Nous ignorerions de Théocrite jusqu'au lieu de sa naissance, s'il n'avait eu soin de nous apprendre lui-même, dans sa XVe Inscription, qu'il était né à Syracuse. Il nous dit encore qu'il ne faut point le confondre avec un autre Théocrite de Chio, auteur d'épigrammes sanglantes qui lui coûtèrent la vie : il ajoute que son père s'appelait Praxagoras et sa mère Philina, leur faisant ainsi, par ce pieux souvenir, partager sa brillante immortalité : quelle plus belle marque d'amour filial un père et une mère peuvent-ils attendre d'un fils illustre?

Théocrite florissait sous Ptolémée Philadelphe, vers la fin de la CXXIIe olympiade, deux cent quatre-vingt-dix ans avant l'ère vulgaire. La cour de ce prince était devenue l'asile des sciences et des arts, depuis que la Grèce désolée et près de subir le joug des Romains s'était vue abandonnée des Muses, ces enfants du luxe et de la liberté. Notre poète fut l'astre le plus brillant de cette pléiade d'Alexandrie qui répandit l'éclat de sa gloire sur le règne des Lagides. Il ne fut point oublié dans les largesses de Philadelphe, et sa reconnaissance fut égale aux bienfaits : jamais il ne laisse échapper une occasion de rendre à son protecteur les hommages que son zèle pour les lettres lui méritait, et dans ses louanges, il met la délicatesse et la grâce qui font le charme de ses écrits.

Il ne fut pas aussi heureux auprès d'Hiéron II, roi de Syracuse : il se plaint avec amertume, dans une de ses Idylles (XVI) pleine d'adroits ménagements, de l'avarice des grands de son époque : « Les Muses indignées, dit-il, regagnent, les pieds nus, leur triste demeure, parce qu'elles ont fait une démarche inutile, et, accablées d'ennui, elles restent assises sans honneur au fond d'un coffre vide, la tête appuyée sur leurs genoux glacés. » Et cependant il ne réussit point à s'attirer la faveur du tyran que le suffrage de ses concitoyens avait alors placé sur le trône de Sicile.

Si l'on peut juger du caractère d'un écrivain par ses ouvrages, ceux de Théocrite nous donneront l'idée la plus flatteuse des qualités de son cœur et de son esprit. Il parle avec la plus touchante admiration, avec l'enthousiasme même le plus vrai de ses maîtres, Philétas de Cos, poète élégiaque et Asclépiade, surnommé Sicélide, auteur d'épigrammes (Idylle VII). Ses rivaux en poésie étaient ses meilleurs amis. Il raconte avec bonheur, dans les Thalysiennes, les conversations qu'il avait avec Lycidas, poète bucolique de Cydon, dans l'île de Crète. Quels éloges il lui prodigue ! et Nicias, poète et médecin de Milet, quelle tendre amitié les unit, quels sages conseils il lui donne ! Son cœur aimant a deviné l'influence des femmes dans la société. Voyez-le peindre avec une vérité frappante et sans froide galanterie, les devoirs de la mère de famille dans cette charmante épître (XXVIII) qu'il adresse à Théugénide, l'aimable épouse de son ami Nicias, en lui envoyant une jolie quenouille d'ivoire, présent de Minerve la déesse aux yeux bleus... On dirait comme un écho éloigné des chants de Salomon sur la femme forte.

On attribue à Théocrite des élégies, des hymnes et des iambes ; mais il ne nous est parvenu que XXX idylles et XXIII inscriptions ou épigrammes, où l'on croit toujours entendre résonner quelques accents affaiblis de la lyre champêtre...

Les idylles du poète de Syracuse ne sont pas seulement, comme semblerait indiquer ce mot, des poésies pastorales ; le mot idylle est ramené ici à sa signification étymologique. Eidos, eidyllion désigne en grec un tableau, une image, une collection de petits sujets de peinture, et en l'appliquant, par comparaison, à la poésie, une suite de petits poèmes sur divers sujets. Aussi Théocrite, dans ses idylles, a pris tous les tons ; mais c’est sur les sujets champêtres qu'il s'est le plus exercé, et c'est aussi sous ce rapport qu'il est le plus connu : on ne l'a même guère jugé que comme poète bucolique...

On ressentira, en lisant les poésies pastorales de Théocrite, tous les charmes de la campagne et de la solitude. Ses bergers sont peints avec tant de vérité qu'on s'imagine vivre au milieu d'eux ; mais il a eu soin surtout, sauf un petit nombre d'exceptions, de ne nous présenter que le côté aimable de leur caractère, et s'il leur a laissé des défauts, il les a placés dans l'ombre, seulement pour nous frapper par la vérité de la peinture et faire ressortir plus vivement leurs bonnes qualités par un contraste habilement ménagé.

Lui ferons-nous un reproche de quelques traits d'une nature vraiment révoltante qu'on trouve dans la Ve Idylle et ailleurs et que nous avons voilés dans la traduction ? Théocrite, quand on a lu ses ouvrages, intéresse tellement pour ses bergers et surtout pour lui-même qu'on n'a pas le courage de rien dire contre lui. Accusons de ces tristes débordements les mœurs païennes : les gymnases, où les jeunes gens se livraient ensemble et dans la plus complète nudité aux exercices de la lutte, la séquestration des femmes, voilà sans doute la cause de ces monstruosités qui sont heureusement si éloignées de nos mœurs que nous ne comprenons pas comment on a pu les embellir du charme des vers.

Cependant Théocrite n'était point étranger au doux sentiment de l'amour : il lui a inspiré ses deux plus belles idylles, qui sont sans contredit la IIe et la XXVIIe. La première, c'est l'amour dans toute la violence de ses transports, et ce poème est, au sentiment de Racine, juge compétent en pareille matière, ce que l'Antiquité a laissé de plus passionné ; l'autre le reproduit dans ce qu'il a de plus suave, de plus délicat : cette idylle, qui pourrait être le sujet d'une longue étude littéraire et philosophique, semble avoir été destinée à compléter pour le lecteur de Théocrite toutes les faces de l'amour, le plus infini des sentiments.

Si l'on appelle pastorales les poésies de Théocrite dont les acteurs sont des habitants de la campagne ou peuvent être supposés tels, on trouvera XVII idylles bucoliques, mais dans ses poèmes, il prend tous les tons : il se sert tour à tour de la poésie lyrique sous ses différentes formes, de l'élégie et de ses accents plaintifs.

Dans les idylles qu'il est impossible de regarder comme pastorales, notre poète a les beautés propres à chaque genre ; il s'élève à la hauteur de la poésie épique : pensées, expressions, épithètes, tout est plein de hardiesse et de pompe. L'ode, échauffée du feu de son âme, en fait l'émule de Pindare dans plusieurs de ses tableaux. Parfois aussi l'idylle prend le ton de la comédie.

Théocrite offre plusieurs scènes, soit en action, soit en récit, dignes des poètes comiques les plus célèbres. Il a fait parler les héros et les dieux dans la tragédie ; il dit alors simplement les choses graves, il est sublime sans enflure, naïf sans trivialité.

Il n'est pas étonnant qu'il ait voulu s'exercer dans le poème dramatique : un de ses talents les plus remarquables, et c'est celui qui distingue tous les grands écrivains, est de peindre les actions des personnages qu'il introduit dans ses idylles avec une vivacité qui les met en scène dans l'imagination de ses lecteurs ; joignez à celte brillante faculté de son génie l'art inépuisable de leur conserver à tous leur caractère propre avec une constance qui ne se dément jamais, et vous aurez une idée juste de Théocrite.

Il termina probablement son assez longue carrière vers l'année où Marcellus, après s'être emparé de Syracuse, défendue en vain par le fameux Archimède, vint lui-même perdre la vie dans un piège que lui tendit Annibal.

B. de L.