Bien qu’il soit exactement contemporain du roi Pere III d’Aragon, son personnage principal, dont il est aussi le premier biographe, nous savons bien peu de choses sur Bernat Desclot (vers 1240-1288), dont aujourd’hui encore aucun document authentique n’est venu démontrer incontestablement l’identité. La critique en est restée, faute de mieux, à la proposition faite en 1949 par Miquel Coll i Alentorn de reconnaître en Bernat Escrivà, qui occupa auprès du roi la charge de trésorier royal à partir de 1283, puis celle de camérier de son successeur le roi Alphonse, jusqu’à sa mort à la fin de l’année 1288, l’auteur du Livre du roi Pierre d’Aragon et de ses prédécesseurs, que nous appelons Chronique de Bernat Desclot, à laquelle il travaillait encore trois ans à peine après la mort du roi. Sa famille pourrait être originaire du Languedoc, serait passée par le Roussillon, et se serait établie à Valence après la conquête du pays par Jaume Ier. Une documentation unique l’a longtemps fait considérer comme une source totalement fiable pour les historiens. En effet, Desclot a bénéficié jusqu’à nos jours d’une grande réputation d’objectivité, car il s’appuie sur des sources documentaires de premier choix, auxquelles son poste lui donne accès et qu’il est aussi parfois le seul à connaître. |
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En particulier, s’agissant du roi Pere, Bernat Escrivà l’a suivi dans beaucoup de ses déplacements pendant toute l'année 1285, et de nombreux actes officiels montrent qu’il était l’exécutant fidèle des décisions du roi en tant que trésorier. On le voit tour à tour s’occuper de la réception des envoyés de l’émir de Tunis au col de Panissars, de l’importation de blé depuis la Sicile, ou du paiement à Roger de Llúria de la solde des corsaires siciliens qu’il a amenés avec lui, détails du règne qu’on ne retrouve jamais dans son texte, car l’auteur, à l’inverse de Ramon Muntaner, y est pratiquement invisible, sauf une fois quand il raconte avoir vu la selle du roi transpercée par une lance française lors de la bataille du 15 août 1285. Mais l’existence d’autres sources importantes, en particulier françaises et italiennes, ainsi qu’une connaissance plus approfondie des documents officiels des Archives de la Couronne d'Aragon, permettent aujourd’hui de relativiser le degré de fiabilité du texte de Bernat Desclot, qui n’est pas celui que l’historiographie catalane a accepté en bloc jusqu’à aujourd’hui dans une perspective éminemment « nationale ». Car Desclot, qui rapporte des faits quasiment contemporains, n’échappe pas aux influences idéologiques, son point de vue étant toujours catalan et monarchique, et par opposition anti-français et anti-papal. Il ne peut en être autrement en cette fin du XIIIe siècle, au milieu du maelström politique que l’antagonisme des maisons d’Anjou et de Barcelone déclenche en Europe. Desclot oublie en effet - ou élude - tout ce qui ne va pas dans son sens, et manipule l’histoire avec des procédés bien plus subtils que ceux qu’emploiera plus tard Muntaner. L’histoire qu’il raconte est la sienne propre et elle est dirigée vers un seul but : magnifier la figure du roi Pere d’Aragon, modèle de roi-chevalier, ce qui donne au livre son unité et son caractère fini. Œuvre de communication, donc de propagande, elle a peut-être même dépassé son but initial, car elle a contribué fortement à la création de la légende du roi Pere le Grand. C’est donc un livre à sa gloire, écrit par l'un de ses familiers, bien que Desclot n’exécute pas une commande royale. Mais ce livre est aussi une création littéraire aux aspects parfois disparates. C’est ainsi qu’à des pages où domine un style sec et rigoureux, non exempt de répétitions et de lourdeurs, succèdent des passages plus vifs, lorsqu’il donne la parole à ses personnages.
C’est ce qui apparaît dans les chapitres consacrés à la croisade de 1285 et en particulier dans l’anecdote de la fuite du roi Jaume II de Majorque par l’égout du palais. La narration, véridique ou inventée, du passage où le roi de Majorque Jaume II s’enfuit de son palais par un souterrain pour échapper à son frère Pere le Grand, le 25 avril 1285, constitue le plus bel exemple du style de Bernat Desclot Arrivé de nuit en vue de Perpignan, le roi Pere se fait ouvrir les portes grâce à des complicités. Et puis il s'en alla à la maison du Temple et y trouva le trésor de son frère le roi de Majorque qui y était gardé, le fit monter au château et ouvrit les coffres où était ce trésor. Là au milieu d'autres choses il trouva une charte en parchemin, fermée par deux sceaux de plomb, l'un était celui du pape, l'autre celui du roi de France. C'était le « traité de Carcassonne », par lequel son frère promettait d’aider le roi de France contre lui. Le roi de Majorque et sa famille sont au château alors en construction. Pere y monte, fou de colère, et veut faire signer à son frère un document démentant le traité de Carcassonne et lui renouvelant alliance et soumission. Mais son frère est malade et enfermé dans sa chambre. On lui envoie un scribe avec le texte à signer, mais il y retourne trois fois sans résultat. Ma foi, dit Pierre, voilà un homme qui dort beaucoup... Et il me semble bien que mon frère n'a guère envie de signer ni de tenir ce qu'il a promis. Mais il n'y a rien à faire ce soir. Qu'il reste donc là-dedans, je ferai mettre des gardes dehors, encore qu'il ne risque guère de s'enfuir, vu qu'il est encore malade. Et il ne serait pas convenable, puisqu'il est malade que nous entrions de force dans sa chambre. Et quand le roi d'Aragon eut dit ceci, il posta ses gardes à tous les endroits du château, demanda à ce qu'on veille toute la nuit et s'en alla dormir. Mais, dit Desclot, s'il y en avait qui dormaient, d'autres veillaient au château. Car vous devez savoir que le roi Jacques avait passé toute la journée à tenir conseil dans sa chambre avec sa femme et ses conseillers privés. Et il se sentait coupable et regrettait à la fois ce qu'il avait concédé à son frère le roi d'Aragon et aussi ce qu'il avait fait dans son dos contre lui. Et, le connaissant, il craignait qu'il ne lui arrivât malheur et même de mourir si l'autre à la suite d'une dénonciation arrivait à savoir ce qu'il avait fait. C'est pourquoi, toute la journée, il fit chercher partout s'il n'y avait pas moyen de sortir du château sans être vu. Il fit donc appeler un maître maçon, qui était le responsable principal de la construction du château de Perpignan et lui dit : Maître, c'est le moment de montrer vos capacités. Cherchez donc avec la plus grande diligence s'il n'y aurait pas une fenêtre, un trou ou une meurtrière, vous qui avez travaillé au château, par où je pourrais sortir de cette chambre sans être vu. - Je ne crois pas qu'un rat puisse sortir d'ici sans être vu, étant donné la façon dont le roi d'Aragon fait garder le château. C'est pourquoi je pense que je ne trouverai pas le moyen de faire ce que vous dites." Et le roi Jaume, quand il entendit cela, se tînt pour perdu et lui dit qu'il fallait qu'il sorte de sa chambre et du château avant qu'on lui creuse une galerie dans la chambre, qu'il préférait mourir dehors ou dans la chambre s'il ne pouvait en sortir, plutôt que de tomber entre les mains de son frère le roi d'Aragon. - Sire, dit le maître maçon, ce que vous dites est facile à dire mais plus difficile à faire. Mais tout homme en dehors de vous essaierait de sortir par un endroit que je connais. - Comment, dit le roi, ne suis-je pas homme à m'aventurer comme un autre ? - Certes, dit le maître, mais j'ai honte de dire à un aussi noble seigneur que vous de sortir par un tel endroit, surtout que vous avez été malade et que vous n'êtes pas encore au mieux. - Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? dit le roi. Pour aussi dangereux qu'il soit on peut essayer. Dites-moi où c'est. - Sire, quand nous avons travaillé au château, nous avons fait un conduit qui part de la cuisine, passe sous votre chambre et sort du château à un trait d'arbalète dans le fossé dehors. Il est assez large pour qu'un homme puisse sortir à plat ventre sans danger, mais il est plein de saletés en raison des eaux et des ordures qu'on y jette tous les jours. Et je crains que si vous essayiez d'y passer, vous ne supportiez pas les mauvaises odeurs et les saletés qui sont là-dedans." - Vous me prenez donc pour quelqu'un de bien fragile. Je ne pourrais pas essayer ce qu'un autre homme ferait ! Si c'est comme vous dites, il n'y a pas de lieu qui convienne mieux que celui-là. Quand le roi eut parlé ainsi, le maître vînt avec son pic et son marteau et il cassa quelques ardoises de la chambre qui était dallée et arriva jusqu'au conduit et le trouva encore plus large qu'il ne pensait. Et c’est par là que le roi de Majorque s’enfuit. Mais avant il prit congé de la reine Esclarmonde sa femme et tous deux laissèrent couler de grosses larmes. Et alors elle resta dans sa chambre et lui partit par le conduit et en ressortit à l'extérieur du château. Même si cette scène rappelle beaucoup la fuite nocturne du sarrasin Aigoland, assiégé dans Agen par Charlemagne dans la Chronique du pseudo-Turpin, elle est corroborée par le moine de Ripoll, continuateur de la Geste des comtes de Barcelone. Un deuxième exemple pourrait être sa narration du duel manqué de Bordeaux entre Charles d’Anjou et Pere, le 1er juin 1283.
Ce qui fait toutefois que Desclot est unique dans la littérature catalane médiévale, en dehors de la qualité exceptionnelle de l'information qu'il apporte, c'est sa capacité à créer des mythes. Il construit une légende monarchique nationale catalane pour faire du roi, au-dessus des féodalités, le représentant d'une nation. Il décrit un monde (plus idéal que réel) d'harmonie entre les grands et le roi, de vassaux fidèles, d'équilibre entre Aragonais et Catalans, dans lequel les valeurs féodales répondent à la magnanimité du roi. C'est ainsi qu'il crée une image du roi Pere assez éloignée de la réalité, transformant un personnage impulsif et même vindicatif en roi modèle, sage et prudent, sans jamais cesser d'être chevaleresque. Il a inventé même pour lui des phrases qui font aujourd'hui partie du patrimoine anecdotique national catalan. Ce faisant, il occulte une réalité bien différente, faite de rivalités, de révoltes nobiliaires, de trahisons et de vengeance. Enfin, le silence qu'observe Desclot sur le comportement de l'Eglise catalane à l'égard d'un roi excommunié, et la discrétion dont il fait preuve vis à vis de la papauté, ne semblent être justifiés que par la nécessité à la fois politique et rhétorique de composer la scène finale du Livre, montrant un souverain enfin réconcilié avec l'Eglise au moment de mourir, dans un tableau plein d'une grandeur pathétique. |
Et pour prolonger
- Agnès et Robert Vinas - La croisade de 1285 en Roussillon et Catalogne, TDO éditions, 2015
- Traduction de la Chronique du roi Pere d'Aragon par Agnès et Robert Vinas, TDO éditions, 2024
© Robert Vinas