DAMON, ALPHÉSIBÉE
Je redirai les chants de Damon et d'Alphésibée : attentive à leur lutte, la génisse oublia l'herbe tendre ; les lynx charmés s'arrêtèrent immobiles ; les fleuves troublés suspendirent leurs cours : Je redirai les chants de Damon et d'Alphésibée.
0 toi, soit que déjà tu franchisses les rochers du Timave, soit que tu côtoies les bords de la mer d'Illyrie, ne viendra-t-il jamais, le jour où je pourrai célébrer tes exploits, et faire connaître à univers entier tes vers, les seuls dignes de la muse tragique de Sophocle ? Premier objet de mes chants, tu en seras le dernier. Accepte ces vers composés par ton ordre, et permets que ce lierre s'entrelace sur ton front avec les lauriers de la victoire.
L'ombre froide de la nuit avait à peine quitté le ciel ; la rosée, si douce aux troupeaux, brillait encore sur l'herbe tendre, lorsque Damon, appuyé sur sa houlette d'olivier, commença ainsi :
DAMON
« Parais, étoile du matin, et ramène derrière toi la clarté bienfaisante du jour, tandis que, indignement trompé par la perfide Nisa, je gémis, et que mourant j'adresse aux dieux (bien que je n'aie rien gagné à les avoir pour témoins) ma dernière prière.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Le Ménale a toujours des bois harmonieux et des arbres parlants ; toujours il retentit des amours des bergers et des airs du dieu Pan ; de Pan qui le premier sut faire parler les roseaux muets auparavant.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Donner Nisa à Mopsus ! à quoi ne devons-nous pas nous attendre, nous autres amants ? Désormais aux cavales s'accoupleront les griffons ; bientôt même les daims timides viendront avec les chiens se désaltérer aux mêmes sources. Mopsus, prépare de nouveaux flambeaux ; on t'amène l'épouse ; mari, sème les noix sur ta route ; pour toi, Vesper abandonne l'Œta.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Il est digne de toi cet époux ! de toi qui dédaignes et ma flûte, et mes chants, et mes sourcils hérissés, et ma longue barbe, et qui crois les dieux indifférents aux actions des mortels !
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Tu n'étais qu'une enfant, lorsque je te vis avec ta mère (j'étais votre guide), cueillir dans nos vergers des pommes humides de rosée. J'entrais alors dans ma douzième année ; déjà je pouvais atteindre le bout des branches. Je te vis, et je fus perdu ! Un fatal délire emporta ma raison.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Maintenant je connais l'Amour : il est né sur les plus durs rochers du Tmare ou du Rhodope, ou chez les Garamantes, aux extrémités de la terre. Cet enfant n'est ni de notre espèce ni de notre sang.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
L'Amour, le cruel Amour apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants. Mère barbare ! étais-tu plus barbare ? était-il plus méchant ? Sans doute l'Amour fut cruel ; mais tu fus aussi bien barbare !
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Que l'on voie désormais le loup fuir devant les brebis, les chênes porter des pommes d'or, le narcisse fleurir sur les aunes, l'aride bruyère distiller l'ambre onctueux, le hibou égaler le chant du cygne, Tityre devenir un Orphée, un Orphée dans les forêts, un Arion parmi les dauphins.
0 ma flûte ! essaie avec moi les chants du Ménale.
Que toute la terre se change en une mer sans rivages ! Adieu, forêts ! je vais du sommet de cette roche escarpée me précipiter dans les ondes. Que ma mort, ô Nisa ! te soit une dernière preuve de mon amour !
Cesse, ma flûte, cesse de répéter les chants du Ménale. »
Ainsi chantait Damon ; c'est à vous, muses, de nous apprendre ce que répondit Alphésibée : une même voix ne se peut prêter à tous les tons.
ALPHÉSIBÉE
Apporte l'eau lustrale ; entoure l'autel de bandelettes flexibles ; fais-y brûler l'encens mâle et la verveine résineuse ; essayons d'égarer, par un sacrifice magique, la raison d'un insensible amant : rien ne manque plus ici que les paroles magiques.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Les paroles magiques peuvent même faire descendre la lune du haut des cieux ; par elles, Circé transforma les compagnons d'Ulysse ; dans les prairies, le froid serpent se brise et expire sous la voix de l'enchanteur.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Je commence par entourer ton image de trois bandelettes de trois couleurs différentes, et je la promène trois fois autour de cet autel ; le nombre impair plaît à la divinité.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Amaryllis, serre de trois nœuds ces bandelettes de trois couleurs ; Amaryllis, serre-les à l'instant, et dis : « Je noue les liens de Vénus. »
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Le même feu durcit cette argile et fait fondre cette cire : puisse mon amour avoir autant d'empire sur Daphnis ! Répands la farine sacrée, et embrase ces lauriers avec le soufre. Daphnis me brûle, le méchant ! et moi, dans ce laurier, je brûle Daphnis.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Que Daphnis soit en proie à l'amour, comme la génisse qui, lasse de chercher, à travers les bois et les forêts profondes, un jeune taureau l'objet de ses désirs, tombe au bord d'un ruisseau, et, sans espoir, haletante, oublie la nuit qui la rappelle à l'étable. Qu'ainsi Daphnis soit en proie à l'amour, et qu'il me trouve insensible à ses maux !
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Voici les dépouilles que naguère m'a laissées le perfide : gages bien chers de son amour ! je les enfouis sous le seuil même de cette porte : terre, je te les confie ; ces gages doivent me rendre Daphnis.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Ces herbes enchantées, ces poisons cueillis dans le Pont, c'est Méris lui-même qui me les a donnés : le Pont les produit en abondance. J'ai vu, par leur secours, Méris, plus d'une fois, se changer en loup et s'enfoncer dans les bois ; du fond de leurs tombeaux évoquer les mânes, et transporter les moissons d'un champ dans un autre.
Ramenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Emporte ces cendres, Amaryllis, jette-les, par-dessus ta tête, dans le courant du ruisseau ; surtout ne regarde pas derrière-toi. C'est le dernier charme que j'emploie contre Daphnis. Mais le cruel se rit des dieux et des enchantements.
RKamenez, charmes puissants, ramenez Daphnis de la ville en ces lieux !
Regarde : tandis que je tarde à enlever cette cendre, elle a d'elle-même entouré l'autel de flammes tremblantes. Qu'heureux soit le présage ! Mais qu'entends-je ? Hylax aboie à Ia porte ! Le croirai-je ? n'est-ce pas une de ces illusions que se forment les amants ?
Cessez, charmes puissants, cessez : Daphnis revient de la ville en ces lieux. »