MÉNALQUE, DAMÉTAS, PALÉMON
MÉNALQUE
Dis-moi, Damétas, à qui ce troupeau ? à Mélibée ?
DAMÈTE
Non, mais à Égon ; Égon me l'a confié depuis peu.
MÉNALQUE
Troupeau toujours malheureux ! pauvres brebis ! Tandis que le maître courtise Neéra et tremble qu'elle ne me préfère à lui, ce gardien mercenaire trait les brebis deux fois par heure, enlevant aux mères la force, et le lait aux agneaux.
DAMÈTE
Songes-y pourtant ; à des hommes, de tels reproches se doivent faire avec plus de réserve ; nous savons qui te... les boucs te regardaient de travers, et l'antre sacré où..., mais, trop indulgentes, les nymphes ne firent qu'en rire.
MÉNALQUE
Ce fut sans doute le jour où elles me virent, d'une serpe malfaisante, couper les nouveaux plants et les jeunes vignes de Micon.
DAMÈTE
Ou lorsqu'ici, près de ces vieux hêtres, tu brisas l'arc et les flèches de Daphnis. Méchant que tu es ! irrité de les avoir vu donner à cet enfant, tu te désolais, et, si tu n'avais trouvé quelque moyen de lui nuire, tu serais mort de dépit.
MÉNALQUE
Que feront donc les maîtres, si des valets fripons ont tant d'audace ? Mais moi, ne t'ai-je pas vu, misérable, surprendre dans des pièges et emporter un chevreau de Damon ? Lycisca avait beau aboyer; tandis que je m'écriais : « Où fuit ce voleur ? Tityre, rassemble ton troupeau » ; déjà tu étais caché derrière les glaïeuls.
DAMÈTE
Vaincu par mes chants, que ne me livrait-il le chevreau qu'avaient mérité et ma flûte et mes vers ? Si tu l'ignores, ce chevreau m'appartenait, et Damon lui-même en convenait ; mais me le livrer ! il ne le pouvait, disait-il.
MÉNALQUE
Toi, vainqueur de Damon ? as-tu jamais seulement possédé une flûte dont la cire réunît les tuyaux ? N'est-ce pas toi, pâtre grossier, qu'on vit si souvent dans les carrefours, fredonnant de misérables airs sur ton aigres chalumeau ?
DAMÈTE
Eh bien, veux-tu que nous fassions, tour à tour, l'essai de nos talents ? Tu voie cette génisse (ne la dédaigne pas ; deux fois chaque jour on la trait, et elle nourrit deux petits) ; elle sera mon enjeu ; et toi, quel est ton gage ?
MÉNALQUE
De mon troupeau je n'oserais rien hasarder dans ce défi ; car j'ai à la maison un père avare et une injuste marâtre. Matin et soir l'un et l'autre comptent mes brebis, et l'un d'eux compte aussi mes chevraux. Mais voici, puisque tu veux faire une folie, un gage bien supérieur au tien ; toi-même tu en conviendras : ce sont deux coupes de hêtre ciselées, chefs-d'oeuvre du divin Alcimédon : son ciseau facile les a couronnées d'une vigne flexible, et y a jeté çà et là des grappes qu'un lierre revêt de son pâle feuillage. Au milieu, sont deux figures, Conon, et... quel est l'autre dont le compas a mesuré le monde, et marqué le temps du labour, le temps de la moisson ? Ces coupes, je ne les ai point encore approchées de mes lèvres ; je les garde soigneusement renfermées.
DAMÈTE
Le même Alcimédon nous a fait aussi deux coupes : une branche d'acanthe en embrasse mollement les anses ; au milieu, on voit Orphée et les forêts qui le suivent. Je ne les ai point encore approchées de mes lèvres ; je les garde soigneusement renfermées. Auprès de ma génisse, tes coupes ne méritent pas qu'on les vante.
MÉNALQUE
Tu ne m'échapperas pas aujourd'hui ; toutes tes conditions, je les accepterai. Que ce berger qui s'avance nous écoute seulement ; ah ! c'est Palémon. Je vais, pour toujours, t'ôter l'envie de défier personne aux combats du chant.
DAMÈTE
Allons, montre ce que tu sais ; je suis prêt à te répondre, et je ne crains personne : seulement, voisin Palémon, prête-nous une oreille attentive ; la chose en vaut la peine,
PALÉMON
Chantez, jeunes bergers, puisque nous voilà assis sur un tendre
gazon. Déjà les campagnes ont repris leur fécondité, les arbres
leur verdure, les forêts leur feuillage ; l'année est dans toute sa beauté. Commence, Damète ; toi, Ménalque, tu répondras. Tour à tour vous chanterez ; les muses aiment que l'on chante tour à tour.
DAMÈTE
Muses, commençons par Jupiter ; tout est plein de sa divinité : il féconde nos campagnes ; il s'intéresse à mes chants.
MÉNALQUE
Et moi, Phébus m'aime ; j'ai toujours chez moi pour Phébus les dons qu'il préfère : le laurier et l'hyacinthe au doux incarnat.
DAMÈTE
Galatée me jette une pomme, et s'enfuit, la folâtre qu'elle est, derrière les saules ; mais elle veut d'abord être aperçue.
MÉNALQUE
Amyntas, mes amours, vient de lui-même s'offrir à mes yeux, et déjà Délie n'est pas mieux connue de mes chiens.
DAMÈTE
J'ai pour celle que j'aime un présent tout prêt ; car j'ai remarqué l'endroit où des ramiers ont fait leur nid aérien.
MÉNALQUE
Je viens d'envoyer à mon jeune ami dix pommes d'or cueillies sur un oranger sauvage ; c'est tout ce que j'ai pu faire : demain, il en recevra dix autres.
DAMÈTE
Que de fois Galatée m'a dit de douces paroles ! zéphyrs, portez-en quelque chose aux oreilles des dieux !
MÉNALQUE
Que me sert, Amyntas, de n'être point l'objet de tes mépris, si, pendant que tu relances les sangliers, moi, je garde les filets ?
DAMÈTE
Iolas, envoie-moi Phyllis ; c'est le jour de ma naissance : quand j'immolerai une génisse pour la moisson, viens toi-même.
MÉNALQUE
Phyllis ! je l'aime, plus que toutes les autres ; car, elle a pleuré de me voir partir, et longtemps elle m'a répété : « Adieu, beau Ménalque, adieu ! »
DAMÈTE
Le loup est funeste aux bergeries, la pluie aux moissons déjà mûres, l'Aquilon aux arbrisseaux, et à moi le courroux d'Amaryllis.
MÉNALQUE
L'eau plaît aux champs ensemencés, l'arboisier aux chevreaux sevrés, le saule flexible aux brebis pleines, et à moi le seul Amyntas.
DAMÈTE
Pollion aime nos chants, bienqu'un peu rustiques ; muses, nourrissez une génisse pour le lecteur de vos vers.
MÉNALQUE
Pollion, lui aussi, fait des vers d'un goût nouveau ; nourrissez pour lui un taureau qui déjà menace de la corne, et qui des pieds fasse voler la poussière.
DAMÈTE
Puisse, ô Pollion, celui qui t'aime monter où il se réjouit de te voir parvenu ! Que pour lui coulent des ruisseaux de miel ! que pour lui le buisson épineux produise l'amome !
MÉNALQUE
Que quiconque ne hait point Bavius, aime tes vers, ô Mévius ! et
qu'il aille atteler les renards et traire les boucs.
DAMÈTE
Bergers qui cueillez les fleurs et l'humble fraise, fuyez ce lieu : un froid serpent est caché sous l'herbe.
MÉNALQUE
Craignez, ô mes brebis, de trop avancer : la rive est peu sûre, le bélier lui-même n'a pas encore séché sa toison.
DAMÈTE
Tityre, éloigne les chèvres des rives du fleuve où elles paissent ; moi-même, lorsqu'il en sera temps, je les laverai toutes à fontaine.
MÉNALQUE
Bergers, rassemblez vos brebis à l'ombre : si, comme l'autre jour, la chaleur vient à tarir leur lait, vainement nos mains presseront leurs mamelles.
DAMÈTE
Hélas ! que mes taureaux sont maigres en ce gras pâturage ! Le même amour consume et le pasteur et le troupeau.
MÉNALQUE
Ces brebis, ce n'est assurément point l'amour qui les tourmente ; cependant la chair revêt à peine leurs os. Je ne sais quel mauvais œil a fasciné mes tendres agneaux.
DAMÈTE
Dis, et tu seras pour moi le grand Apollon, dis en quelles contrées le ciel n'a pas plus de trois coudées.
MÉNALQUE
Dis en quelles contrées naissent les fleurs où sont inscrits des noms de rois ; et Phyllis est à toi seul.
PALEMON
Il ne m'appartient pas de prononcer entre vous dans un si grand débat. Tous deux, vous méritez la génisse ; toi et lui, et tout berger qui, comme vous, saura exprimer les douceurs et les tourments de l'amour. II est temps, jeunes pasteurs, de fermer les canaux ; les prairies sont assez abreuvées.