Idylle XXIII - L'amant malheureux
Un homme aimait un jeune adolescent aussi beau que cruel, qui
haïssait celui dont il était adoré et ne lui
témoignait qu'une rigueur impitoyable. L'ingrat ! Il ne
savait pas quel dieu est l'Amour, combien sûr est son arc,
de quels traits aigus il perce les jeunes cœurs.
Ses discours se ressentaient de la férocité de son
abord : jamais la faveur la plus légère, jamais un
gracieux sourire, un coup d’œil bienveillant, une
douce parole ; jamais un de ses baisers si doux qui ravissent
les sens. Semblable à l'hôte sauvage des
forêts qui fuit à la vue du chasseur, la
présence d'un mortel le mettait en fuite. Ses
lèvres étaient dures, ses feux lançaient de
terribles regards, la colère altérait ses traits
et laissait empreint sur son visage sévère un air
de mépris et d'horreur. Cependant l'ingrat n'en
était pas moins beau, et sa colère même
irritait les désirs.
Enfin, succombant à sa douleur, le malheureux amant,
baigné de larmes, s'approche de la fatale demeure de
l'objet de son amour ; il baise le seuil et fait entendre ces
paroles qu'interrompent de douloureux soupirs :
« Cruel enfant, ô toi qu'a nourri de son lait une
lionne féroce, cœur d'airain, cœur peu digne
de tendresse, je viens t'offrir pour dernier présent ce
nœud qui va terminer ma vie. Ô enfant ! Je ne veux
plus que ma présence excite ta colère ; je me
précipite vers les lieux où ta bouche m'a
exilé, vers ces lieux où, dit-on, le
Léthé roule pour les amants l'oubli des maux dans
ses ondes salutaires. Hélas mes lèvres en
tariraient la source avant d'éteindre la flamme qui me
consume. Que le seuil de ta porte reçoive mes derniers
adieux !
« Ton destin se dévoile à mes yeux. La rose
est belle, mais sa beauté n'a qu'un jour ; la violette
embellit le printemps, un instant la flétrit ; le lis est
d'une blancheur éclatante, il se fane sous la main qui le
cueille ; la neige éblouit par son éclat, à
peine elle est formée que déjà elle se fond
: ainsi est la beauté, bientôt la flétrit la
main rapide du temps. Un jour viendra que tu aimeras à
ton tour, ton cœur sera la proie d'un feu dévorant,
et des larmes amères couleront de tes yeux.
« Ô enfant ! Ne me refuse pas une grâce
dernière. Quand, au sortir de ta demeure, tu me verras
suspendu à ta porte, ne passe point sans t'attendrir sur
mon malheureux sort. Arrête-toi un seul instant, qu'une
larme s'échappe de tes yeux attendris, détache en
soupirant le nœud fatal, couvre mon corps de tes
vêtements, enfin embrasse-moi ; applique du moins une fois
tes lèvres sur ma dépouille inanimée. Que
craindrais-tu ? un baiser ne pourra me rendre à la vie.
Que tes mains me creusent la tombe, où doit s'ensevelir
mon amour ; et avant de t'éloigner, dis trois fois :
« Ami, repose en paix» ou si tu veux :
« J'ai perdu un ami fidèle.» Grave sur
ma tombe ces vers que je vais te tracer :
L'amour fit périr ce mortel.
Passant, arrête et dis : Son ami fut cruel.
Il dit, et roule vers le seuil un énorme éclat de
rocher, attache à la porte le funeste tissu, le passe
à son cou, du pied pousse la pierre, reste suspendu et
meurt.
Cependant le jeune adolescent ouvre sa porte et voit sa victime
attachée à l'entrée de sa maison ; il la
voit et n'en est point ému. A l'aspect de ce cadavre,
aucune larme ne s'échappe de ses yeux, et il souille par
le contact impur de ce corps inanimé les vêtements
qui embellissent sa jeunesse. Il court au gymnase et veut se
plonger dans le bain auprès du dieu qu'il vient
d'outrager.
La statue de l'Amour, placée sur un piédestal de
marbre, dominait sur les eaux ; elle se détache et tombe
sur le barbare enfant. Son sang vermeil coula, et on l'entendit
crier du fond de l'eau :
« Amants, vivez heureux ; l'insensible n'est plus : aimez quand on vous aime... Un dieu sait punir les ingrats.»