Cette notice, publiée en 1929 dans la collection Antiqua du Pot Cassé, reprend de larges extraits de celle que Sainte-Beuve avait publiée en 1859 chez Garnier frères, et qu'on peut lire dans son intégralité sur Gallica.

 

Virgile, né dans un bourg près de Mantoue, le 15 octobre 684 de la fondation de Rome (cette date s'est transmise avec précision, parce que plus d'un dévot à Virgile en célébrait religieusement l'anniversaire), fils de parents qu'on dit avoir été pauvres, mais qui étaient devenus d'assez riches cultivateurs, et qui jouissaient d'une très honnête médiocrité, reçut une éducation à laquelle rien ne parait avoir manqué. Il étudia d'abord dans des villes assez voisines, à Crémone, à Milan ; et ensuite, s'il n'alla point à Athènes, comme Horace, pour y puiser aux sources les plus pures et s'y imprégner de cet air fin et brillant de l'Attique, « là où l'on dit qu'autrefois (selon Euripide) les neuf chastes Muses Piérides enfantèrent la blonde Harmonie, » il put aller du moins à Naples, dans cette Grèce de l'Italie, et qui devint comme la seconde patrie du poète. Il y étudia, ou alors ou depuis, sous un Grec, Parthénius de Nicée, auteur d'une collection de fables et poète lui-même ou versificateur. Il beaucoup Thucydide, dit-on ; il lut toutes choses. Il approfondit le système d'Épicure sous un philosophe de cette école nommé Syron. Mathématiques, médecine, il apprit tout ce qu'on pouvait apprendre. C'est l'idée qu'ont eue de lui les Anciens, qui reconnaissaient dans sa poésie une exactitude et une fidélité exemplaire de savant et d'observateur ; ce qui a fait dire à Macrobe, cherchant à expliquer un passage astronomique des Géorgiques : «...Virgile, qui ne commet jamais d'erreur en matière de science. »

II écrivit d'abord des distiques, des épigrammes, de petits poèmes ; on croit en avoir quelques-uns. Dans l'un de ces premiers poèmes, le Moucheron, et dans l'un des passages qui paraissent être de Virgile, on reconnaît, au moment où le pasteur de chèvres est montré conduisant ses troupeaux au pâturage, un tableau du bonheur de la vie champêtre, de celle du pasteur, qui est comme une ébauche du futur tableau des Géorgiques en l'honneur des laboureurs : « Heureux le pasteur aux yeux de quiconque n'a pas désappris déjà par trop de science à aimer les champs, la pauvreté rurale ! »

Mais ce sont les Églogues qui marquent véritablement son début. De bonne heure, il conçut l'idée de naturaliser dans la littérature et la poésie romaine certaines grâces et beautés de la poésie grecque, qui n'avaient pas encore reçu en latin tout leur agrément et tout leur poli, même après Catulle et après Lucrèce. C'est par Théocrite, en ami des champs, qu'il commença. De retour dans Ie domaine paternel, il en célébra les douceurs et le charme en transportant dans ses tableaux le plus d'imitations qu'il y put faire entrer du poète de Sicile. C'était l'époque du meurtre de César, et bientôt du triumvirat terrible de Lépide, d'Antoine et d'Octave : Mantoue, avec son territoire, entra dans la part d'empire faite à Antoine, et Asinius Pollion fut chargé pendant trois ans du gouvernement de la Gaule Cisalpine, qui comprenait cette cité. Il connut Virgile, il l'apprécia et le protégea ; la reconnaissance du poète a chanté, et le nom de Pollion est devenu immortel et l'un des beaux noms harmonieux qu'on est accoutumé à prononcer comme inséparables du plus poli des siècles littéraires.

Pollion ! Gallus ! saluons avec Virgile ces noms plus poétiques pour nous que politiques, et ne recherchons pas de trop près quels étaient les hommes mêmes. Nourris et corrompus dans les guerres civiles, ambitieux, exacteurs, intéressés, sans scrupules, n'ayant en vue qu'eux-mêmes, ils avaient bien des vices. Pollion fit preuve jusqu'au bout d'habileté et d'un grand sens, et il sut vieillir d'un air d'indépendance sous Auguste, avec dignité et dans une considération extrême. Gallus, qui eut part avec lui dans la protection du jeune Virgile, finit de bonne heure par une catastrophe et par le suicide ; lui aussi il semble, comme Fouquet au début de Louis XIV, n'avoir pu tenir bon contre les attraits enchanteurs de la prospérité. Il semble avoir pris pour devise : Quo non ascendam ? La tête lui tourna, et il fut précipité. Mais ces hommes aimaient l'esprit, aimaient le talent ; ils en avaient peut-être eux-mêmes, quoiqu'il soit plus sûr encore pour leur gloire, j'imagine, de ne nous être connus comme auteurs, Pollion, de tragédies, Gallus, d'élégies, que par les louanges et les vers de Virgile. Les noms de ces premiers patrons, et aussi celui de Varus, décorent les essais bucoliques du poète, leur impriment un caractère romain, avertissent de temps en temps qu'il convient que les forêts soient dignes d'un Consul, et nous apprennent enfin à quelles épreuves pénibles fut soumise la jeunesse de celui qui eut tant de fois besoin d'être protégé.

Au retour de la victoire de Philippes remportée sur Brutus et Cassius, Octave, rentré à Rome, livra, pour ainsi dire, l'Italie entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poètes Tibulle et Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. La première églogue, qui n'est guère que la troisième dans l'ordre chronologique, nous a dit dès l'enfance comment Tityre, qui n'est ici que Virgile lui-même, dut aller dans la grande ville, à Rome ; comment, présenté, par l'intervention de Mécène probablement, au maître déjà suprême, à celui qu'il appelle un Dieu, à Auguste, il fut remis en possession de son héritage, et put célébrer avec reconnaissance son bonheur, rendu plus sensible par la calamité universelle. Mais ce bonheur ne fut pas sans quelque obstacle ou quelque trouble nouveau. L'églogue neuvième, qui.paraît avoir été composée peu après la précédente, nous l'atteste : Virgile s'y est signé lui-même sous le nom de Ménalque : « Hé quoi ! n'avais-je pas ouï dire (c'est l'un des bergers qui parle ) que depuis l'endroit où les collines commencent à s'incliner en douce pente, jusqu'au bord de la rivière et jusqu'à ces vieux hêtres dont le faîte est rompu, votre Ménalque, grâce à la beauté de ses chansons, avait su conserver tout ce domaine ? » Et l'autre berger reprend : « Oui, vous l'avez entendu dire, et ç'a été en effet un bruit fort répandu ; mais nos vers et nos chansons, au milieu des traits de Mars, ne comptent pas plus, ô Lycidas ! que les colombes de Dodone quand l'aigle fond du haut des airs. » Puis il donne à entendre qu'il s'en est fallu de peu que Ménalque, cet aimable chantre de la contrée, n'eût perdu la vie : « Et qui donc alors eût chanté les Nymphes ? s'écrie Lycidas ; qui eût répandu les fleurs dont la prairie est semée, et montré l'ombre verte sous laquelle murmurent les fontaines ? »

C'est à ce danger de Ménalque que se rapporte probablement l'anecdote du centurion ravisseur qui ne voulait point rendre à Virgile le champ usurpé, et qui, mettant I'épée à la main, força le poète, pour se dérober à sa poursuite, de passer le Mincio à la nage. Il fallut quelque protection nouvelle et présente, telle que celle de Varus (on l'entrevoit), pour mettre le poète à l'abri de la vengeance, et pour tenir la main à ce que le bienfait d'Octave eût son exécution ; à moins qu'on n'admette que ce ne fut que l'année suivante, et après la guerre de Pérouse, Octave devenant de plus en plus maître, que Virgile reconquit décidément sa chère maison et son héritage.

Ce n'est qu'en lisant de près les Eglogues qu'on peut suivre et deviner les vicissitudes de sa vie, et plus certainement les sentiments de son âme en ces années : même sans entrer dans la discussion du détail, on se les représente aisément. Une âme tendre, amante de l'étude, d'un doux et calme paysage, éprise de la campagne et de la muse pastorale de Sicile ; une âme modeste et modérée, née et nourrie dans cette médiocrité domestique qui rend toutes choses plus senties et plus chères ; — se voir arracher tout cela, toute cette possession et cette paix, en un jour, par la brutalité de soldats vainqueurs ! ne se dérober à l'épée nue du centurion qu'en fuyant ! quel fruit des guerres civiles ! Virgile en garda l'impression durable et profonde. On peut dire que sa politique, sa morale publique et sociale, datèrent de là. Il en garda une mélancolie, non pas vague, mais naturelle et positive ; il ne l'oublia jamais. Le cri de tendre douleur qui lui échappa alors, il l'a mis dans la bouche de son berger Mélibée, et ce cri retentit encore dans nos cœurs après des siècles :

« Est-ce que jamais plus il ne me sera donné, après un long temps, revoyant ma terre paternelle et le toit couvert de chaume de ma pauvre maison, après quelques étés, de me dire en les contemplant : « C'était pourtant là mon domaine et mon royaume ! » Quoi ? un soldat sans pitié possédera ces cultures si soignées où j'ai mis mes peines ! un barbare aura ces moissons ! Voilà où la discorde a conduit nos malheureux concitoyens ! voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs ! »

Toute la biographie intime et morale de Virgile est dans ces paroles et dans ce sentiment.

Plus qu'aucun poète, Virgile est rempli du dégoût et du malheur des guerres civiles, et, en général, des guerres, des dissensions et des luttes violentes. Que ce soit Mélibée ou Énée qui parle, le même accent se retrouve, la même note douloureuse : « Vous m'ordonnez donc, ô reine ! de renouveler une douleur qu'il faudrait taire..., de repasser sur toutes les misères que j'ai vues, et dont je suis moi- même une part vivante ! » ainsi dira Énée à Didon après sept années d'épreuves, et dans un sentiment aussi vif et aussi saignant que le premier jour. Voilà Virgile et l'une des sources principales de son émotion.

Je crois être dans le vrai en .insistant sur cette médiocrité de fortune et de condition rurale dans laquelle était né Virgile, médiocrité, ai-je dit, qui rend tout mieux senti et plus cher, parce qu'on y touche à chaque instant la limite, parce qu'on y a toujours présent le moment où l'on a acquis et celui où l'on peut tout perdre : non que je veuille prétendre que les grands et les riches ne tiennent pas également à leurs vastes propriétés, à leurs forêts, leurs chasses, leurs parcs et châteaux ; mais ils y tiennent moins tendrement, en quelque sorte, que le pauvre ou le modeste possesseur d'un enclos où il a mis de ses sueurs, et qui y a compté les ceps et les pommiers ; qui a presque compté à l'avance, à chaque récolte, ses pommes, ses grappes de raisin bientôt mûres, et qui sait le nombre de ses essaims. Que sera-ce donc si ce possesseur et ce fils de la maison est, à la fois, un rêveur, un poète, un amant ; s'il a mis de son âme et de sa pensée, et de ses plus précoces souvenirs, sous chacun de ses hêtres et jusque dans le murmure de chaque ombrage ? Ce petit domaine de Virgile (et pas si petit peut-être), qui s'étendait entre les collines et les marécages, avec ses fraîcheurs et ses sources, ses étangs et ses cygnes, ses abeilles dans la haie de saules, nous le voyons d'ici, nous l'aimons comme lui ; nous nous écrions avec lui, dans un même déchirement, quand il s'est vu en danger de le perdre : Barbarus has segetes !...

II ne serait pas impossible, je le crois, dans un pélerinage aux bords du Mincio, de deviner à très peu près ( comme on vient de le faire pour la villa d'Horace) et de déterminer approximativement l'endroit où habitait Virgile. En partant de ce îieu pour aller à Mantoue, lorsqu'on arrivait à l'endroit où le Mincio s'étend en un lac uni, on était à mi-chemin ; c'est ce que nous apprend le Lycidas de la neuvième églogue, en s'adressant au vieux Mœris, qu'il invite à chanter : « Vois, le lac est là immobile, qui te fait silence ; tous les murmures des vents sont tombés ; d'ici, nous sommes déjà à moitié du chemin, car on commence à apercevoir le tombeau de Bianor. » Il ne manque, pour avoir la mesure précise, que de savoir où pouvait être ce tombeau de Bianor. Je trouve dans l'ouvrage d'un exact et ingénieux auteur anglais une description du domaine de Virgile, que je prends plaisir à traduire, parce qu'elle me paraît composée avec beaucoup de soin et de vérité :

«La ferme, le domaine de Virgile, nous dit Dunlop (Histoire de la Littérature romaine), était sur les bords du Mincio. Cette rivière, qui, par la couleur de ses eaux, est d'un vert de mer profond, a sa source dans le Bénaque ou lac de Garda. Elle en sort et coule au pied de petites collines irrégulières qui sont couvertes de vignes ; puis, passé le château romantique, qui porte aujourd'hui le nom de Valleggio, situé sur une éminence, elle descend à travers une longue vallée, et alors elle se répand dans la plaine en deux petits lacs, l'un au-dessus et l'autre juste au-dessous de la ville de Mantoue. De là, le Mincio poursuit son cours, dans l'espace d'environ deux milles, à travers un pays plat mais fertile, jusqu'à ce qu'il se jette dans le Pô (à Governolo). Le domaine du poète était situé sur la rive droite du Mincio, du côté de l'ouest, à trois milles environ au-dessous de Mantoue et proche le village d'Andes ou Pietola. Ce domaine s'étendait sur un terrain plat, entre quelques hauteurs au sud-ouest et le bord uni de la rivière, comprenant dans ses limites un vignoble, un verger, un rucher et d'excellentes terres de pâturage qui permettaient au propriétaire de porter ses fromages à Mantoue, et de nourrir des victimes pour les autels des Dieux. Le courant même, à l'endroit où il bordait le domaine de Virgile, est large, lent et sinueux. Ses bords marécageux sont couverts de roseaux, et des cygnes en grand nombre voguent sur ses ondes ou paissent l'herbe sur sa marge humide et gazonnée.

« En tout, le paysage du domaine de Virgile était doux, d'une douceur un peu pâle et stagnante, de peu de caractère, peu propre à exciter de sublimes émotions ou à suggérer de vives images ; mais le poète avait vécu de bonne heure au milieu des grandes scènes du Vésuve ; et, même alors, s'il étendait ses courses un peu au delà des limites de son domaine, il pouvait visiter, d'un côté, le cours grandiose du rapide et majestueux Éridan, ce roi des fleuves, et, de l'autre côté, le Bénaque, qui présente par moments l'image de l'Océan agité.

« Le lieu de la résidence de Virgile est bas et humide, et le climat en est froid à certaines saisons de l'année. Sa constitution délicate et les maux de poitrine dont il était afteclé le déterminèrent, vers l'année 714 ou 715, vers l'âge de trente ans, à chercher un ciel plus chaud... »

Peu après qu'il eut quitté tout à fait son pays natal, nous trouvons Virgile du voyage de Brindes, raconté par Horace, que ce voyage soit de l'année 715 ou 717. Il rejoint en chemin Mécène et Horace ; il a pour compagnons Plotius et Varius, et l'agréable narrateur les qualifie tous trois (mais nous aimons surtout à rapporter l'éloge à Virgile) les âmes les plus belles et les plus sincères que la terre ait portées, celles auxquelles il est attaché avec le plus de tendresse.

Si Pollion, comme on le croit, avait conseillé à Virgile d'écrire les poésies bucoliques, qu'il mit trois ans à composer et à corriger, ce fut Mécène qui lui proposa le sujet si romain, si patriotique et tout pacifique des Géorgiques, auquel il consacra sept années. Sur ce conseil ou cet ordre amical donné par Mécène à Virgile, et dont lui seul pouvait dignement embrasser et conduire le difficile labeur, l'un des hommes qui savaient le mieux la chose romaine, Gibbon, a eu une vue très ingénieuse, une vue élevée : selon lui, Mécène aurait eu l'idée, par ce grand poème rural, tout à fait dans le goût des Romains, de donner aux vétérans, mis en possession des terres (ce qui était une habitude depuis Sylla), le goût de leur nouvelle condition et de l'agriculture. La plupart des vétérans en effet, mis d'abord en possession des terres, ne les avaient pas cultivées, mais en avaient dissipé le prix dans la débauche. Il s'agissait de les réconcilier avec le travail des champs, si cher aux aïeux, et de leur en présenter des images engageantes : « Quel vétéran, s'écrie Gibbon, ne se reconnaissait dans le vieillard des bords du Galèse ? Comme eux, accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvait enfin le bonheur dans une retraite sauvage, que ses travaux avaient transformée en un lieu de délices. »

Je ne sais trop si Gibbon ne met pas ici un peu du sien, si les vétérans lisaient l'épisode du vieillard de Tarente. Les fils de ces vétérans, du moins, purent le lire.

Ayant renoncé, non pas de cœur, à son pays de Mantoue, Virgile, comblé des faveurs d'Auguste, passa les années suivantes et le reste de sa vie, tantôt à Rome, plus souvent à Naples et dans la Campanie heureuse, occupé à la composition des Géorgiques, et, plus tard, de l'Enéide ; délicat de santé, ayant besoin de recueillement pour ses longs travaux ; peu homme du monde, mais homme de solitude, d'intimité, d'amitié, de tendresse ; cultivant le loisir obscur et enchanté, au sein duquel il se consumait sans cesse à perfectionner et à accomplir ses œuvres de gloire, à édifier son temple de marbre, comme il l'a dit allégoriquement. Félicité rare ! destinée, certes, la plus favorisée entre toutes celles des poètes épiques, si souvent errants, proscrits, exilés ! Mais il savait, et il s'en souvenait sans cesse, combien l'infortune pour l'homme est voisine du bonheur, et que c'est entre les calamités d'hier et celles de demain que s'achètent les intervalles de repos du monde. Après les déchirements de la spoliation et de l'exil, ayant reconquis, et si pleinement, toutes les jouissances de la nature et du foyer, ii n'oublia jamais qu'il n'avait tenu à rien qu'il ne les perdît : un voile légèrement transparent en demeura sur son âme pieuse et tendre.

Je ne conçois pas, à cette distance où nous sommes, d'autre biographie de Virgile qu'une biographie idéale, si je puis dire. Les anciens grammairiens, chez qui on serait tenté de chercher une biographie positive du poète, y ont mêlé trop d'inepties et de fables ; mais, de quelques traits pourtant qu'ils nous ont transmis et qui s'accordent bien avec le ton de l'âme et la couleur du talent, résulte assez naturellement pour nous un Virgile timide, modeste, rougissant, comparé à une vierge, parce qu'il se troublait aisément, s'embarrassait tout d'abord, et ne se développait qu'avec lenteur ; charmant et du plus doux commerce quand il s'était rassuré ; lecteur exquis (comme Racine), surtout pour les vers, avec des insinuations et des nuances dans la voix ; un vrai dupeur d'oreilles quand il récitait d'autres vers que les siens...

Virgile était grand de corps, de stature (je me le figure cependant un peu mince, un peu frêle, à cause de son estomac et de sa poitrine, quoiqu'on ne le dise pas) ; il avait gardé de sa première vie et de sa longue habitude aux champs le teint brun, hâlé, un certain air de village, un premier air de gaucherie ; enfin, il y avait dans sa personne quelque chose qui rappelait l'homme qui avait été élevé à la campagne. Il fallait quelque temps pour que cette urbanité qui était au fond de sa nature se dégageât.

Les portraits de lui qui nous le représentent les cheveux longs, l'air jeune, le profil pur, en regard de la majestueuse figure de vieillard d'Homère, n'ont rien d'authentique, et seraient aussi bien des portraits d'Auguste ou d'Apollon.

Sénèque, dans une lettre à Lucilius, parle d'un ami de ce dernier, d'un jeune homme de bon et ingénu naturel, qui, dans le premier entretien, donna une haute idée de son âme, de son esprit, mais toutefois une idée seulement ; car il était pris à ï'improviste et il avait à vaincre sa timidité : « et même, en se recueillant, il pouvait à peine triompher de cette pudeur, excellent signe dans un jeune homme ; tant la rougeur, dit Sénèque, lui sortait du fond de l'âme (adeo illi ex alto suffusus est rubor) ; et je crois même que, lorsqu'il sera le plus aguerri, il lui en restera toujours. » Virgile me semble de cette famille ; il avait la rougeur prompte et la tendresse du front (frontis mollities) ; c'était une de ces rougeurs intimes qui viennent d'un fonds durable de pudeur naturelle. Il était de ceux encore dont Pope, l'un des plus beaux esprits et des plus sensibles, disait : « Pour moi, j'appartiens à cette classe dont Sénèque a dit : «Ils sont si amis de l'ombre, qu'ils considèrent « comme étant dans le tourbillon tout ce qui est dans la « lumière. »

Virgile aimait trop la gloire pour ne pas aimer la louange, mais il l'aimait de loin et non en face ; il la fuyait au théâtre ou dans les  rues de Rome ; il n'aimait pas à être montré au doigt et à ce qu'on dît : C'est lui ! Il aimait faire à loisir de belles choses qui rempliraient l'univers qui rassembleraient dans une même admiration tout un peuple de nobles esprits ; mais ses délices, à lui, étaient de les faire en silence et dans l'ombre, et sans cesser de vivre avec les Nymphes des bois et des fontaines, avec les dieux cachés...

Virgile, dès sa jeunesse et dans ses productions premières, marquait déjà une inclination secrète d'imagination et d'âme vers les sujets et les points de vue qui allaient agrandir son horizon. Il avait en lui-même et il annonçait déjà les sources profondes qui ne demanderaient ensuite que le signal et la pente pour jaillir et composer le grand fleuve.

Dès ses Bucoliques, Virgile nous découvre son côté social, ce sentiment nouveau qui allait faire de lui le chantre d'une époque où le représentant le plus direct, le plus en vue du monde ancien regardant désormais le monde moderne. De bonne heure le poète a l'aspiration aux grandes choses, aux grands sujets vers lesquels il se dirige dans sa calme et puissante douceur. Après la guerre de Pérouse, Pollion étant consul, il y eut une ébauche de pacification universelle : Antoine épousa Octavie, sœur d'Octave, et celui-ci épousa Scribonie ; ces deux femmes étaient enceintes : est-ce à l'un des deux enfants qui devaient naître d'elles, ou tout simplement au fils qui naquit vers ce temps-là à Pollion, que s'appliquent les pronostics magnifiques et en apparence si disproportionnés de la quatrième Églogue (Magnus ab integro sectorum nascitur ordo) ? On a beaucoup raisonné et subtilisé sur les sens mystérieux qu'on a cru voir dans cette pièce toute fatidique, toute remplie des promesses de l'Age d'or. J'y vois une preuve certaine de l'instinct et du pressentiment social de Virgile ; il aspirait dès lors, avec une ardeur qui ne peut s'empêcher d'éclater, à cette pacification définitive qu'il faudra encore dix années pour accomplir. Cette Églogue, même en y faisant la part de tout dithyrambe composé sur un berceau, dépasse les limites du genre, et elle devance aussi sa date ; elle est plus grande que son moment, et digne déjà des années qui suivront Actium. Virgile, dans une courte éclaircie d'orage, anticipe et découvre le repos et la félicité du monde sous un Auguste ou sous un Trajan.

Dans ses Géorgiques il fait de même, il aspire au delà. Et qu'est-ce donc, par exemple, que ce début solennel du livre III, cette espèce de triomphe que se décerne à lui-même le poète pour avoir le premier enrichi sa patrie des dépouilles d'Ascrée et y avoir amené les Muses de l'Hélicon ? Il bâtira, dit-il, un temple de marbre au sein d'une vaste prairie verdoyante, sur les rives du Mincio. Il y placera César (c'est-à-dire Auguste) comme le dieu du temple, et il instituera, il célébrera des courses et des jeux tout à l'entour, des jeux qui feront déserter à la Grèce ceux d'Olympie. Lui le fondateur, le front ceint d'une couronne d'olivier dans tout l'éclat de la pourpre, il décernera les prix et les dons. Sur les dehors du temple se verront gravés dans l'or et dans l'ivoire les combats et les trophées de celui en qui se personnifie le nom romain. On y verra aussi debout, en marbre de Paros, des statues où la vie respire, toute la descendance d'Assaracus, cette suite de héros venus de Jupiter, Tros le grand ancêtre, et Apollon fondateur de Troie. L'Envie enchaînée et domptée par la crainte des peines vengeresses achèvera la glorieuse peinture. Les vers sont admirables et des plus polis, des plus éblouissants qui soient sortis de dessous le ciseau de Virgile. Cette pure et sévère splendeur des marbres au sein de la verdure tranquille du paysage nous offre un parfait emblème de l'art virgilien. Le poème didactique ici est dépassé dans son cadre : c'est grand, c'est triomphal, c'est épique déjà. Ce temple de marbre, peuplé de héros troyens, que se promettait d'édifier Virgile, et qui est tout allégorique, il l'a réalisé d'une autre manière et qu'il ne prévoyait point alors, il l'a exécuté dans l'Enéide : il n'avait fait que présager et célébrer à l'avance son Exegi monumentum ! En mourant, il doutait qu'il l'eût accompli: c'est à nous de rendre aux choses et à l'œuvre tout leur sens, d'y voir toute l'harmonieuse ordonnance, et de dire que Virgile mourant, au lieu de se décourager et de défaillir, aurait pu se faire relire son hymne glorieux du troisième chant des Géorgiques, et, satisfait de son vœu rempli, rendre le dernier souffle dans une ivresse sacrée...

L'histoire de la conception de l'Énéide ne saurait se séparer en effet des premières années de l'empire d'Auguste, et il importe, pour apprécier l'influence et toute l'inspiration du poème de Virgile, de se bien représenter l'état de la chose romaine (je ne dis plus de la république) à ce moment.

Laissons dans le lointain les souvenirs affreux du triumvir, dépouillons Octave avec Auguste, dans cette forme nouvelle et suprême qu'il revêtit ; tâchons de tout en oublier, comme fit le monde. Auguste, qui, depuis quelques années qu'il gouvernait seul l'Italie et l'Occident, avait fait l'essai de son système d'habileté clémente, arraché à ces heureux préludes et forcé de se tourner contre un rival, avait dû encore, et d'un même coup, tout risquer et tout sauver ; il avait remporté contre Antoine la victoire d'Actium ; il avait soumis l'Egypte, il rentrait à Rome en triomphe. Un immense besoin de cette paix à peine goûtée, tant fois rompue, fit que tous se précipitèrent à sa rencontre et lui offrirent, lui jetèrent aux pieds tous les pouvoirs comme à un libérateur et à un Dieu. Il avait trente-trois ans.

Il s'est vu, à certaines heures du monde, de ces moments extraordinaires où toute une nation épuisée, haletante depuis des années, depuis des demi-siècles, aspirant à un état meilleur, se tourne ardemment vers l'ordre, vers le repos et le salut, par une sorte de conspiration sociale, violente, universelle ; mais nul moment n'a été plus solennel, plus marqué par une convulsion, par une crise publique de ce genre, que cet ancien et premier retour d'Egypte et d'Orient, cette rentrée d'Auguste triomphateur et pacificateur dans Rome : depuis Brindes où il débarqua, jusqu'à la Ville éternelle, sa marche au milieu du concours des populations n'était qu'un triomphe. Plus rien d'Octave n'était plus : l'ère d'Auguste avait commencé.

Ce triomphe dura trois jours (août, 29 ans avant Jésus-Christ). Auguste (car il l'était déjà sans en avoir encore le nom) dédia la chambre Julienne, le palais Jules, consacré au dictateur César, et qui fut le lieu des assemblées du Sénat ; il y plaça sur un autel la statue de la Victoire rapportée de Tarente, cette statue célèbre depuis dans la lutte du Christianisme contre les faux dieux et qui lui résista longtemps. On célébra durant plusieurs jours des jeux de toute espèce : « Marcellus, Tibère, et les jeunes Romains des premières familles, brillèrent dans ce qu'on appelait le jeu de Troie, simulacre d'un combat de cavalerie que les Césars aimaient à donner en spectacle au peuple à cause leur origine troyenne, qu'ils faisaient remonter jusqu'à lule, fils d'Enée et fondateur d'Albe-la-Longue. » Auguste, après César, avait institué cette joute élégante et parfois périlleuse, où figuraient, en mémoire d'Iule, la tendre élite la jeunesse, les adolescents de quatorze à dix-huit ans. Ce sont ces mêmes jeux troyens par où se couronne et se termine la description des jeux célébrés par Énée en Sicile en l'honneur d'Anchise : « L'escadron des enfants s'avance, et tous pareils, devant les yeux de leurs parents, ils brillent sur des chevaux à freins d'or. » Chez Virgile, l'armée équestre est divisée en trois brigades, qui ont chacune son chef, un jeune Priam, un jeune Atys l'ami d'Ascagne, et Ascagne lui-même, monté sur un cheval de Tyr ou de Numidie, présent de Didon. Leurs combats, leurs mêlées, leurs tours et leurs retours sont comparés par le poète aux mille entrelacements du labyrinthe de Crète, ou aux fuites et refuites des dauphins jouant dans la sérénité sur la surface des flots.

Le jour où, pour le triomphe d'Auguste,  on célébrait ces jeux au Cirque, et où Virgile, ayant accompli le chef-d'œuvre de ses Géorgiques, venait sans doute de Naples à Rome pour être témoin de tant de magnificences ; ce jour-là, où il ressentait en lui, dans cette âme de poète qui est au plus haut degré l'âme de tous, cet immense besoin de paix et de félicité dans la grandeur, qui était alors le cri impérieux de tout le monde romain, — besoin de paix si puissant et si véritablement sorti des entrailles de la terre, que le pieux et savant Tillemont n'a voulu y voir qu'une soif instinctive et un pressentiment de cette autre paix divine qu'allait apporter dans l'ordre moral le Sauveur du monde ; — ce jour où le temple de Janus enfin était fermé, ce qui ne se voyait que pour la troisième fois depuis la fondation de Rome ; ce jour-là Virgile sentait déjà flotter en lui le cadre et le monde de son Enéide, et s'il fallut un mot d'Auguste pour l'y décider,  ce mot ne fit qu'éclairer à ses propres yeux son désir, lui en donner le courage, et illuminer rapidement en lui le chaos fécond qui aspirait de soi-même à la lumière.

Il décrira ces jours d'allégresse et d'immortel triomphe sur le bouclier divin de son Énée, et couronnera par là le VIIIe livre, le plus romain de toute l'Enéide.

Auguste devenait donc Imperator, il commandait les armées ; il était le Tribun du Peuple, le Consul sans cesse renouvelé, le Proconsul quand il était hors de Rome, le Grand Pontife, le Censeur perpétuel ; qu'il en acceptât ou non les titres qu'on lui offrait, ou qu'il parût les résigner et les déposer quelquefois, il en réunissait tous les pouvoirs ; il s'appelait César, Auguste, au lieu d'Octavien ; proclamé Père de la Patrie, il assumait tous les droits de la puissance paternelle, qui étaient énormes chez les Romains ; il avait droit de vie et de mort sur les sénateurs et les chevaliers : on lui avait donné, réunis en un seul faisceau, par une fiction gigantesque, tous les pouvoirs et toutes les autorités publiques et domestiques de l'ancien ordre républicain. Il avait enfin des autels, et le Ciel après sa mort: que lui fallait-il encore ? le passé, l'origine divine, le nimbe d'or de la tradition ; il lui fallait que tout cela eût été préparé dès la haute antiquité par le Destin, prédit par les Oracles, et élaboré comme le dernier enfantement merveilleux à travers tous les siècles même de l'épreuve austère et de la vertu républicaine ; il fallait que les Fabricius même et les Dentatus, ces intègres personnages qui avaient vécu et étaient morts pour une patrie libre, ne parussent lui avoir servi que comme d'éclaireurs et de valeureux précurseurs, — une manière de cortège anticipé ! Cette dernière ambition, toute d'opinion et d'esprit, qui est comme un luxe d'une imagination délicate en même temps que grandiose et sévère, honore Auguste à nos veux, et doit lui faire pardonner beaucoup de choses, comme les lui pardonnait Corneille ; car cela veut dire qu'il lui fallait Virgile comme un dernier artiste qui mettrait la main à son empire pour en achever la décoration et l'ornement. Auguste n'était content et tout à fait glorieux qu'à ce prix, et c'est pourquoi il lui a demandé, à lui le poète modeste et rougissant, il lui a commandé, comme à son peintre favori, l'Enéide.

Lui qui ne voulait pas de couronne comme roi ni comme chef d'Empire, il a voulu une couronne des mains de Virgile.

Et comme homme de goût et comme homme de gouvernement, Auguste avait raison : l'éloquence, il l'avait apaisée et pacifiée ; la poésie, la haute poésie elle-même, qui n'était auparavant comprise que comme une étude moindre, un art moins grave (leviores artes, leviora studia, disait Cicéron aux derniers jours de l'éloquence), va prendre un rang plus élevé, passer sur le premier plan, et devenir à son tour, aux mains du génie, une puissance.

Et notez ce mérite d'Auguste d'avoir deviné dans l'homme modeste, dans le poète des bois et des campagnes, le poète épique, héroïque, celui qui sera au niveau de la plus haute entreprise où puisse aspirer le génie de la poésie. En excitant Virgile à prendre ainsi possession de tout son talent et de toute sa gloire, en discernant, au milieu de ses timidités et de ses rougeurs, son vœu intime et son désir le plus ardent, Auguste a fait un grand acte de goût...

Il suffit d'ouvrir les premiers livres de l'Enéide pour voir combien Virgile a emprunté d'Homère, combien il l'a imité à chaque pas et presque dans toutes les inventions, qui ne sont chez lui, à bien des égards, que des emprunts et des transplantations ; mais le côté original, et qui vivifiera tout, qui distinguera le poème de Virgile de toutes les autres imitations latines des sujets et des formes grecques, ce sera, indépendamment du degré de talent, l'inspiration romaine profonde et l'à-propos national. N'oublions jamais cela.

Auguste, et la chose romaine prise au point de vue d'Auguste d'une part, de l'autre Homère et ses deux immortels poèmes, telles sont les grandes sources qu'il importe de bien posséder tout entières, et sur lesquelles la critique a, pour ainsi dire, à s'établir à demeure pour bien comprendre l'Enéide ; car c'est là que le poète s'est inspiré tour à tour ou à la fois, c'est ce qu'il a combiné dans un art profond. Le but de Virgile dans l'Enéide, nous le savons positivement par les interprètes latins eux-mêmes, a été de faire un grand poème romain, de doter sa patrie d'une vraie épopée : imiter Homère et louer Auguste dans ses ancêtres, grande œuvre poétique et politique ! Il y a admirablement réussi...

Il n'a fait ni voulu faire ni une Théséide, ni une Thébaïde, ni une Iliade purement grecque en beau style latin : il n'a pas voulu non plus faire purement et simplement un poème à la Pharsale, tout latin et en l'honneur de César, où il célébrerait historiquement et avec plus d'éloquence que de poésie les actes d'Auguste, la victoire d'Actium, ce qui a précédé chronologiquement et suivi : il est trop poète par l'imagination pour cela, pour revenir aux chroniques métriques des Naevius et des Ennius ; il a fait quelque chose qui est l'union et la fusion savante et vivante de l'une et de l'autre manière, une Odyssée pour les six premiers livres, et pour les six derniers une Iliade, mais julienne et romaine, merveilleusement combinée et construite, et dont tous les détails sont faits pour intéresser non pas seulement les lettrés et les lecteurs instruits, amoureux des Muses grecques et les aimant jusque dans leurs copies, mais tout un peuple et toute la jeunesse romaine fière désormais de son poète, et s'écriant par la bouche de Properce, dans une immortelle élégie :

« C'est à Virgile qu'il appartient de chanter les rivages d'Actium que Phébus protège, et de dire les flottes victorieuses de César ; Virgile, qui maintenant ressuscite les guerres du Troyen Énée, et les murailles renversées au rivage de Lavinium. Faites place, écrivains romains, et vous, Grecs, laissez l'arène ! il s'enfante quelque chose de plus grand que l'Iliade. »

L'orgueil d'une civilisation devenue florissante et maîtresse à son tour respire dans cet accent du plus généreux des élégiaques, de celui qui ressentait et représentait bien en lui l'enthousiasme de toute la jeunesse contemporaine, et qui était, comme il se le fait dire par elle, le grand poète de ses amours. Si Virgile faisait aux Romains cette illusion d'avoir égalé ou surpassé Homère, c'est qu'il avait touché fortement la fibre romaine.

Quand Properce parlait ainsi, l'Enéide n'était pas publiée ; on ne la connaissait que par le bruit des lectures particulières, et Virgile vivait encore. Il ne cessait de s'adonner à son œuvre, n'étant pas de ceux qui se contentent aisément. Macrobe nous a conservé un fragment de lettre de Virgile à Auguste, un ample mot, mais qui atteste à la fois tout le soin qu'il mettait et la diversité d'études qu'il faisait entrer dans la composition de son poème. Auguste demandait instamment à en lire au moins une partie, et pressait le poète : « Je reçois fréquemment de vos lettres, répondait Virgile... En ce qui est de mon Énée, si, en vérité, je le voyais déjà digne de vous être lu, je vous l'enverrais bien volontiers. Mais une si grande chose n'est qu'à l'état d'ébauche : il y a des moments où je crois que j'étais peu dans mon bon sens lorsque j'ai entrepris un si grand ouvrage ; d'autant plus, comme vous le savez, que je suis forcé d'y joindre, pour le bien traiter, d'autres études et d'un ordre beaucoup plus élevé. » Ainsi parlait cette conscience scrupuleuse, jalouse d'enfermer le plus de docte matière sous la plus noble forme, et toujours inquiète du mieux. A la fin pourtant, lorsqu'il crut avoir suffisamment achevé les premiers livres et les avoir amenés à peu près jusqu'à ce degré de perfection qu'il imaginait, il se laissait vaincre, et il les lisait à Auguste devant Octavie, en cette scène touchante que la peinture a consacrée, et dans l'attitudemodeste où la postérité continuera de le voir.

On a varié sur le lieu où mourut Virgile. Quelques-uns l'ont fait finir à Tarente ; mais la version généralement adoptée est qu'il mourut à Brindes, l'an de Rome 735, à l'âge de cinquante-deux ans, en revenant de la Grèce, où il était allé pour perfectionner son poème et pour y visiter, et de là jusqu'en Asie, les lieux principaux du pèlerinage d'Énée. Ce départ de Virgile pour la Grèce est resté mémorable et cher à tous par l'ode d'Horace. Il n'alla, dit-on, que jusqu'à Athènes, où il rencontra Auguste qui revenait d'Orient, et, déjà malade, il retourna avec lui jusqu'à Brindes, où il trouva le terme de sa vie. Il fut enseveli à Naples, avec l'épitaphe qu'on sait, et qu'il s'était composée à lui-même. Ceux qui ont moqté la douce colline du Pausilype aiment à croire que c'est là qu'il repose. Il avait longtemps et habituellement vécu dans ces contrées. Il avait, dit-on, des terres près de Nole, et on le fait habiter aussi en Sicile.

Il n'était plus maître d'étouffer et d'anéantir son Enéide quand il l'aurait voulu, et comme il paraît bien qu'en effet, dans une heure de désespoir, il y a sérieusement songé : elle appartenait désormais au monde. Elle devint du premier jour le poème de prédilection et l'épopée adoptive du nouvel univers. Auguste, qui en assura le destin et qui en procura la publication, ne fit en cela, comme en beaucoup de choses, qu'exécuter les ordres de Rome et devancer les intentions du genre humain : il y trouva sa récompense.

En mourant jeune, ou du moins avant la vieillesse, et dans la douzième année (à compter depuis Actium) d'un règne qui devait durer trente-deux ans encore, et qui eut ses tristesses et ses dernières heures assombries comme tous les longs règnes, Virgile nous en exprime le plus bel éclat et le plein soleil, de même que dans son Églogue à Pollion il en avait salué et préconisé l'aurore. De loin il lui rend, à ce merveilleux régime d'Auguste, et il lui prête certainement autant qu'il en a reçu. Il nous fait croire, par la grave suavité de sa parole, par la pure lumière qui émane de son œuvre et de son génie, à quelque chose de poli, de brillant, de généralement éclairé, à quelque chose d'humain et presque de pieux, qui n'existait sans doute alors que dans une élite très restreinte de la société, et qui n'y était qu'avec bien des mélanges. Il nous donne le sentiment avancé d'une civilisation qui ne se maintint pas, à beaucoup près, à ce degré dans l'empire romain, et que recouvrirent vite les cruautés et les voluptés grossières : mais, à ces premiers sommets du long règne dont il inaugurait la grandeur, et à l'heure propice où il y dressait son noble phare, les choses de l'avenir apparaissaient ainsi, dans les perspectives de l'espérance. Virgile, avec sa chaîne d'or, liant le passé au présent, donne l'idée de vertus qui n'étaient déjà plus depuis longtemps des vertus romaines. Avec lui on ne prévoit que des Trajans, et nullement les prochains et menaçants Tibères.

SAINTE-BEUVE