Si nous ne savons presque rien de Bernat Desclot, Ramon Muntaner nous est en revanche bien connu.

Il est né en 1265 à Peralada en Ampurdan, dans une famille de notables locaux. Il se trouve dans la ville quand les troupes françaises de Philippe III le Hardi l’assiègent en 1285 et la saccagent. Cet événement ruine sa famille, ce qui l’oblige à partir chercher fortune à vingt ans, comme il l’explique au chapitre 125 de sa Chronique. Dès lors, il participera à des campagnes militaires sur tous les théâtres de guerre en Méditerranée, au service des monarchies catalanes d’Aragon, de Sicile et de Majorque.

Nous ne savons rien de sa formation, sinon qu’il a appris à lire et écrire en catalan, à compter et à manier les armes. C’est avec ce simple bagage qu’il part pour une longue vie d’aventures, marquée par trente-deux batailles sur terre et sur mer, des époques d’opulence et de gloire, mais aussi des moments de détresse, des blessures au combat et même des séjours en prison.

Après la croisade de Philippe le Hardi, il participe à la conquête de Minorque sur les Sarrasins en 1287. Plus tard on le retrouve en Sicile où il guerroie contre les Angevins, en particulier lors du siège de Messine (1300). C’est là qu’il fait la connaissance de Roger de Flor, dont il devient l’intendant. Après la paix de Caltabellota (1302) il accompagne Roger et sa Compagnie en Orient où il reste de 1303 jusqu’à l’été 1307 où Il quitte la Compagnie avec l’infant Ferran de Majorque. Il voudrait alors s’établir à Valence où l’attend sa fiancée, mais Frédéric de Sicile l’envoie pacifier Djerba. Il s’y établit jusqu’en 1313 après s’être marié.

Fol.1 de la Chronique de Muntaner
Ms COD K-I-6-F 1 - Bibliothèque de l'Escorial

En 1315 une autre mission lui est confiée : ramener de Sicile le petit orphelin Jaume, futur Jaume III de Majorque, fils de l’infant Ferran de Majorque et d’Isabelle de Sabran. Il l’accompagne jusqu’à Perpignan pour le remettre à sa grand-mère Esclarmonde de Foix et à son oncle le roi Sanç.

Il continue à jouir de la confiance des monarques catalans et conseille même le roi Jaume II d’Aragon dans la préparation de la conquête de la Sardaigne.

Retiré à Valence, il entreprend en 1325 la rédaction de sa Chronique qu’il termine trois ans plus tard. Il se remet alors au service de la monarchie majorquine qui l’anoblit, et devient bailli d’Eivissa, où il meurt en 1336.

 

Dans sa Chronique, je détacherai surtout la croisade de 1285, épisode de sa jeunesse qu’il a pu suivre au moins en partie comme témoin oculaire. Mais on pourrait aussi développer les aventures de la Compagnie catalane en Orient où il a joué un rôle actif, car il en a été l’un des capitaines sous les ordres de Roger de Flor.

L’impression qui se dégage de la lecture du texte de Muntaner, est qu’il s'adresse à un auditoire plutôt qu'à des lecteurs : c’est à des auditeurs qu’il adresse fréquemment la formule « Que vous dirai-je ? ». Muntaner est un conteur, pas un homme de plume : il n’est pas cultivé au sens moderne du mot, il n’a pas fait d’études latines, il est « illiteratus ». Ses références historiques et même religieuses sont souvent empreintes de merveilleux ; sa culture littéraire se résume probablement aux romans de chevalerie qu’il a lus ou entendus, ses héros sont Roland, Tristan, Lancelot ou Alexandre le Grand. Même les personnages de sa Chronique, Pere le Grand ou Roger de Flor, leur ressemblent. C’est donc avec cette culture, mais avec un talent de conteur inégalé au Moyen Âge, qu’il écrit ce livre d’aventures unique.

Mais il faut se demander, à propos d'un chroniqueur dont le témoignage a été et est encore largement utilisé par les historiens, quelle crédibilité attribuer à son témoignage. Pour Stefano Cingolani, le spécialiste des chroniques catalanes, il ne faut presque jamais le croire car il ment ou occulte délibérément.

 

La croisade de 1285

Comment connaissons-nous cet événement ? Tous les chroniqueurs européens en ont parlé :

  • les Catalans : Bernat Desclot, le moine de Ripoll continuateur anonyme de la Geste des comtes de Barcelone et notre Muntaner
  • les Français : Guillaume de Nangis, moine de Saint Denis, le plus important
  • et aussi les Italiens, siciliens comme Bartolomeo de Neocastro, florentins comme Villani et beaucoup d’autres.

Mais il ne faut espérer de neutralité d’aucun d’entre eux : chacun a choisi son camp, même les Italiens divisés entre guelfes, partisans du pape et des Français, comme Saba Malaspina - et gibelins partisans de l’Empire et de la maison d’Aragon, comme le sicilien Bartolomeo de Neocastro. Chacun donne sa version, sa vérité. Même Bernat Desclot considéré encore aujourd’hui comme le plus fiable, transforme aussi la réalité.

Et Ramon Muntaner, où se situe-t-il ? Il est un contemporain exact des faits : il a vingt ans et vit à Peralada quand l’armée des croisés se présente devant la ville. De plus, c’est un spécialiste de la guerre et des combats navals. Il devrait être la personne idoine pour nous parler de la croisade.

Mais sa théorie historique est simpliste et relève de ce que dans l'antiquité les historiens et ethnographes grecs appelaient l'autopsie : tout ce dont je parle, je l’ai vu, donc « Je prie ceux qui l’entendront de me croire, car tout est vrai, n’en doutez pas. »

Inutile de signaler ici les inventions, inexactitudes ou silences de Muntaner : les historiens l’ont fait depuis longtemps. Demandons-nous plutôt plutôt comment lire un auteur qui ment ou réinvente systématiquement. Pour cela, on peut comparer Muntaner non aux auteurs français qui de leur côté présentent la version française des faits, mais à d'autres auteurs catalans, Bernat Desclot et le moine de Ripoll.

 

Muntaner décrit un monde en noir et blanc, divisé entre les bons, les Catalans, et les mauvais, les autres, les ennemis de la maison d’Aragon ; dans ce cas, les Français et leurs alliés. C'est un monarchiste convaincu : son héros, c’est le roi d’Aragon Pere le Grand. Ceux qui luttent contre lui et ses troupes luttent contre la vérité et contre Dieu, même le pape qui a excommunié le roi. En conséquence, on ne trouve pas dans sa Chronique une seule défaite du roi d’Aragon : le roi Pere ne peut être vaincu et n’a jamais perdu une bataille.

Prenons l'exemple  de la bataille du 15 août 1285, une grosse escarmouche qui a eu lieu aux environs de Banyoles, pendant que les Français assiègent Gérone, entre une troupe conduite par Pere qui veut intercepter les convois de ravitaillement entre Roses et Gérone et une troupe française. Tous les auteurs français et italiens affirment que le roi fut blessé, quelques-uns même qu’il est mort de ses blessures. Voici la version du moine de Ripoll, aussi nationaliste catalan que Muntaner, mais qui confirme la version française :

    « Et parce que les gestes des rois doivent être écrites selon la vérité, pour qu’il ne semble pas que celui qui écrit soit un adulateur, je ne vais pas omettre un fait qui ne fut pas une victoire du roi. A cause de la Fortune, qui est une marâtre qui ne se comporte pas toujours de même pour tout le monde, le soleil de la victoire subit une éclipse alors qu’il avait été radieux dans toutes les autres batailles. Peut-être le Seigneur voulut-il à ce moment l’abandonner et l’humilier pour qu’il ne s’enorgueillisse pas des faits antérieurs. Ensuite pendant que notre roi et les français retournaient chacun vers les siens, les français annoncèrent à grands cris dans leur armée qu’ils avaient tué le roi Pere. »

Que fait Muntaner ? Il affirme que le roi Pere a été vainqueur puisqu’après la bataille ce sont les siens qui ont « nettoyé » le champ de bataille. Et qui nettoie le champ de bataille ramasse le butin, l’argent et les armes, ce qui montre qu’il gagné. De plus il en rajoute en nous présentant le roi Pere comme un chevalier parfait, qu’il compare aux héros de chansons de geste et aux chevaliers de la Table Ronde.

    « Le roi chargea sur ses ennemis et tua de sa masse d’armes plus de quinze chevaliers. Et croyez que quand il en touchait un, un seul coup suffisait. Car ce qu’accomplissait le roi n’était pas l’œuvre d’un chevalier, mais plutôt de Dieu. Car ni Galaad, ni Tristan, ni Lancelot, ni Gauvain, ni Boors, ni Palamide, ni le Chevalier à la cotte mal taillée, ni Estor de Mares, ni Morant de Gaunes, tous ensemble, n’auraient pu acomplir ce que le roi d’Aragon fit en un jour avec le petit nombre de gens qui étaient avec lui en ce moment contre quatre cents chevaliers aussi valeureux, la fleur du royaume de France. »

Muntaner ne peut admettre la défaite : les Catalans sont les meilleurs puisqu'ils sont sujets du roi Pere. Ils sont une sorte de peuple élu. D’ailleurs les Catalans ne font pas de choses laides, comme les Français

C’est ainsi qu’il nie la trahison du roi de Majorque, celle des habitants de Castelló, de l’évêque de Gérone et de l’Eglise d’Ampurdan en général, toutes choses pourtant parfaitement documentées. On trouve aux Archives de la Couronne d'Aragon dans les registres de chancellerie une lettre du roi Pere écrite à Bascarà le 6 octobre à l’évêque de Gérone et à quatorze abbés et prieurs de l’Ampourdan : il leur donne huit jours pour quitter le pays. Voici la liste : l’évêque Berenguer de Girona, les abbés de Banyoles, d'Amer, de San Feliu de Guixols, de sant Pere de Gallicans, de Vilabertran, de sant Pere de Besalu, de Camprodon, de sant Llorenç de Mont, le prévôt de sant Marti de Girona i les prieurs de Lledó, de santa Maria de Besalu, de sant Miquel de Cruïlles i d'Ullà. Comment croire que Muntaner ignore ce fait ? Voici une autre preuve de ses mensonges : on trouve dans la comptabilité de campagne de Philippe le Hardi un paiement fait le 15 août à deux cavaliers et un écuyer vassaux de l’évêque de Gérone mis à la disposition du roi de France. Pour être juste avec lui, il faut dire que ni Desclot ni le moine de Ripoll n’en parlent, comme s'il était tabou de parler de l’Eglise, fort mal à l’aise dans cette croisade, vu que le roi Pere était excommunié. Pourtant les Templiers étaient à Panissars avec lui.

En revanche, les Français commettent des actes abominables : à Peralada, ils sacrifient Na Palomera sur l’autel même de l’église sainte Marie.

    «Et quand vint le jour, les Français virent que la ville brûlait, constatèrent que la ville avait été abndonnée et y pénétrèrent. Ils vinrent jusqu’à l’église de sainte Marie et y trouvèrent Na Palomera, une bonne femme de Peralada qui tenait dans ses bras une image de madame sainte Marie. Alors arrivèrent ces maudits Picards, les pires de l’armée, qui mirent en pièces la pauvre femme. »

Pourtant le moine de Ripoll nous dit que les Catalans ne sont pas en reste :

    «Parmi les désastres que les Français amenaient dans notre pays, l’un d’eux fut le plus grand de tous.En effet, en les fuyant nos gens pillaient d’autres compatriotes, de sorte que tous, spoliés de leurs biens, ne savaient ce qui valait mieux, supporter pertes et dommages entre nous ou s’en remettre à la férocité des Français, comme nombre d’entre eux l’avaient fait en craignant le pillage des nôtres. Mais là où ils pensaient trouver protection ou un refuge sûr, ils trouvaient la mort ou alors la perte de tout ce qu’ils portaient. Ce fut l’unique mal commun à tous, un fléau et une calamité, qu’il fallût que tout notre pays, de Perpignan à Hostalric, fût détruit totalement, soit par les immondes et enragés français, soit par les nôtres » 

 

Considérons à présent les relations entre les royaumes d’Aragon et de Majorque, entre Pere et son frère Jaume. Pour Muntaner, tout doit être beau, merveilleux. La concorde doit régner toujours entre les rois catalans. Il nous livre donc une vision fausse des relations entre les deux frères. Selon lui le roi de Majorque n’a pas trahi, les deux frères étaient d’accord :

     « Le roi de Majorque fut à Montpellier et le cardinal Cholet lui fit diverses promesses de la part du pape et du roi de France. Mais leurs prêches auraient eu peu d’effet s’il n’y avait pas déjà eu un accord entre les deux frères, selon lequel le roi de Majorque laisserait passer les Français, car il ne pouvait s’opposer à ce qu’ils entrassent en Roussillon. Et s’ils étaient entrés par la force, il aurait perdu pour toujours Montpellier, le Roussillon, la Cerdagne et Montpellier. »

Malheureusement il existe un document, publié dans notre livre sur la Croisade de 1285 : un accord signé à Carcassonne deux ans plus tôt entre les rois de France et de Majorque, dans lequel le roi de Majorque promettait de laisser passer les troupes françaises et aussi d’aider militairement les Français.

Ramon Muntaner exprime finalement toujours une interprétation personnelle et subjective des événements, et réinvente les faits pour qu’ils s’accordent avec ses idées. Quand le développement des faits ne correspond pas à sa vision du monde, il le corrige par la narration et prend la liberté de traiter l’histoire comme un roman, selon son plaisir et ses critères narratifs. Telles sont les limites de la crédibilité de Muntaner comme historien.

 

En revanche, Muntaner est un narrateur exceptionnel. Ses plus belles réussites sont les dialogues et les personnages qu’il crée. Les dialogues à la cour de France sont évidemment de pures inventions, mais en peu de mots il crée des personnages bien typés, sympathiques ou antipathiques, bons ou méchants : le mauvais est le cardinal Cholet, l’organisateur de la croisade, le bon est le prince héritier Philippe, le futur Philippe IV le Bel, favorable au roi d’Aragon son oncle. Son frère cadet, le prince Charles, est le roi du chapeau et du vent.

Au milieu, le roi Philippe III le Hardi. Mais Muntaner est trop monarchiste pour critiquer un roi aussi puissant. Philippe s’est donc laissé tromper par le pape, Charles d’Anjou et le cardinal Cholet, et il s’aperçoit trop tard que son fils avait raison. Trois exemples :

1. Quand les Français ne peuvent franchir le col de Panissars pour envahir la Catalogne.

    « Et quand le roi d France vit que ses gens étaient repoussés il dit : Ah Dieu, que se passe-t-il ? Je suis trahi ! Alors monseigneur Philippe se tourna vers son frère Charles et lui dit : Regardez, beau frère, comment les gens de votre royaume vous accueillent avec honneur ! Mais Charles ne répondit pas tant il en était malade. Mais le roi de France, leur père, qui avait tout entendu, répondit en colère : taisez-vous Philippe, car ils font choses dont ils se repentiront. ».

    « Ah ! Sire, sire, dit monseigneur Philippe, je plains plus votre honte et votre déshonneur que ne le font le pape et les cardinaux qui ont fait de mon frère le roi du vent. Eux se reposent et s’amusent et font peu de cas des dangers et des dommages que vous subissez. Et le roi de France se tut car il savait bien que son fils lui disait la vérité. »

2. Après la défaite, pendant la retraite de l’armée française.

    « Quand le roi de France et le cardinal apprirent la défaite de leur flotte, ils pensèrent qu’ils étaient perdus. Alors le cardinal dit : « Mais qui sont ces démons ? » Et le roi de France répondit : « Ce sont les gens les plus fidèles du monde à leur seigneur. Vous pourriez en faire de la « carn salada» qu’ils ne cesseraient de défendre les terres du roi d’Aragon. C’est pourquoi notre entreprise fut une folie et la faute en revient à mon oncle Charles et à vous qui l’avez ourdie. Dieu veuille que nous ne connaissions pas le sort de mon oncle qui en est mort de chagrin. »

3. Au retour au passage de Panissars.

    « Et quand ils eurent passé le col, ils aperçurent le roi de Majorque qui arrivait avec ses cavaliers et de bons fantassins du Roussillon, de Conflent et de Cerdagne, bannière au vent. Alors le cardinal, mort de peur, s’approcha du roi de France (C’est Philippe IV le Bel, car Muntaner nous a dit que le Hardi était mort avant de passer l’Albère) et lui dit : Sire que ferons-nous, car je vois le roi d’Aragon qui arrive."

Le cardinal confond les deux bannières :

    "Et le roi de France lui dit : ne craignez rien, c’est mon oncle le roi de Majorque qui vient nous accompagner. C’est ce qui a été décidé par les rois d’Aragon et de Majorque. Et quand le roi de Majorque les eut rejoint, le cardinal lui demanda : « Ah, sire roi de Majorque, que va-t-il nous arriver ? Mourrons-nous aujourd’hui ? - Non, cardinal, ne craignez rien. Je vous jure sur ma tête que vous êtes en sécurité. » Alors le cardinal se rasséréna, mais jamais de la vie il n’avait eu aussi peur."

 

Muntaner se signale aussi par l'invention permanente d'anecdotes et de personnages. Ainsi de cette femme de Peralada, la Mercadera, dont il faitfait une héroïne.

    «A Peralada il y avait une femme que j’ai bien connue, qu’on appelait la Mercadera, car elle tenait un étal au marché. C‘était une forte femme. Un jour, alors que l’armée française assiégeait Peralada, elle alla dans son jardin cueillir des choux, munie d’une lance, d’une épée et d’un bouclier. Là, elle entendit un bruit de clochettes, s’arrêta de cueillir ses choux et alla voir de quoi il s’agissait. Elle vit alors dans le ruisseau qui se trouvait entre son jardin et celui de son voisin un cavalier français qui n’arrivait pas à sortir du ruisseau. Elle lui donna un tel coup de lance dans la cuisse que la lance traversa la cuisse et la selle et toucha le cheval. Le cheval se sentit blessé et se cabra et le cavalier serait tombé s’il n’avait pas été lié à la selle par une chaîne. Alors elle mit la main à l’épée, frappa à la tête le cheval qui fut tout étourdi. Alors elle prit le cheval par les rênes et cria : Cavalier, tu es mort si tu ne te rends pas. Le cavalier se tint pour mort et se rendit. Elle lui retira la lance de la cuisse et l’amena à Peralada, ce dont le roi Pere fut tellement content qu’il il lui fit raconter son histoire plusieurs fois. Que vous dirai-je ? Elle récupéra le cheval et les armes et le cavalier se racheta pour deux cents florins d’or.Vous comprenez maintenant pourquoi la colère de Dieu était tombée sur les Français. »

Ainsi les inventions de Ramon Muntaner sont-elles entrées au patrimoine anecdotique et légendaire national, par exemple lorsqu’il fait dire au roi Pere le Grand : « Si ma main gauche savait ce que ma main droite a l’intention de faire, je la couperais moi-même ». Pendant longtemps, elles ont même constitué l’histoire officielle, car l’historiographie catalane a accepté comme vérité les écrits de Desclot et de Muntaner, sans trop les confronter à d'autres sources documentaires.

 

Que dire pour conclure ? Muntaner est peu fiable comme historien, même si l’on peut tout de même citer des exemples d'épisodes où il est le seul chroniqueur à apporter une solution crédible : ainsi le passage de l’Albère et les combats navals de l’été 1285.

Mais comme narrateur, il est exceptionnel au Moyen Âge. Ecrivant quarante ans après les événements de 1285, il y a pensé durant tout ce temps et les a racontés comme il aurait voulu qu'ils se fussent déroulés. Beaucoup de ses affirmations ne sont pas corroborées par d'autres documents et font plutôt penser à des récits qu’il aurait recueillis, ou des souvenirs, des données subjectives, des rêves, et surtout une idéologie nationale catalane bien définie.

Mais finalement on trouve dans sa Chronique un grand moment de vérité et d’émotion, lorsqu'il parle de lui et des gens de Peralada en donnant à son texte un ton personnel particulièrement émouvant : « Car moi et d’autres à cette époque avons perdu presque tout ce que nous possédions et nous ne sommes plus jamais retournés y habiter, mais nous avons dû partir de par le monde chercher fortune au milieu des périls et des épreuves au cours desquels la plupart ont perdu la vie, pendant les guerres qu’a livrées la maison d’Aragon ». Cette fois nous pouvons croire Ramon Muntaner...



Et pour prolonger



© Robert Vinas