Enterrement de victimes de la peste noire à Tournai - Annales de Gilles Le Muisit (1272-1352) - Bibliothèque royale de Belgique



LA PESTE NOIRE DE 1347-1351 - L'EXEMPLE DE PERPIGNAN ET DE GERONE (1348)
Conférence de Robert Vinas

Après la peste de Justinien, une première pandémie qui sévit dans tout le bassin méditerranéen de  541 à 767, la deuxième pandémie de peste « noire » (au sens de « terrible »), qui réapparaît en Occident au XIVe siècle est un phénomène mondial, donc un cataclysme exceptionnel par sa vaste échelle géographique autant que sa durée : d'abord cinq ans, de 1347 à 1352, puis avec de nombreuses résurgences jusqu'à la fin du XIXe siècle (1).


Diffusion de la peste noire en Europe de 1347 à 1351 - Wikimedia Commons


Rien qu'au XIVe siècle, la violence et la soudaineté du mal, sa progression inexorable, l'inefficacité des soins, le nombre élevé des victimes (80 millions dans le monde, plus que les guerres mondiales du XXe siècle), créent un traumatisme durable. Le nombre des décès est tel, partout en Europe, qu'il donne aux contemporains l’impression d’une mortalité sans précédent, ce que traduit l'expression du franciscain irlandais John Clyn : « J'attends la mort parmi les morts. »

Voici ce qu’en dit le chroniqueur arabe Ibn Khaldun (1332-1406) : « Tant à l’est qu’à l’ouest, la civilisation subit une incursion destructrice, celle de la peste qui dévasta les nations et raya des populations entières de la surface de la terre. Elle annihila le bien qui avait été créé, le niveau de la civilisation décrut en même temps que le nombre d'habitants. La face du monde habité en fut changée. »


Caractères épidémiologiques et cliniques de la peste « noire »

Il faut attendre 1894 pour qu’Alexandre Yersin, un savant franco-suisse disciple de Pasteur, identifie à Hong Kong le germe responsable et le rôle des rats dans sa propagation. Une épidémie de peste fait donc intervenir une bactérie, yersinia pestis, des rongeurs, des puces et des hommes. Au Moyen Âge, elle présente une forme bubonique, qui survient après la piqure d’une puce infectée, et une forme pulmonaire contagieuse d'homme à homme. La mort intervient généralement dans les trois jours.


Chronique de Toggenburg - Les dix plaies d'Egypte (1411) - Berlin, Kupferstichkabinett, P78E1, fol.80v - XVe s.


Au XIVe siècle, on recherche les bubons, ces ganglions qui poussent sous les aisselles. Lorsque les capacités de filtration des ganglions sont dépassées, le bacille se répand dans la rate, le foie et les poumons. Alors, l'issue est fatale. On a beau poser des culs de poulet sur les bubons, pour les réduire par l’effet sphincter, rien n’y fait.


L'apparition de la peste en Occident et sa diffusion : 1347-1352

Selon les chroniqueurs arabes, Ibn Khaldoun et Ibn Khatima, la peste provient de Chine, qui entre 1331 et 1393 perd un tiers de sa population, soit 35 millions d'habitants. Puis elle atteint les rives de la mer Noire en 1346 avec les invasions mongoles. C'est là que va se jouer le futur drame de l'Occident. Le comptoir génois de Caffa est assiégé par les Mongols mais leur résiste. Le chef des Mongols décide alors de jeter dans la ville, à l’aide de machines de guerre, des cadavres de pestiférés, provoquant une épidémie parmi les habitants. Au même moment, des navires génois quittent le port en emportant le fléau dans leur cargaison de blé.

Or de nombreux pays d'Europe occidentale sont alors confrontés à des situations climatiques difficiles, un petit épisode froid et humide, des disettes et des troubles politiques : c'est le début de la guerre de Cent ans entre la France et l'Angleterre, la couronne d'Aragon est en pleine guerre avec le royaume de Majorque. La peste fait irruption dans un paysage déjà bouleversé.

C'est dans ce contexte que les galères génoises transportant du blé russe font escale à Péra, le comptoir génois de Constantinople, où la peste se déclare en décembre 1347. Refoulées de Gênes, elles atteignent Marseille le 1er novembre 1347. La peste y fait aussitôt des ravages terribles, puis se répand en Languedoc. Elle atteint Narbonne en mars, puis rapidement Perpignan et Gérone, où l'épidémie sévit dès le mois d'avril.

On avait pourtant été averti par une lettre d'André Benoit, viguier du vicomte Aymeri de Narbonne aux jurats de Gérone datée du 17 avril 1348, qui les informait qu’une « mortalité venue de Romanie a emporté le quart de la population d'Avignon jusqu’à Narbonne et Carcassonne ». Surgit immédiatement l'hypothèse d’un complot, dont on n’accuse pas encore les Juifs. Mais le viguier informe les jurats :

Le viguier avertit les jurats que la maladie est contagieuse et que serviteurs, parents et familiers meurent généralement dans les trois ou quatre jours.

Mais désormais, la maladie est incontrôlable et envahit la Catalogne entière.


A Gérone

Christian Guilleré a consacré une étude très sérieuse à la question (2). L'épidémie arrive à Gérone dans sa phase aiguë en mai 1348. Elle a donc mis plus d'un mois à arriver de Narbonne par Perpignan, mais elle se prolonge en juin et juillet, où elle fait rage. On peut estimer qu’elle a commencé vers le 15 mai pour s'arrêter vers le 10 août. Ces deux mois de peste semblent caractéristiques des pays méditerranéens, où l'épidémie bat son plein à la fin du printemps et au début de l'été.

Comment étudier le phénomène en l'absence de listes des personnes décédées ? Christian Guilleré a étudié d'abord les testaments. Pendant la deuxième quinzaine de mai, il trouve 10 testaments par jour, et même 20 testaments par jour en moyenne en juin, avec des pics à 30 et 32 les 3 et 10 juin. On note la fréquence des testaments sacramentels, où le testateur est chez lui dans son cadre familial, entouré de prêtres et d'amis, qui notent ses vœux avant de les rendre publics devant l’autel d’une église, en présence d’un juge. Ces testaments qui n’ont pu être passés devant notaire l’ont souvent été en présence de religieux des ordres mendiants, frères mineurs surtout, ou des Carmes ou des Mercédaires.

On note, ce qui n’est pas étonnant, l'importance des legs pieux qui s’articulent autour de quatre thèmes essentiels : les aumônes en pain, les legs faits aux hôpitaux, aux pauvres indigents et mendiants, et également aux captifs des Musulmans dont les Mercédaires ont la charge. Si les Géronais laissaient en moyenne 131 sous dans la période précédente, ils en laissent 168 en 1348. Il ne faut pas oublier bien entendu les messes et les offrandes aux églises.

Christian Guilleré estime que 15% de la population de Gérone a disparu. C’est le personnel politique qui a été plus touché que la moyenne de la population. Au Conseil des 80, 21 sont décédés sur les 74 en vie avant l'épidémie, ce qui représente 28 % de l’ensemble, beaucoup moins qu’à Barcelone, car certaines familles se sont réfugiées très tôt sur leurs terres à l'extérieur de la ville.

En ce qui concerne les catégories socio-professionnelles, c’est naturellement le notariat qui a été le plus touché, avec 50 % de pertes : c’est l'une des professions qui ont été le plus en contact avec les malades, à l’occasion des testaments. Chez les juristes, la moyenne est de 25 %. Elle monte à 40 % pour les commerçants, car la profession implique des contacts, de même que pour les barbiers et médecins.

Les femmes sont un peu moins touchées que les hommes, et les enfants aussi.

Mais tous les groupes sociaux ont été frappés : on est loin à Gérone d'une épidémie prolétarienne.

Finalement, l'administration et le gouvernement, un temps désorganisés, reprennent leur travail en août 1348. L’oligarchie des marchands, qui s’est imposée dans les années 1330-1340, ne voit pas son pouvoir menacé. Alors l'activité reprend très vite.


À Perpignan

Pour Perpignan, nous disposons de l'article de Richard W. Emery, publié en 1967 (3). Cet historien américain a consulté les registres des notaires de l’époque, environ cinq cents, et en particulier ceux qui datent de 1348.

Le fléau atteint Perpignan fin mars 1348, et est particulièrement virulent de la mi-avril jusqu’à juin, faisant chuter lourdement l’activité économique. Le nombre de prêts d'argent des juifs aux chrétiens, qui était de vingt-cinq par mois en moyenne jusqu’en mars, tombe à deux en avril et à sept pour le reste de l’année civile, dont le premier est effectué en août.

La grande masse des documents que l'on retrouve d'avril à juin sont des testaments, soixante-trois pour cette période, et huit pour le reste de l’année. Ensuite on trouve plutôt des disputes entre héritiers, des restitutions de leur douaire à des veuves, des décisions de tribunaux nommant des tuteurs pour les orphelins, des curateurs de propriétés et des exécuteurs testamentaires pour remplacer ceux qui étaient nommés dans les testaments et qui sont décédés eux aussi.

Cela suggère que la mortalité a été très importante. Mais en l'absence de listes de décès, l’auteur a étudié la mortalité chez divers groupes socioprofessionnels.

Si peu à peu les marchands réapparaissent, leur activité se résume au recouvrement des dettes d’avant l'épidémie. Les ventes sur le marché local ne reprennent pas avant la fin de l’année. Le recrutement d’apprentis pour les industries textiles ne reprendra qu’en 1349 et 1350, pour remplacer ceux qui sont décédés. Donc l'épidémie a provoqué à Perpignan une dislocation provisoire de l’activité économique.

Partout en Europe, les signes de désintégration de la société n'ont pas manqué dans une population terrifiée : les gens qui le peuvent fuient de place en place, certains sombrent dans la débauche ou au contraire dans des formes extrêmes de dévotion, les malades sont abandonnés, des maris abandonnent leurs femmes et des parents leurs enfants. Mais ces formes-là, abondamment attestées dans la littérature européenne, ne se retrouvent pas dans les actes notariés de Perpignan, et on ne peut affirmer avec certitude qu’elles ont eu lieu à une large échelle dans la cité.

En tout cas, les malades ont fait en général leur testament, surtout en mai 1348, ce qui prouve qu'ils n'étaient pas tous abandonnés. Dans cette période d'ailleurs, de nombreux Perpignanais éprouvent le besoin, même quand ils ne sont pas malades, de mettre leurs affaires en ordre. Le problème est que les testaments précisent rarement si le testateur est malade. Il faut noter aussi qu’il est difficile de trouver un notaire et cinq témoins pour faire un testament à domicile, un testament sacramentel : on rapporte au roi d'Aragon en juillet 1348 que presque tous les notaires du Roussillon sont morts durant l'épidémie. Les gens du village de Ponteilla sont mieux servis, puisque 22 d’entre eux ont pu tester entre avril et juin. Mais il s'agit d'une exception.

Au total, il semble que la peste a emporté à Perpignan plus de 50 % de la population en quelques mois. Dans les alentours, le village de Vilarnau disparaît complètement.

Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, la population restante réagit. Dès l'été, les tribunaux fonctionnent, les marchands sont là et recommencent à voyager dès la fin de l’année, les affaires reprennent. Il semble y avoir eu à Perpignan un considérable degré de résilience, et Emery conclut que l’organisation sociale a résisté à l'épreuve et qu’elle fonctionne, ce qui n'a pas été le cas, loin s’en faut, ailleurs.


Les réactions collectives et individuelles face au fléau

Comment réagissent populations et gouvernements à un fléau qui est annoncé de ville en ville par courrier ou surtout oralement par les marchands et les voyageurs ?

Le roi de France Philippe VI interroge l’Université de Paris, son conseil scientifique, qui rédige le Compendium de Epidemia (4) : La peste étant un phénomène universel, il faut donc qu’elle vienne de l’univers. Elle est due à la conjonction de Jupiter, Mars et Saturne, observée en mars 1345 ; Mars étant la planète de la guerre, qui annonce les désastres, Jupiter la planète chaude, associée à tout ce qui pourrit, Saturne la planète des morts. Quand les trois brillent ensemble, la situation est terrible. C’est donc l'astrologie qui est censée donner l’explication. Une mauvaise conjonction des planètes serait la cause de la corruption de l'air. Ce que conteste absolument le poète italien Pétrarque, qui traite les astrologues de charlatans qui disent des choses absurdes pour masquer leur ignorance.

C’est donc la théorie aériste qui est à la base de tous les conseils préventifs : s'enfuir vers des régions plus saines (donc prendre des vacances… et répandre l'épidémie ailleurs), s’enfermer chez soi — se confiner à l'abri des vents mauvais, respirer des parfums, faire des fumigations ainsi que de grands feux purificateurs. Donc déjà des mesures d’hygiène et de confinement sont adoptées.


Le Roman d'Alexandre - Ms Bodl. 264, fol.83 (1304-1410) - Bodleian Library, Oxford


Dès 1353, à Paris, le roi Jean II pose les bases d’une lutte efficace contre l'épidémie en confinant partiellement la population. Des croix de bois sont clouées à la porte de toute maison contaminée. Ceux qui ont été malades doivent se promener en ville avec un bâton blanc à la main. C’est l’anti passe sanitaire, et déjà un mécanisme d’exclusion sociale.

Les draps et couvertures ne peuvent être déplacés d’une maison à l’autre. Les bains et étuves sont fermés. On ne peut jeter le sang des malades dans la Seine, sauf en un lieu situé à l'aval. Les propriétaires doivent installer au plus vite latrines et fosses dans leurs maisons. Pour faire respecter ces mesures, des sergents patrouillent et peuvent bastonner les contrevenants ou les soumettre à des amendes arbitraires dont le montant est fixé à la tête du client.

Les villes vont prendre le relais de la royauté en recrutant des saisonniers pour s'occuper des malades et des cadavres : fossoyeurs, médecins, chirurgiens-barbiers chargés de saigner les bubons ou d’y apposer des culs de poulet. Des salaires élevés sont proposés pour rendre attractifs ces métiers exposés.

Le bon sens populaire s’est vite aperçu d’une évidence : « Ladite mort et maladie venait par contacts et contagion ». La population se rend compte, sans le comprendre, que le mal se transmet après un contact avec les malades, leurs maisons, leurs vêtements ou leurs cadavres.

Mais tous les traitements se révèlent inopérants, malgré les nombreux traités de peste qui fleurissent à partir de 1348 tant chez les chrétiens que chez les musulmans. Le plus connu est celui du médecin de Lleida Jaume d'Agramunt, qui date de 1348 (ci-contre). Ce qui n’empêchera pas le docte praticien de mourir de la peste deux ans plus tard.

Car c’est la méconnaissance des règles élémentaires d'hygiène qui l'explique : toutes les mesures sont prises non pour combattre un péril microbien, inconnu à l’époque, mais pour lutter contre la corruption de l'air.

Pourtant certains états réagissent, surtout les Italiens. La république de Venise a nommé dès le 30 mars 1348 un conseil sanitaire ; Milan prendra un peu plus tard des décisions drastiques pour isoler sa région ; et c’est à Venise qu'on créera plus tard les lazarets, où les gens devront rester en quarantaine.

Au début, c’est la panique et la fuite vers des lieux que l’on espère plus cléments. La cour d'Aragon devient alors itinérante, transportant le virus partout où elle s’installe. Personne n’est épargné, même la reine Marie de Portugal deuxième épouse de Pierre IV le Cérémonieux, est emportée, mais également une fille et une nièce du roi. Car les rats et leurs puces sont partout et leur rôle est ignoré des contemporains.


Quelles explications donne-t-on du fléau ?

Nous avons déjà vu l'explication astrologique. Mais surtout, dans une société croyante et superstitieuse, l’origine du fléau ne peut être que surnaturelle : c’est un châtiment du ciel punissant les hommes de leurs péchés. La population cherche donc des intercesseurs comme la Vierge et plus tard saint Roch ou saint Sébastien. Si les rassemblements et les cortèges funèbres sont parfois interdits, en revanche les prières, supplications, processions propitiatoires se multiplient dans les villes et les campagnes de tout l'Occident. Mais là encore, le mal est dans le remède, car il favorise les rassemblements. Tant et si bien que le pape, en 1350, dispense les pèlerins anglais et irlandais du jubilé à Rome.

Partout on multiplie les initiatives afin d’apaiser la colère divine. Dans les territoires de la couronne d'Aragon, donc en Roussillon, on interdit les jeux, les jurons, le travail du dimanche, la pêche pour un gain financier les jours fériés, ainsi que les vêtements ostentatoires.

Mais les villes sont particulièrement touchées car l’entassement de la population, l’insalubrité et les difficultés d’approvisionnement favorisent la contagion.


Comment survivre à la peste noire ?

Par ses ravages démographiques, la peste noire a des conséquences sociales et psychologiques considérables. C’est l'écrivain italien Boccace qui la décrit à Florence dans son Décaméron, histoire qui se déroule en dix jours : « La peste affolait les gens. On fuyait la maladie et tout ce qui l’entourait. Certains habitants vivaient à l'écart de la communauté, adoptant une vie sobre. D'autres au contraire se mettaient à boire, chantaient, s'accordaient tous les plaisirs et riaient des plus tristes événements. D'autres enfin pensaient que le meilleur remède était la fuite. Quel que soit leur comportement, beaucoup étaient atteints où qu'ils se trouvent. Avant de tomber malade, ils avaient donné l'exemple eux-mêmes à ceux qui demeuraient bien portants ; ils étaient donc abandonnés à leur tour. Les gens avaient si peur que le frère abandonnait le frère, l'oncle le neveu, souvent même la femme le mari. Les parents évitaient de rencontrer leurs enfants et de les aider. »


Dessin de la main de Boccace en marge d'un manuscrit italien du Decameron - Ms It.482, fol.6R - BnF


Mais Boccace ne se contente pas de décrire les horreurs de Florence. Dans son Décaméron, il conseille à ses contemporains de s’isoler (se confiner) entre amis dans un jardin paradisiaque, une bulle donc. Chacun des dix jours un conteur est désigné roi ou reine de la journée, et devra raconter aux amis des histoires divertissantes ou coquines. Ainsi, la septième journée, le « roi » Pamphile propose des histoires de tours que les femmes ont joués à leurs maris.

Mais à côté de ces amusements de l'élite de la société, la méconnaissance du mal, la peur panique qu'il suscite, entraînent la réapparition de phénomènes d’hystérie collective comme les flagellants. Cette secte utilise comme pénitence la flagellation en public. Elle renaît d’abord en Italie et s'exporte rapidement dans toute l’Europe, centrale surtout.


Miniature de Pierart dou Tielt (vers 1353), Procession de flagellants
Annales de Gilles Le Muisit (1272-1352) - MS 13076-77, f. 16v - Bibliothèque royale de Belgique


Mais la papauté et les autorités, comme le roi de France Philippe VI, prennent des mesures sévères contre elle, car les flagellants s’en prennent aux juifs rendus responsables de la peste. Le roi de France ordonne en février 1350 que cette secte damnée et réprouvée par l'Eglise cesse. Car les juifs ne sont pas les seuls à subir des violences : on peut y ajouter les clercs, les étrangers, les mendiants, les pèlerins, les musulmans et même les lépreux, tous groupes soupçonnés d'introduire le mal en souillant les portes du pus des pestiférés ou en empoisonnant. Les nombreux échanges épistolaires entre des villes de France et d'Aragon nous le montrent, comme la lettre du viguier de Narbonne citée plus haut. Les exactions contre les juifs sont connues ; à Lleida trois cents d'entre eux sont tués.


Miniature de Pierart dou Tielt (vers 1353), Bûcher des juifs
Annales de Gilles Le Muisit (1272-1352) - Bibliothèque royale de Belgique


Le pape Clément VI avait pourtant écrit aux évêques dès le 26 septembre 1348 : « Récemment, une nouvelle infâme est parvenue jusqu’à nous. La peste que Dieu inflige au peuple chrétien pour ses péchés, voici que des chrétiens la mettent sur le compte des juifs. Nous vous ordonnons de profiter de la messe pour interdire à votre clergé et à la population, sous peine d'excommunication, de léser les juifs ou de les tuer ».

En dehors des Juifs, les pauvres et les pestiférés eux-mêmes sont désignés comme responsables du fléau.


Quelles sont les conséquences de cette épidémie ?

Dans cette société profondément chrétienne, la mort la plus redoutée est la mort subite, la mort sans sacrement religieux et sans testament. Le pape Clément VI juge nécessaire d’accorder le pardon de leurs péchés aux nombreuses victimes qui meurent sans prêtre. En Angleterre, un évêque leur donnera même l'autorisation de se confesser entre eux, comme au temps des premiers chrétiens, et même à une femme. L’une des conséquences, vue à Perpignan, est le dépeuplement des abbayes et des monastères. Les ordres religieux se trouvent face à un dilemme : ou regrouper les survivants ou laisser des demeures ouvertes en recrutant des ignorants, ce qui contribuera à discréditer l'Eglise.

Et bien sûr l’épidémie bouleverse l’économie, entraînant une forte hausse des produits agricoles, car à la peste s'ajoute l'insécurité causée par les déprédations de bandes de brigands, les guerres (en Roussillon Jaume Il fait des incursions armées pour essayer de récupérer son royaume conquis par Pierre le Cérémonieux en 1344), et bien sûr les disettes et les aléas du climat.

L'interruption des échanges commerciaux, la surmortalité d’un grand nombre de contribuables, font que les nobles, les commerçants et les finances municipales connaissent une baisse importante de leurs revenus.

En revanche les survivants bénéficient de la carence de main d'œuvre et par contre coup les salaires augmentent dans les villes.

La mortalité entraîne aussi une redistribution des richesses et parfois même leur concentration, par suite d'héritages inespérés et multiples. Au final, un grand historien comme Georges Duby peut affirmer que l'épidémie a déterminé une hausse générale du niveau de vie. La peste n’a en effet pas sévi partout avec la même intensité et l’Europe n’est pas devenue une sorte de désert. Les événements postérieurs témoignant qu'il y subsistait, comme à Perpignan et Gérone, une population encore dense, qui avait conservé des capacités de réaction.

Face à la crise, les autorités sont tiraillées entre le souci de contenir la maladie et celui de limiter les conséquences économiques du désastre. Dès 1353, Jean II prend des mesures pour règlementer le travail des Parisiens. Il ne s’agit pas encore de prioriser les secteurs essentiels, mais moyennant quelques précautions élémentaires, tailleurs de pierre, maçons et Couvreurs continuent de se rendre sur les chantiers. Lle roi choisit de règlementer drastiquement les métiers à risque, fripiers et couturiers, tanneurs et teinturiers. Bouchers, charcutiers et vendeurs de volaille sont sommés de conduire leurs bêtes hors des remparts, car leurs miasmes passent pour contaminer l'air et transmettre la peste.


Première conclusion

La peste va s'installer dans le monde pour de longs siècles, frappant régulièrement villes et campagnes. En Roussillon, des répliques particulièrement mortelles auront lieu au XVIIe siècle, favorisées par des accidents climatiques comme des pluies persistantes, provoquant les mêmes excès contre les individus ou les groupes soupçonnés de l'avoir transmise : cette fois, ce sont les sorcières, et on assiste à une chasse dans toute l’Europe, particulièrement en Roussillon où plusieurs dizaines sont pendues.

Pourtant, à partir du XIVe siècle, les hommes s'organisent. Ainsi naissent des règlements de santé, des pratiques comme l'isolement des malades, les quarantaines, les lazarets où l’on parque les pestiférés ou ceux qui peuvent transmettre la maladie. Des règlements sanitaires de plus en plus précis voient le jour, qui façonneront nos codes de santé actuels.

Il faut aussi penser que les survivants des épidémies ont acquis des capacités immunitaires leur permettant de mieux résister aux attaques de la maladie. De plus, leur guérison en fait des protagonistes efficaces de l’immunité de la population en général.

Ce n’est qu’en 1894 à Hong Kong qu’Alexandre Yersin établit scientifiquement la responsabilité des rats et des puces dans le déclenchement de l’épidémie, ce qui n’avait pas été établi ni au Moyen Âge ni à l'époque moderne. Aujourd’hui, les progrès de la pharmacie permettent de traiter la bactérie avec des antibiotiques et d’endiguer rapidement une épidémie. Heureusement, car la peste est toujours présente en Chine et en Amérique latine. Il faut seulement souhaiter qu'un variant résistant aux antibiotiques ne se développe pas.

 

Deuxième conclusion

Je n'ai pas parlé des répercussions dans le domaine intellectuel et artistique, car il faut attendre quelques années pour qu’elles se manifestent, ce qui sera le cas au XVe siècle. La pandémie produit une éclosion d'œuvres picturales marquées par la présence obsédante de la mort, telles les célèbres danses macabres, dans lesquelles s'expriment l'égalité de tous les hommes devant la mort ainsi que les angoisses d’une société profondément choquée et désemparée.


Danse macabre (1470) – Couvent Saint-François - Salle capitulaire du cloître - Morella (Espagne)


En Catalogne, dès le XIVe siècle, celle de Morella est l’une des premières. L'image idéalisée de la mort est remplacée par un sinistre et macabre réalisme dans la représentation des cadavres. La pensée de la mort s’est introduite partout et de nombreuses décorations d’édifices civils, religieux et même privés l’évoquent.


Bartolo di Fredi - Le Triomphe de la Mort (v.1360) - Lucignano, église de San Francesco


La peste est aussi devenue un thème récurrent de la littérature. Je me contenterai de citer deux œuvres capitales de la littérature mondiale : Les Fiancés d'Alessandro Manzoni (1821) dont l'intrigue est empruntée aux événements de Milan en 1629-1630, et bien sûr La peste de Camus (1947), dont l'intrigue est située à Oran en 1945. Relisez-les !




(1) Pour préparer cette conférence, nous nous sommes beaucoup inspiré de l'article de Stéphane Barry et Nobert Gualde, « La Peste noire dans l’Occident chrétien et musulman 1346/1347 – 1352/1353 » in : Épidémies et crises de mortalité du passé, Pessac -Ausonius Éditions, 2007

(2) Christian Guilleré, « La peste noire à Gérone (1348) », in Annals de l'Institut d'Estudis Gironins, vol. 27 (1984) p. 87-161-

(3) Richard W. Emery, « The black death of 1348 in Perpignan », in Speculum. A journal of medieval studies, vol.XLII, October 1967, n° 4, pp. 611-623).

(4) Pour approfondir cette question, voir l'article de Danielle Jacquart, « La perception par les contemporains de la peste de 1348 », in Actes du 16ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 14 & 15 octobre 2005, Publications de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Année 2006, 17, pp.237-247.



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