorte d'amener souvent un malencontreux ambesas. Si un échiquier est votre champ de bataille, il faut que tes pions de verre tombent sous les coups de l'ennemi.

Aie soin de tenir sur elle son ombrelle déployée ; de lui frayer un passage, si elle se trouve engagée dans la foule ; empresse-toi d'approcher le marchepied pour l'aider à monter sur son lit ; ôte ou mets les sandales à son pied délicat. Souvent aussi, quoique transi de froid toi-même, il te faudra réchauffer dans ton sein les mains glacées de ta maîtresse. Ne rougis point, bien qu'il y ait quelque honte, d'employer ta main, la main d'un homme libre, à lui tenir le miroir. Ce demi-dieu, vainqueur des monstres suscités contre lui par une marâtre dont il lassa la haine ; ce héros digne d'être admis dans l'Olympe qu'il avait soutenu sur ses épaules, Hercule, confondu parmi les vierges d'Ionie, tenait, dit-on, leurs corbeilles et filait avec elles des laines grossières. Quoi ! le héros de Tirynthe obéit aux ordres de sa maîtresse ; et toi, tu hésiterais à souffrir ce qu'il a souffert !

Si ta belle te donne un rendez-vous au Forum, tâche de t'y trouver avant l'heure prescrite et ne te retire que fort tard. Si elle t'ordonne de te trouver en quelque autre endroit, quitte tout pour y courir : la foule même ne doit pas ralentir ta marche. Si, le soir, retournant chez elle, au sortir d'un festin, elle appelle un esclave, offre-toi aussitôt. Tu es à la campagne, et elle t'écrit : «Venez sur-le-champ». L'Amour hait la lenteur. A défaut de voiture, fais la route à pied. Rien ne doit t'arrêter, ni un temps lourd, ni l'ardente Canicule, ni la neige qui blanchit les chemins.

L'amour est une image de la guerre. Loin de lui, hommes pusillanimes ! les lâches sont incapables de défendre ses étendards. La nuit, l'hiver, les longues marches, les douleurs cruelles, les travaux les plus pénibles, il faut tout endurer dans ces camps où semble régner la mollesse. Souvent tu devras supporter la pluie que les nuages verseront sur toi ; souvent il te faudra, transi de froid, coucher sur la dure. Apollon, lorsqu'il paissait les troupeaux d'Admète, n'avait, dit-on, pour asile qu'une étroite cabane. Qui rougirait de faire ce qu'a fait Apollon ? Dépouille tout orgueil si tu aspires à un amour durable. Si tu ne peux arriver à ta maîtresse par une route sûre et facile, si sa porte bien fermée te fait obstacle, monte sur le toit et descends chez elle par cette route périlleuse, ou bien glisse-toi furtivement par une fenêtre élevée. Elle sera charmée de se savoir la cause du danger que tu as couru : ce sera pour elle un gage assuré de ton amour. Tu pouvais souvent, ô Léandre, te priver de voir ton amante ; mais tu traversais à la nage les flots, pour lui prouver ton courage.

Il ne faut pas rougir de gagner les bonnes grâces des servantes, selon leur rang, et même des simples valets. Que risques-tu à saluer chacun d'eux par son nom ? Amant ambitieux, ne crains point de serrer dans tes mains leurs mains serviles. Fais aussi (la dépense est légère) quelques petits cadeaux, selon tes moyens, au valet qui te les demande. Offres-en aussi à la suivante, dans ce jour où, trompée par le travestissement des servantes romaines, les Gaulois payèrent cette erreur de leur vie. Crois-moi, fais en sorte de mettre dans tes intérêts tout ce petit peuple ; n'oublie ni le portier, ni l'esclave qui veille à la porte de la chambre à coucher.

Je ne t'ordonne point de faire de riches présents à ta maîtresse ; offre-lui quelques bagatelles, pourvu qu'elles soient bien choisies et données à propos. Lorsque la campagne étale ses richesses, lorsque les branches d'arbres plient sous le poids des fruits, qu'un jeune esclave lui apporte de ta part une corbeille pleine de ces dons champêtres. Tu pourras dire qu'ils viennent d'une campagne voisine de la ville, bien qu'ils aient été achetés sur la Voie Sacrée. Envoie-lui ou des raisins ou de ces châtaignes qu'aimait Amaryllis ; mais les Amaryllis de nos jours aiment peu les châtaignes. Un envoi de grives ou de colombes lui prouvera que tu ne l'oublies point. Je sais qu'on achète aussi par de semblables prévenances l'espoir d'hériter d'un vieillard sans enfants. Ah ! périssent ceux qui font des présents un si coupable usage !

Dois-je te conseiller de lui envoyer aussi de tendres vers ? Hélas ! les vers ne sont guère en honneur. On en fait l'éloge, mais on veut des dons plus solides. Un Barbare même, pourvu qu'il soit riche, est sûr de plaire. Nous sommes vraiment dans l'âge d'or. C'est avec l'or qu'on obtient les plus grands honneurs ; c'est avec l'or qu'on se rend l'amour favorable. Homère lui-même, vint-il escorté des neuf Muses, s'il se présentait les mains vides, Homère serait mis à la porte. Il y a pourtant quelques femmes instruites ; mais elles sont bien rares ; les autres ne savent rien et veulent paraître savantes. Cependant tu feras, dans tes vers, l'éloge des unes et des autres. Surtout, lecteur habile, fais valoir tes vers, bons ou mauvais, par le charme du débit. Doctes ou ignorantes, peut-être qu'un poème composé en leur honneur fera près d'elles l'effet d'un petit cadeau.

Surtout, quand tu seras décidé à faire quelque chose que tu croiras utile, tâche d'amener ton amie à te prier de le faire. Si tu as promis la liberté à un de tes esclaves, c'est à elle qu'il devra s'adresser pour l'obtenir ; si tu fais grâce à un autre du châtiment et des fers qu'il a mérités, qu'elle t'ait obligation de cet acte d'indulgence auquel tu étais résolu. Tu en recueilleras l'avantage ; laisse-lui-en l'honneur. Tu n'y perdras rien, et elle se croira tout pouvoir sur toi.

Mais, si tu as à coeur de conserver l'amour de ta maîtresse, fais en sorte qu'elle te croie émerveillé de ses charmes. Est-elle revêtue de la pourpre de Tyr ? vante la pourpre de Tyr. Sa robe est-elle d'un tissu de Cos ? dis que les robes de Cos lui vont à ravir. Est-elle brillante d'or ? dis-lui qu'à tes yeux l'or a moins d'éclat que ses charmes. Si elle endosse les fourrures d'hiver, approuve ces fourrures ; si elle s'offre à tes yeux vêtue d'une légère tunique : «Vous m'enflammez», crieras-tu ; mais prie-la, d'une voix timide, de prendre garde au froid. Si ses cheveux sont séparés avec art sur son front, loue ce genre de coiffure ; s'ils sont frisés avec le fer : «La charmante frisure !» diras-tu. Admire ses bras quand elle danse, sa voix quand elle chante, et quand elle cesse, plains-toi qu'elle ait fini si tôt. Admis à partager sa couche, tu pourras adorer ce qui fait ton bonheur, et, d'une voix tremblante de plaisir, exprimer ton ravissement. Oui, fût-elle plus farouche que l'effrayante Méduse, elle deviendra douce et traitable pour son amant. Surtout sache dissimuler avec adresse et sans qu'elle puisse s'en apercevoir, et que ton visage ne démente point tes paroles. L'artifice est utile lorsqu'il se cache ; s'il se montre, la honte en est le prix ; et, par un juste châtiment, il détruit pour toujours la confiance.

Souvent, vers l'automne, lorsque l'année se montre parée de tous ses charmes, lorsque la grappe vermeille se gonfle d'un jus pourpré, lorsque nous éprouvons tour à tour un froid piquant ou une chaleur accablante, cette inconstance de la température nous jette dans la langueur. Puisse alors ta maîtresse se bien porter ! mais, si quelque indisposition la retenait au lit, si elle ressentait la maligne influence de la saison, c'est alors que doivent éclater ton amour et ton dévoûment ; c'est alors qu'il faut semer pour recueillir plus tard une ample moisson. Ne te laisse point rebuter par les soins que réclame sa triste maladie ; que tes mains lui rendent tous les services qu'elle voudra bien accepter ; qu'elle te voie pleurer ; qu'aucune répugnance n'arrête tes baisers, et que ses lèvres desséchées s'humectent de tes larmes. Fais des voeux pour sa santé ; surtout fais-les à haute voix; et, au besoin, sois toujours prêt à lui raconter des rêves d'un heureux présage. Fais venir, pour purifier son lit et sa chambre, quelque vieille femme dont les mains tremblantes porteront le soufre et les oeufs expiatoires. Son âme gardera le souvenir de toutes ces attentions. Que de gens obtiennent par de pareils moyens place dans un testament ! Mais prends garde, par des complaisances trop empressées, de te rendre importun à la malade : ta tendre sollicitude doit avoir des bornes. Ce n'est pas à toi de lui défendre les aliments ou de lui présenter un amer breuvage : laisse ce soin à ton rival.

Mais le vent auquel tu as livré tes voiles en quittant le port n'est plus celui qui te convient quand tu vogues en pleine mer. L'amour est faible à sa naissance ; il se fortifiera par l'habitude. Sache l'alimenter, et avec le temps il deviendra robuste. Ce taureau que tu redoutes aujourd'hui, tu le caressais quand il était jeune ; cet arbre à l'ombrage duquel tu reposes ne fut d'abord qu'un faible scion. Mince filet d'eau à la source, le fleuve s'augmente peu à peu, et, dans son cours, se grossit de mille ruisseaux. Tâche que ta belle s'habitue à toi ; rien n'a plus de force que l'habitude. Pour gagner son coeur, ne recule devant aucun ennui. Que sans cesse elle te voie ; qu'elle n'entende que toi. Le jour, la nuit, sois devant ses yeux. Mais, lorsque tu pourras croire avec plus de confiance qu'elle peut te regretter, alors éloigne-toi, pour que ton absence lui donne quelque inquiétude. Laisse-lui un peu de repos ; le champ qu'on laisse reposer rend avec usure la semence qu'on lui confie, et une terre aride boit avec avidité les eaux du ciel. Tant que Phyllis eut Démophoon près d'elle, elle ne l'aima que faiblement ; dès qu'il eut mis à la voile, sa passion la consuma. L'adroit Ulysse tourmenta Pénélope par son absence, et tes pleurs, ô Laodamie ! appelaient le retour de Protésilas.

Mais pour plus de sûreté, que ton éloignement ne se prolonge pas : le temps affaiblit les regrets. L'amant qu'on ne voit plus est vite oublié : un autre prend sa place. En l'absence de Ménélas, Hélène s'ennuya de sa couche solitaire et alla se réchauffer dans les bras de son hôte. Quelle sottise fut la tienne, Ménélas ! Tu pars seul, laissant sous le même toit ton épouse avec un étranger. Insensé ! c'est livrer la timide colombe à la serre du milan, c'est confier le bercail au loup dévorant ! Non, Hélène ne fut point coupable ; son ravisseur ne fut point criminel. Il fit ce que toi-même ou tout autre eussiez fait à sa place. Tu les forçais à l'adultère en leur laissant et le temps et le lieu. Ne semblais-tu pas toi-même conseiller à ta jeune épouse d'en agir ainsi ? Que fera-t-elle ? Son époux est absent ; près d'elle est un aimable étranger ; elle craint de coucher seule. Que Ménélas en pense ce qu'il voudra : Hélène, selon moi, n'est pas coupable ; elle n'a fait que profiter de la complaisance d'un mari si commode.

Mais le féroce sanglier, dans sa plus grande furie, lorsque ses défenses foudroyantes font rouler au loin les rapides limiers ; la lionne, lorsqu'elle présente sa mamelle aux petits qu'elle allaite ; la vipère que le voyageur a foulée d'un pied distrait, sont moins à craindre que la femme qui a surpris une rivale dans le lit de son époux. Sa fureur se peint sur sa figure ; le fer, la flamme, tout lui est bon ; oubliant toute retenue, elle court, pareille à la Bacchante agitée par le dieu d'Aonie. La barbare Médée vengea sur ses propres enfants le crime de Jason et la violation de la foi conjugale ; cette hirondelle que vous voyez fut aussi une mère dénaturée. Regardez ! sa poitrine est encore teinte de sang. Ainsi se rompent les unions les mieux assorties, les liens les plus solides. Un amant prudent doit craindre d'exciter ces jalouses fureurs.

Ce n'est pas que, censeur rigide, je veuille te condamner à n'avoir qu'une maîtresse : m'en préservent les dieux ! Une femme mariée peut à peine tenir un semblable engagement. Donne-toi de l'amusement, mais couvre d'un voile modeste tes tendres larcins ; il faut se garder d'en tirer vanité. Ne fais point à une femme un présent qu'une autre puisse reconnaître ; change l'heure et le lieu de vos rendez-vous, de peur qu'une d'elles ne te surprenne dans une retraite dont elle connaît le mystère. Quand tu écriras, relis avec soin tes épîtres avant de les envoyer : bien des femmes lisent dans une lettre plus qu'on ne leur dit.

Vénus blessée prend justement les armes, rend trait pour trait à l'agresseur, et lui fait éprouver à son tour le mal qu'il a causé. Tant qu'Atride se contenta de son épouse, elle fut chaste ; l'infidélité de son mari la rendit coupable. Elle avait appris que Chrysès, le laurier à la main, le front ceint de bandelettes sacrées, avait en vain redemandé sa fille. Elle avait appris, ô Briséis, l'enlèvement qui causa tes chagrins, et par quels honteux retards se prolongeait la guerre. Tout cela, cependant, elle ne l'avait su que par ouï-dire. Mais elle avait vu de ses propres yeux la fille de Priam ; elle avait vu le vainqueur, ô honte ! devenu l'esclave de sa captive. Dès lors la fille de Tyndare ouvrit à Egisthe et son coeur et son lit, et se vengea par un crime du crime de son époux.

Si, quoique bien cachés, tes amours secrets viennent à se découvrir, tout découverts qu'ils sont, ne laisse pas de nier. Ne sois pour cela ni plus soumis, ni plus flatteur que de coutume ; un tel changement est la marque d'un coeur coupable. Mais n'épargne aucun effort, et emploie toute ta vigueur aux combats de l'amour ; la paix est à ce prix ; c'est ainsi que tu pourras nier tes précédents exploits. Il en est qui te conseilleraient de prendre pour stimulants des plantes malfaisantes : la sariette, le poivre mêlé à la graine mordante de l'ortie, ou le pyrèthre jaune infusé dans du vin vieux. A mon avis, ce sont de vrais poisons. La déesse qui habite les collines ombreuses du mont Eryx ne souffre pas pour l'usage de ses plaisirs ces moyens forcés et violents. Tu pourras cependant te servir de l'oignon blanc que nous envoie la ville de Mégare, et de la plante stimulante qui croît dans nos jardins : joins-y des oeufs, du miel de l'Hymette, et ces pommes que porte le pin élancé.

Mais pourquoi, divine Erato, nous égarer dans ces détails de l'art d'Esculape ? Rentrons dans la carrière dont mon char ne doit pas sortir. Tout à l'heure je te conseillais de cacher avec soin tes infidélités ; quitte maintenant cette voie, et, si tu m'en crois, publie tes conquêtes. Garde-toi pourtant de m'accuser d'inconséquence. La nef recourbée n'obéit pas toujours au même vent ; elle court sur les flots, tantôt poussée par l'Aquilon, tantôt par l'Eurus ; le Zéphyr et le Notus enflent tour à tour ses voiles. Vois ce conducteur monté sur son char ; tantôt il laisse flotter les rênes, tantôt il retient d'une main habile ses coursiers trop ardents. Il est des amants que sert mal une timide indulgence : l'amour de leur maîtresse languit si la crainte d'une rivale ne vient le ranimer. Le bonheur souvent nous enivre, et difficilement on le supporte avec constance. Un feu léger s'éteint peu à peu faute d'aliments et disparaît sous la cendre blanchâtre qui couvre sa cime ; mais, à l'aide du soufre, sa flamme assoupie se rallume et jette une clarté nouvelle. Ainsi, lorsque le coeur languit dans une indolente torpeur, il faut, pour le réveiller, employer l'aiguillon de la jalousie. Donne des inquiétudes à ta maîtresse, et réchauffe son coeur refroidi ; qu'elle pâlisse à la preuve de ton inconstance. O quatre, ô mille et mille fois heureux, celui dont la maîtresse gémit de se voir offensée ! A peine la nouvelle de son crime, dont elle voudrait douter encore, a frappé son oreille, elle tombe ; malheureuse ! la couleur et la voix l'abandonnent. Que ne suis-je l'amant dont elle arrache les cheveux dans sa fureur ! que ne suis-je celui dont elle déchire le visage avec ses ongles, dont la vue fait couler ses larmes, qu'elle regarde d'un oeil farouche, sans lequel elle voudrait pouvoir, mais ne peut vivre ! Combien de temps, me diras-tu, dois-je la laisser en proie au désespoir ? Hâte-toi d'y mettre un terme, de peur que sa colère ne s'aigrisse en se prolongeant. Hâte-toi d'entourer de tes bras son cou si blanc et de presser sur ton sein son visage baigné de larmes. A ses pleurs donne des baisers ; à ses pleurs mêle les plaisirs de l'amour. Elle s'apaisera. C'est le seul moyen de fléchir sa colère. Lorsqu'elle se sera bien emportée, lorsque la guerre sera ouvertement déclarée entre vous, demande-lui à signer sur son lit le traité de paix ; elle s'adoucira. C'est là que, sans armes, habite la pacifique Concorde ; c'est là, crois-moi, que naquit le Pardon. Les colombes qui viennent de se battre unissent plus amoureusement leurs becs ; leur roucoulement semble plein de caresses et dit quel est leur amour.

La Nature ne fut d'abord qu'une masse confuse et sans ordre, où gisaient pêle-mêle les cieux, la terre et l'onde. Bientôt le ciel s'éleva au-dessus de la terre, la mer l'entoura d'une liquide ceinture ; et de ce chaos informe sortirent les éléments divers. La forêt se peupla de bêtes fauves, l'air d'oiseaux légers ; les poissons se cachèrent sous les eaux. Alors les hommes erraient dans les campagnes solitaires, et la force était l'unique partage de ces corps grossiers et endurcis. Ils avaient les bois pour demeure, l'herbe pour nourriture, les feuilles pour lit ; et pendant longtemps chacun vécut ignoré de son semblable. La douce volupté amollit, dit-on, ces âmes farouches, en réunissant sur la même couche l'homme et la femme. Ils n'eurent besoin d'aucun maître pour apprendre ce qu'ils avaient à faire. Vénus, sans le secours de l'art, remplit son doux office. L'oiseau a une femelle qu'il aime ; le poisson trouve au milieu des ondes une compagne pour partager ses plaisirs. La biche suit le cerf ; le serpent s'unit au serpent ; le chien s'accouple à la chienne ; la brebis et la génisse se livrent avec joie aux caresses du bélier et du taureau ; le bouc, tout immonde qu'il est, ne rebute point la chèvre lascive. La cavale, en proie aux fureurs de l'amour, franchit, pour rejoindre le cheval, et l'espace et les fleuves mêmes. Courage donc ! emploie ce puissant remède pour calmer le courroux de ta maîtresse ; seul il peut assoupir ses cuisantes douleurs, baume plus efficace que tous les sucs de Machaon. Il saura, si tu as quelques torts, te les faire pardonner.

Tel était le sujet de mes chants quand soudain Apollon m'apparut, et sous ses doigts résonnèrent les cordes d'une lyre d'or ; une branche de laurier était dans sa main ; une couronne de laurier ceignait sa tête. D'un air et d'un ton prophétiques : «Maître dans l'art folâtre d'aimer, me dit-il, hâte-toi de conduire tes disciples dans mon temple. On y lit cette inscription fameuse dans tout l'univers : Mortel, connais-toi toi-même. Celui-là seul qui se connaît suit dans ses amours les préceptes de la sagesse ; seul il sait mesurer ses entreprises à ses forces. Si la nature l'a doué d'un beau visage, qu'il sache en tirer parti ; s'il a une belle peau, qu'il se couche souvent les épaules découvertes ; s'il plaît par son langage, qu'il ne garde point un morne silence. Est-il chanteur habile ? qu'il chante ; joyeux buveur ? qu'il boive. Mais qu'il n'aille pas, orateur bavard ou poète maniaque, interrompre la conversation pour déclamer ou sa prose ou ses vers». Ainsi parla Phébus ; amants, obéissez aux oracles de Phébus. On peut, en toute confiance, croire aux paroles émanées de sa bouche divine.

Mais mon sujet m'appelle. Quiconque aimera prudemment et suivra les préceptes de mon art est sûr de vaincre et d'atteindre le but qu'il se propose. Les sillons ne rendent pas toujours avec usure la semence qu'on leur a confiée ; les vents ne secondent pas toujours le nocher dans sa course incertaine. Peu de plaisirs, beaucoup de peines ; voilà le lot des amants. Qu'ils s'attendent à de dures épreuves. L'Athos a moins de lièvres, l'Hybla moins d'abeilles, l'arbre de Pallas moins d'olives, le rivage de la mer moins de coquillages, que l'Amour n'enfante de douleurs. Les traits qu'il nous lance sont trempés dans le fiel. On te dira peut-être que ta maîtresse est sortie tandis que tu l'aperçois chez elle. N'importe, crois qu'elle est sortie et que tes yeux te trompent. Elle a promis de te recevoir la nuit, et tu trouves sa porte fermée : patience, et couche-toi sur la terre froide et humide. Peut-être même qu'une menteuse servante viendra, d'un air insolent, te dire : «Que veut cet homme qui assiège notre porte ?» Adresse alors des paroles caressantes à ce farouche émissaire, à la porte même, et dépose sur le seuil les roses qui paraient ton front. Si ta maîtresse le permet, accours ; si elle refuse de te voir, retire-toi. Un homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge. Voudrais-tu la forcer à dire : «Il n'y a pas moyen d'éviter cet importun» ? Les belles ont souvent des caprices déraisonnables. N'aie pas honte de supporter ses injures, ses coups même, ni de baiser ses pieds délicats.

Mais pourquoi m'arrêter à de si minces détails ? Occupons-nous d'objets plus importants. Je vais chanter de grandes choses. Peuple des amants, porte-moi toute ton attention. Mon entreprise est périlleuse ; mais, sans le péril, où serait le courage ? Le but que mon art se propose n'est pas d'un facile accès. Supporte sans te plaindre un rival, et ton triomphe est assuré, et tu monteras vainqueur au temple du grand Jupiter. Crois-m'en, ce ne sont point là les avis d'un simple mortel, mais des oracles aussi sûrs que ceux de Dodone : c'est le plus sublime précepte de l'art que j'enseigne. Ta maîtresse fait-elle à ton rival des signes d'intelligence ? souffre-le. Lui écrit-elle ? ne touche point à ses tablettes. Laisse-la librement aller et venir où bon lui semble. Tant de maris ont cette complaisance pour leurs épouses légitimes, surtout lorsqu'un doux sommeil vient aider à les tromper ! Pour moi, je l'avouerai, je ne puis atteindre à ce degré de perfection. Qu'y faire ? je ne suis pas à la hauteur de mon art. Quoi ! je verrais un rival faire, moi présent, des signes à ma belle, et je le souffrirais ! et je ne donnerais pas un libre cours à ma colère ! Un jour, il m'en souvient, son mari lui avait donné un baiser ; je me plaignis de ce baiser, tant l'amour est plein d'injustes exigences ! Hélas ! ce défaut m'a nui bien souvent près des femmes ! Plus habile est celui qui permet à d'autres d'aller chez sa maîtresse. Mais le mieux est de tout ignorer. Laisse-la cacher ses infidélités, de peur que l'aveu forcé de ses fautes ne lui apprenne à ne plus rougir. Jeunes amants ! gardez-vous donc de surprendre vos maîtresses ; qu'en vous trompant elles vous croient dupes de leurs belles paroles. Deux amants surpris ne s'en aiment que mieux : dès que leur sort est commun, ils persistent l'un et l'autre dans la faute qui causa leur perte.

Il est une histoire bien connue de l'Olympe entier : c'est celle de Mars et de Vénus pris en flagrant délit par les ruses de Vulcain. Mars, épris d'un fol amour pour Vénus, de terrible guerrier devint amant soumis. Vénus (quelle déesse eut jamais le coeur plus tendre ?), Vénus ne se montra ni novice ni cruelle. Que de fois, dit-on, la folâtre rit avec son amant de la démarche grotesque de son époux, de ses mains durcies par le feu et par les travaux de son art ! Qu'elle était charmante aux yeux de Mars lorsqu'elle contrefaisait le vieux forgeron ! combien ses grâces piquantes relevaient encore sa beauté ! Ils eurent soin d'abord de cacher leur commerce amoureux sous le voile d'un profond mystère, et leur passion coupable fut pleine de réserve et de pudeur. Mais le Soleil (rien n'échappe à ses regards), le Soleil découvrit à Vulcain la conduite de son épouse. Quel fâcheux exemple tu donnes, ô Soleil ! Réclame les faveurs de la déesse ; mets ton silence à ce prix ; elle a de quoi le payer. Vulcain dispose avec art, au-dessus et autour de son lit, des réseaux invisibles à tous les yeux ; puis il feint de partir pour Lemnos. Les deux amants volent au rendez-vous accoutumé ; et tous deux, nus comme l'Amour, sont enveloppés par les perfides réseaux. Vulcain alors convoque les dieux et leur offre en spectacle les amants prisonniers. On dit que Vénus eut peine à retenir ses larmes. Leurs mains ne pouvaient ni couvrir leurs visages, ni voiler leur nudité. Un des spectateurs dit alors d'un ton railleur : «Brave Mars, si tes chaînes te pèsent trop, cède-les-moi». Enfin, vaincu par les prières de Neptune, Vulcain délivra les deux captifs. Mars se retira en Thrace, Vénus à Paphos. Dis-moi, Vulcain, qu'as-tu gagné à cela ? Naguère ils cachaient leurs amours ; ils s'y livrent maintenant en pleine liberté ; ils ont banni toute honte. Insensé ! tu te reprocheras souvent ta sotte indiscrétion ! On dit même que déjà tu te repens d'avoir écouté ta colère.

Point de pièges ! Je vous l'ai défendu, et Vénus, surprise par son époux, vous défend aussi ces ruses dont elle fut la victime. Ne dressez point d'embûches à votre rival ; ne cherchez point à intercepter les secrets d'une correspondance amoureuse. Laissez ce soin, s'ils jugent à propos de s'en charger, aux maris, dont le feu et l'eau ont consacré les droits légitimes. Quant à moi, je le proclame de nouveau, je ne chante ici que des plaisirs que la loi permet : nous n'associons à nos jeux aucune matrone.

Qui oserait divulguer aux profanes les mystères de Cérès et les rites pieux institués dans la Samothrace ? Il y a peu de mérite à garder le silence qui nous est prescrit ; mais dire ce qu'on doit taire est une faute des plus graves. Oh ! c'est avec justice que Tantale, puni de son indiscrétion, ne peut saisir les fruits suspendus sur sa tête et brûle de soif au milieu des eaux ! Cythérée surtout défend de dévoiler ses mystères. Je vous en avertis, aucun bavard ne doit approcher de ses autels. Si les attributs de son culte ne sont point renfermés dans de mystiques corbeilles ; si l'airain à ses fêtes ne retentit point de coups redoublés ; si elle ouvre son temple à tous, c'est à la condition de ne pas divulguer ses mystères. Vénus elle-même ne quitte jamais son voile sans couvrir d'une pudique main ses charmes secrets. Les troupeaux se livrent en tout lieu, et au conspect de tous, aux ébats de l'amour, et souvent, à cette vue, la jeune fille détourne les yeux ; mais il faut à nos larcins amoureux un secret asile, des portes closes, et nous couvrons de nos vêtements de honteuses nudités. Si nous ne cherchons pas les ténèbres, nous aimons cependant un peu d'obscurité, quelque chose de moins que le grand jour. Ainsi, lorsque la tuile ne protégeait pas encore la race humaine contre le soleil et la pluie, lorsque le chêne lui fournissait et l'abri et la nourriture, ce n'était pas en plein air, mais dans les antres et au fond des bois, qu'on allait goûter les douceurs de l'amour ; tant cette race encore grossière était soigneuse des lois de la pudeur ! Maintenant nous affichons nos exploits nocturnes, et il semble qu'on ne saurait payer trop cher le plaisir de les divulguer. Que dis-je ? N'arrête-t-on pas en tous lieux toutes les jeunes filles, pour pouvoir dire au premier venu : «En voilà encore une que j'ai possédée» ? Et cela pour en avoir toujours quelqu'une à montrer au doigt, pour que chaque femme signalée de la sorte devienne la fable de la ville. Mais ce n'est rien encore. Il est des hommes qui inventent des histoires qu'ils désavoueraient si elles étaient vraies. A les entendre, il n'est point de femme qui leur ait résisté. S'ils ne peuvent toucher à leur personne, ils peuvent du moins attaquer leur honneur ; et, quoique le corps soit resté chaste, la réputation est flétrie. Va maintenant, odieux gardien, ferme la porte sur ta maîtresse ; renferme-la sous cent verrous. Que servent ces précautions en présence du diffamateur qui se targue menteusement de faveurs qu'il n'a pu obtenir ? Pour nous, ne parlons qu'avec réserve de nos amours réels, et tenons nos plaisirs secrets cachés sous un voile impénétrable.

N'allez pas surtout reprocher à une belle ses défauts. Que d'amants se sont bien trouvés de cette utile dissimulation ! Le héros aux pieds ailés, Persée, ne blâma jamais dans Andromède la couleur brune de son teint. Andromaque, d'un commun avis, était d'une taille démesurée ; Hector était le seul qui la trouvât d'une taille moyenne. Accoutume-toi à ce qui te déplaît ; tu t'y feras. L'habitude adoucit bien des choses ; mais l'amour, à son début, s'effarouche d'un rien. Une branche nouvellement greffée, qui commence à se nourrir sous la verte écorce, tombe si le moindre souffle l'ébranle ; mais, si on lui laisse le temps de s'affermir, bientôt elle résiste aux vents, et, branche robuste, enrichit l'arbre qui la porte de ses fruits adoptifs. Le temps efface tout, même les difformités du corps, et ce qui nous parut une imperfection cesse un jour d'en être une. L'odeur qui s'échappe de la dépouille des taureaux blesse d'abord nos narines délicates : elles s'y font à la longue et finissent par la supporter sans dégoût.

Il est d'ailleurs des noms par lesquels on peut pallier les défauts. La femme qui a la peau plus noire que la poix d'Illyrie, dis qu'elle est brune. Est-elle un peu louche ? compare-la à Vénus ; est-elle rousse ? c'est la couleur de Minerve. Celle qui, dans sa maigreur, semble n'avoir qu'un souffle de vie a la taille svelte. Elle est petite : tant mieux ! elle en est plus légère. Sa taille est épaisse : c'est un agréable embonpoint. Déguise ainsi chaque défaut sous le nom de la qualité qui en approche le plus. Ne t'informe jamais de son âge, ni du consulat sous lequel elle est née : laisse le censeur remplir ce rigoureux devoir, surtout si elle n'est plus dans la fleur de la jeunesse, si la belle saison de sa vie est passée, et si déjà elle est réduite à s'arracher des cheveux gris. Jeunes Romains, cet âge, et même un âge plus avancé, n'est pas stérile en plaisirs : c'est un champ qu'il faut ensemencer pour qu'il donne un jour sa moisson. Travaillez, tandis que vos forces et votre jeunesse le permettent ; assez tôt, dans sa marche insensible, viendra la vieillesse caduque. Fendez l'océan avec la rame, ou les sillons avec la charrue ; armez du glaive meurtrier vos mains belliqueuses, ou consacrez aux belles vos efforts, votre vigueur et vos soins. C'est un autre genre de milice, où l'on peut aussi recueillir de riches trophées.

Ajoutez que les femmes déjà sur le retour sont plus savantes dans l'art d'aimer ; elles ont l'expérience, qui seule perfectionne tous les talents. Elles réparent par la toilette les outrages du temps, et parviennent, à force de soins, à déguiser leurs années. Elles sauront à ton gré, par mille attitudes diverses, varier les plaisirs de Vénus : nulle peinture voluptueuse n'offre plus de diversité. Chez elles le plaisir naît sans provocation irritante, ce plaisir le plus doux, celui que partagent à la fois et l'amante et l'amant. Je hais des embrassements dont l'effet n'est pas réciproque ; aussi les caresses d'un adolescent ont-elles pour moi peu d'attrait. Je hais cette femme qui se livre parce qu'elle doit se livrer, et qui, froide au sein du plaisir, songe encore à ses fuseaux. Le plaisir qu'on m'accorde par devoir cesse pour moi d'être un plaisir, et je dispense ma maîtresse de tout devoir envers moi. Qu'il m'est doux d'entendre sa voix émue exprimer la joie qu'elle éprouve, et me prier de ralentir ma course pour prolonger son bonheur ! J'aime à la voir, ivre de volupté, fixer sur moi ses yeux mourants, ou, languissante d'amour, se refuser longtemps à mes caresses !

Mais, ces avantages, la nature ne les accorde pas à la première jeunesse : ils sont réservés à cet âge qui suit le septième lustre. Que d'autres, trop pressés, boivent un vin nouveau ; pour moi, que l'on me verse d'un vieux vin qui date de nos anciens consuls. Ce n'est qu'après un grand nombre d'années que le platane peut lutter contre les ardeurs du soleil, et les prés nouvellement fauchés blessent nos pieds nus. Quoi ! tu pourrais préférer Hermione à Hélène ? et la fille d'Althée l'emporterait sur sa mère ? Si donc tu veux goûter les fruits de l'amour dans leur maturité, tu obtiendras, pour peu que tu persévères, une récompense digne de tes voeux.

Mais déjà le lit complice de leur plaisirs a reçu nos deux amants. Muse, arrête-toi à la porte close de la chambre à coucher ; ils sauront bien, sans toi, trouver les mots usités en pareil cas, et leurs mains dans le lit ne resteront pas oisives. Leurs doigts sauront s'exercer dans ce mystérieux asile où l'Amour aime à lancer ses traits. Ainsi, jadis, près d'Andromaque, en usait le vaillant Hector, dont les talents ne se bornaient pas à briller dans les combats. Ainsi le grand Achille en usait avec sa captive de Lyrnesse, lorsque, las de carnage, il reposait près d'elle sur une couche moelleuse. Briséis, tu te livrais sans crainte aux caresses de ces mains, toujours teintes du sang des Troyens. Ce qu'alors tu aimais le plus, voluptueuse beauté, n'était-ce pas de te sentir pressée par ces mains victorieuses ?

Si tu veux m'en croire, ne te hâte pas trop d'atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d'habiles retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu'une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main. Tu verras alors ses yeux briller d'une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis viendront les plaintes mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses paroles, agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne va pas, déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière ; ne souffre pas non plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l'amante et l'amant succombent en même temps. Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la crainte ne te force pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards ne sont pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.

Je touche au terme de mon ouvrage. Jeunesse reconnaissante, donne-moi la palme, et ceins mon front du myrte odorant. Autant Podalire s'illustra chez les Grecs dans l'art de guérir, Pyrrhus par sa valeur, Nestor par son éloquence ; autant Calchas fut habile à prédire l'avenir, Télamon à manier les armes, Automédon à conduire un char ; autant j'excelle dans l'art d'aimer. Amants, célébrez votre poète, chantez mes louanges ; que mon nom retentisse dans tout l'univers. Je vous ai donné des armes. Achille en reçut de Vulcain ; par elles il fut vainqueur. Sachez vaincre par les miennes. Et que tout amant qui aura triomphé d'une farouche Amazone avec le glaive qu'il reçut de moi inscrive sur ses trophées : Ovide fut mon maître.

Mais voici qu'à son tour le beau sexe me demande aussi des leçons. C'est à vous, jeunes beautés, que je réserve celles qui vont suivre.


Traduction de Héguin de Guerle (1862)
Illustrations de Morin-Jean (1946)