En l'an mil deux cent soixante et dix-neuf de l'incarnation de
notre Seigneur Jésus-Christ, le roi Charles avait
commencé une grande guerre avec l'empereur
Paléologue de Romanie, et pour cette guerre ledit roi
Charles avait fait faire plusieurs grosses nefs et
galères afin de passer à Constantinople avec
toutes ses forces ; et sur cela il avait invité beaucoup
de bonnes gens de France, de Provence et d'Italie, à lui
faire compagnie dans ce passage, pour pouvoir vaincre le
Paléologue et tout son empire de Romanie. Messire Jean de
Prochyta, qui était alors en Sicile, pensa de quelle
manière il pourrait troubler l'expédition qu'avait
faite le roi Charles contre le Paléologue, et comment on
pourrait détruire et faire mourir le roi Charles, faire
révolter la Sicile et tuer tous ses gens. Il
conçut donc le dessein d'aller en Romanie, vers le
Paléologue, pour s'entendre avec lui, afin que les
intentions du roi Charles fussent frustrées. Et
incontinent Messire Jean partit et alla à Constantinople
vers l'empereur Paléologue. Quand messire Jean fut
arrivé à Constantinople, il envoya chercher deux
chevaliers du royaume, qui étaient rebelles au roi
Charles et étaient à la cour de l'empereur de
Constantinople, et secrètement leur parla ; et il leur
conta comment il était venu à Constantinople.
«Puisque je suis chassé de mes possessions et de
Sicile, et que je vais cherchant aventure, je vous prie
chèrement qu'il vous plaise me mettre dans les bonnes
grâces de l'empereur, et que je sois de sa maison.
Mettez-moi, je vous prie, fort en avant, et dites-lui quel homme
d'importance je suis, combien je suis grand en honneurs et lui
suis un homme nécessaire, et comment mes sages conseils
pourront lui profiter dans ses besoins.»
Les chevaliers entendant ces paroles furent très
contents, et dirent que volontiers ils feraient son ambassade.
C'est pourquoi les chevaliers se mirent en route, et
allèrent vers le Paléologue, et lui dirent :
«Seigneur, nous vous portons de bonnes nouvelles, qui nous
viennent du royaume de Sicile et du plus habile médecin
qui soit au monde ; il est venu pour rester auprès de
vous dans votre cour ; c'est un homme fort savant, et vous aurez
en lui un conseiller très expérimenté ; car
il connaît fort bien les affaires du roi Charles, sa
puissance et celle de ses barons.»
Quand l'empereur entendit cette nouvelle, il fut très
content, et ordonna qu'on l'amenât devant lui ; car
l'empereur voulait le voir. Aussitôt les chevaliers
partirent et amenèrent messire Jean devant l'empereur. Et
quand messire Jean fut devant lui, il lui fit les
révérences qu'il convient de faire à tout
empereur ; et l'empereur le reçut avec grâce, et le
créa son maître conseiller général.
Et ainsi resta messire Jean trois mois à la cour, et il
recevait de grands honneurs des Grecs et des Latins.
Messire Jean étant dans cette situation dit un jour au
Paléologue : «Seigneur, pour Dieu, je vous prie,
ordonnez un lieu secret pour que nous puissions parler librement
ensemble, et que nos paroles ne soient entendues de
personne.» Et l'empereur lui dit : «Que voulez-vous
me dire de si secret ?» Et il répondit : «La
plus grande affaire que vous ayez dans ce monde.» Et
incontinent ils montèrent sur une haute tour du palais
dans lequel logeaient tous les secrétaires de
l'empereur.
En entrant l'empereur dit : «Messire Jean, je vous dis et
sachez que nous sommes en un lieu fort secret.» Messire
Jean dit alors : «Qui que ce soit qui te tienne pour un
homme sage et prudent, moi je te tiens pour le plus vil et le
plus fou des hommes, et semblable à une bête qui ne
se remue si elle n'est piquée par l'aiguillon. Et je te
dis ceci parce qu'il y a trois mois que je suis à ta
cour, et que j'ai entendu parier de ton état
périlleux, c'est-à-dire de la mort qui te menace,
et toi tu es si fou et si insensé que tu ne penses pas
à prendre abri et défense contre les dangers. Le
roi Charles vient t'enlever ta couronne, et te tuer, toi et
toute ta famille, et il vient avec celui-là même
auquel appartient de droit la couronne, c'est-à-dire le
fils de l'empereur Baudouin, et il vient contre toi avec tous
les croisés chrétiens, et avec cent galères
armées ; et avec vingt grosses nefs et dix mille
cavaliers bien équipés, et avec quarante comtes,
tous avec leurs troupes pour conquérir tout ton
royaume.»
L'empereur entendant ces paroles que lui avait dites messire
Jean commença à pleurer fortement et dit :
«Messire Jean, que voulez-vous ? Je suis et vis comme un
homme désespéré. J'ai déjà
voulu plusieurs fois m'arranger avec le roi Charles, et jamais
je n'ai pu trouver d'aucune manière à m'accorder
avec lui. Je me suis mis au pouvoir de la sainte Eglise de Rome
et des cardinaux, dans les mains du roi de France, et du roi
d'Angleterre, et du roi d'Espagne, et du roi d'Aragon, et chacun
me répond, aux lettres que je lui envoie : qu'il craint
de mourir, seulement d'en parler, tant est grande la puissance
de ce roi Charles. C'est pourquoi je n'attends ni conseil ni
secours des hommes ; j'espère que Dieu m'aidera, puisque
je ne trouve dans tes chrétiens ni aide ni
conseil.»
Et messire Jean lui répondit et dit : «Alors,
celui qui te délivrerait de toutes ces fureurs, et de
cette mort et de ce tourment, le regarderais-tu comme digne de
quelque récompense ?» Et l'empereur lui
répondit : «Il mériterait tout ce que je
pourrais faire. Mais qui serait assez hardi pour penser à
moi de sa bonne et agréable volonté, et faire la
guerre pour moi contre la puissance du roi Charles de
France.» Et messire Jean dit : «Ce sera moi, si tu
veux, qui détruirai le roi Charles, en joignant ton aide
avec mon conseil ; et je verrai ce qu'il te faut et ce qui est
à faire. C'est pourquoi, qu'il te plaise
m'écouter, moi et quelques autres de ses sujets rebelles,
et nous nous vengerons bien de notre injure ; et tu rempiiras
tes intentions ; et ton ennemi ne pourra plus te nuire ni te
soumettre, s'il plaît à Dieu.»
Alors l'empereur lui dit : «De quelle manière
pourrez-vous faire cela ?» Et messire Jean lui dit :
«Je ne vous le dirai jamais, à moins que vous ne me
promettiez cent mille onces, avec lesquelles je ferai venir
quelqu'un qui prendra la terre de Sicile au roi Charles et lui
donnera tant à faire qu'il ne saura jamais de quelle
manière se débarrasser de lui.» L'empereur
entendant ces paroles fut très content et dit :
«Messire Jean, prenez tous mes trésors, et faites
tout ce qu'il vous plaira, et faites que ce soit aussi tôt
que possible.» Et messire Jean répondit en disant :
«Seigneur empereur, jurez-moi de me donner créance,
et signez-moi la lettre de ce que vous m'avez promis. Je
partirai ainsi, et chercherai à mettre à fin ce
que je vous ai promis le plus tôt possible.»
L'empereur fit serment à messire Jean, et ils sortirent
de cette chambre, et messire Jean dit à l'empereur :
«Seigneur, je veux partir de chez vous de
cette-manière, c'est-à-dire que vous me fassiez
bannir et que vousm'appeliez traître devant tout le monde,
et surtout devant mes amis les Latins ; et je leur dirai comme
quoi je vous ai offensé, et pourquoi je m'enfuis à
cette occasion. Et je veux tenir cette voie et agir de cette
manière, afin que d'autres gens ne connaissent pas notre
secret.» Ils se séparèrent ainsi l'un de
l'autre avec grand contentement et satisfaction.
Messire Jean de Prochyta partit cette année même
de Constantinople, et alla en Sicile déguisé en
frère mineur ; et il parla avec messire Palmieri Abbate,
messire Alaimo de Lentini et autres barons de Sicile, disant
à ces nobles hommes : «0 misérables ! vendus
comme des chiens, maltraités du sort et des hommes, votre
courage est glacé. Ne vous soulèverez-vous donc
jamais, mais serez-vous toujours esclaves, quand vous pouvez
être seigneurs en vengeant vos injures et votre honte
?» Et alors tous ensemble commencèrent à
pleurer en disant : «Oh ! messire Jean, comment
pouvons-nous faire autrement, nous qui sommes soumis à
des maîtres puissants comme jamais il n'y en eut au monde
? Il nous semble que d'aucun manière nous ne pourrons
sortir de l'esclavage.» Et messire Jean répondit :
«Je puis vous délivrer aisément, moi, pourvu
que vous vouliez tenir et faire ce que nos amis et moi vous
dirons, et que vous vouliez avoir confiance en ce qui est
ordonné.» Et ces seigneurs ci-dessus nommés
répondirent : «Nous sommes prêts à
vous suivre jusqu'à la mort.»
Alors messire Jean dit : «Il vous conviendra de faire
révolter toute la terre de Sicile au moment
ordonné par le Seigneur, et Sa Sainte Seigneurie vous
récompensera.» Et messire Gualteri de Calatagirone
dit : «Comment ce que vous dites peut-il être ? Ne
pensez-vous pas que nous avons pour maître le plus
puissant seigneur qui aujourd'hui soit dans la
chrétienté ? Ainsi vos paroles et vos conseils me
semblent vains.»
Lorsque messire Jean entendit les paroles de ces nobles hommes,
il leur répondit et leur dit : «Croyez-vous que je
me fusse mis à faire une si grande entreprise sans avoir
d'abord pensé à ce qu'il convenait de faire et
comment cela devrait être fait ? C'est pourquoi vous
n'avez pas d'autre chose à faire qu'à attendre
avec confiance ; car dans moins d'un an vous verrez ce que je
vous dis mis à exécution.» Incontinent les
barons furent d'accord, et jurèrent de croire en messire
Jean, et ils firent une lettre ; et chacun la scella de son
sceau ; laquelle lettre disait ainsi :
«Au magnifique, illustre et puissant seigneur roi
d'Aragon et comte de Barcelone. Avec tout votre pouvoir et
seigneurie, nous nous recommandons tous à votre
grâce. Et d'abord messire Alaimo comte de Lentini ; puis
messire Palmieri Abbate, et messire Gualteri de Calatagirone, et
tous les autres barons de l'île de Sicile, nous vous
saluons avec toute révérence, en vous priant
d'avoir pitié de nos personnes. Comme hommes vendus et
assujettis à l'égal des bêtes, nous nous
recommandons à votre seigneurie, et à madame votre
épouse, qui est notre maîtresse, et à
laquelle nous devons porter allégeance. Nons vous
envoyons prier de daigner nous délivrer, retirer et
arracher des mains de nos ennemis, qui sont aussi les
vôtres, de même que Moïse délivra le
peuple des mains de Pharaon, de manière que nous
puissions avoir vos fils pour seigneurs, et nous venger des
loups perfides et mal nés, dévorateurs de ce que
tous les jours [lacune]. Nous écrirons, et quand
nous ne pourrons pas écrire par nos lettres, croyez
messire Jean, qui est dans notre secret.»
Et quand ils eurent scellé les lettres, messire Jean
demanda à ces gentilshommes d'ajouter créance
à ce qu'il avait ordonné de faire ; et messire
Jean montra auxdits nobles les lettres que le Paléologue
avait faites, et comment il lui avait promis beaucoup d'argent,
et comment l'empereur Paléologue avait juré audit
messire Jean créance et assistance dans cette affaire. Et
ainsi partit messire Jean avec les lettres et la créance
de messire Palmieri, de messire Alaimo, et de messire
Gualteri.
Dans ce temps commandait et siégeait au
saint-siège le pape Nicolas III, de la maison des Ursins,
de Rome, qui auparavant avait pour nom messire Jean Gaëtan,
cardinal. Et étant ledit pape dans un castel qui avait
pour nom Suriano, messire Jean de Prochyta vint vers le pape et
lui dit dit ainsi : «Saint-Père, je voudrais parler
avec vous en un lien secret.» Et le pape répondit :
«Volontiers.» Le pape le connaissait, et il le
reçut gracieusement.
Cependant messire Jean dit : «O saint-père, toi
qui maintiens tout ce monde, et dois le gouverner en paix,
intéresse-toi à ces malheureux chassés du
royaume de Sicile et de Pouille, qui ne trouvent qui les
gouverne ni qui les retienne, car ils sont pires que ne le sont
les brutes ; je te prie de les rétablir chez eux, car ils
sont bons chrétiens aussi que tous ceux du reste du
monde.»
Et le pape répondit : «Comment pourrai-je aller
contre le roi Charles, notre fils, qui maintient la pompe et
l'honneur de l'Eglise de Rome ?»
Et messire Jean dit : «Je sais que le roi Charles
n'obéit à aucun de vos commandements en aucun
cas.» Et le pape dit : «Dans quel cas ne m'a-t-il
pas voulu obéir ?» Et messire Jean dit :
«Lorsque vous voulûtes vous allier avec lui et lui
donner une femme de votre famille, lui ne voulut pas ; au
contraire, il vous dédaigna et déchira vos
lettres. Vous devez bien vous en souvenir.»
Le pape s'étonna beaucoup lorsqu'il entendit dire ces
choses. Et messire Jean dit : «Comment ! vous en
êtes étonné ! Ceci est connu de toute la
Sicile et du royaume, qu'il ne veut pas obéir à
vos commandements ni s'allier à votre famille, et il vous
dédaigne.»
Le pape fut fort en colère et dit à messire Jean
: «Ce que vous dites est bien vrai, et je l'en ferai
volontiers repentir.» Alors messire Jean dit : «Il
n'est personne au monde qui le puisse faire comme vous.»
Et le pape lui dit : «Comment puis-je le faire ?» Et
messire Jean répondit : «Si vous voulez me donner
créance, je lui ferai perdre la Sicile et tout le
royaume.» Et le pape répondit : «Comment
dites-vous, puisque ces pays sont de l'Eglise ?» Et
messire Jean dit : «Je les ferai enlever par un seigneur
qui veut être fidèle à l'Eglise, et qui vous
rendra bien votre cens ; et c'est un seigneur qui volontiers
s'alliera à vous et à votre famille, et nous
remettra nous tous à notre place.» Et le pape dit :
«Quel sera ce seigneur qui pourrait faire ainsi et aller
contre le roi Charles, et qui aurait tant de hardiesse, ou qui
suffirait à une telle entreprise ?» Et messire Jean
dit : «Si vous voulez me donner créance sur votre
âme, je vous dirai et montrerai comment tout ceci peut
être.» Et le pape dit : «Sur ma foi ! je te
promets de le tenir secret.»
Et messire Jean dit : «Saint-Père, ce sera le roi
d'Aragon. Et cette chose il la fera avec l'argent du
Paléologue, si vous voulez y consentir, et avec les
forces des Siciliens, lesquels ont juré ensemble de faire
cette chose, et c'est moi qui en suis chargé.» Et
cependant le pape dit : «Faites ce qu'il vous plaira, mais
sans nos lettres.» Et messire Jean répondit :
«Ceci ne peut pas être ; mais vous me donnerez vos
lettres, que je porterai avec les autres que j'ai, afin que l'on
croie à moi.»
Et le pape dit : «Je les ferai faire puisque vous le
voulez.» Et ils firent les lettres, et il les lui fit
sceller, non pas avec la bulle de plomb papale, comme de
coutume, mais avec le sceau secret du pape. Et incontinent
partit messire Jean de chez le pape, en paix et bonne
amitié, et le contenu des lettres disait de cette
manière :
«Au très chrétien roi, notre fils, Pierre
roi d'Aragon, le pape Nicolas III.
Nous te mandons notre bénédiction, avec une
sainte recommandation, qui est que, nos fidèles de Sicile
étant tyrannisés et non bien gouvernés par
le roi Charles, nous te demandons et commandons d'aller et
seigneurier pour nous dans l'île de Sicile et sur les
Siciliens, en te donnant tout le royaume à prendre et
maintenir, comme fils conquérant de le sainte mère
l'Eglise romaine. Donne créance à messire Jean de
Prochyta, notre confident, et à tout ce qu'il te dira de
bouche. Tiens caché le fait, afin qu'on n'en sache jamais
rien. Et pour cela je te prie qu'il te plaise commencer cette
entreprise, et ne rien craindre de qui voudra
t'offenser.»
Or, messire Jean partit avec cette lettre scellée du
pape, et il partit pour aller en Catalogne ; et lorsqu'il y
arriva, il alla devant le roi d'Aragon, et le roi lui fit
beaucoup d'honneurs et le reçut avec joie. Messire Jean
demeura un certain temps avec le roi, mais non pas comme un
homme connu ; et quand il eut été un certain temps
avec lui, le roi le mena à sa campagne à Majorque.
Et messire Jean dit au roi : «Je voudrais parler avec vous
en un lieu secret de mes grandes créances, lesquelles ne
doivent être connues que de Dieu et de nous deux.»
Et le roi lui dit : «Dites avec assurance tout ce qu'il
vous plaira, et je le tiendrai bien caché.» Et
messire Jean répondit : «Vous ne saurez rien de moi
tant que vous ne m'aurez pas donné créance avec
votre foi et serment.» Et le roi lui jura de lui tenir
créance et secret. Et messire Jean lui dit : «Roi
Pierre, sachez à présent que si par aventure on
savait quelque chose de ce que je vous dirai, ou par paroles ou
par fait, vous et votre famille seriez détruits, tant est
grand le fait que j'ai à mettre sous vos yeux.» Le
roi eut grande peur et dit : «Que me dites-vous là,
messire Jean ?» Et messire Jean répondit :
«J'ai mis un tel ordre à tout que, si vous me tenez
créance et foi, je pourrai vous faire seigneur.» Le
roi répondit : «Je te promets de te tenir foi et
créance, sil plaît à Dieu.»
Et messire Jean dit : «Voudriez-vous vous venger des
offenses qui vous ont été faites dans le temps
passé ? car vous avez reçu plus de honte que
seigneur qui soit dans la chrétienté.
Déjà, comme vous savez, le roi Manfred a
laissé le royaume de Sicile à sa fille, qui est
votre femme ; et vous, comme faible et lâche, vous n'avez
jamais voulu venir reprendre votre dot. Vous devriez aussi vous
rappeler votre aïeul, que les Français
tuèrent lâchement à Muret en Toulousain.
Maintenant vous pouvez vous indemniser de toutes vos pertes si
vous voulez être prévoyant et hardi.»
Le roi répondit : «Comment peut être cette
chose que tu veux que je fasse, fou et insensé que tu es
? Ne sais-tu pas que la maison de France, et surtout le roi
Charles, maîtrise tout le monde ? Comment pourrait-il se
faire qu'un seigneur de si petit pouvoir que je suis pût
lutter avec lui ? mais si tu me montres quelque
manièère dont je puisse le faite, je le ferai
volontiers.» Et messire Jean dit : «Si je vous
donnais La terre toute conquise, sans coup férir, ne la
prendriez-vous pas ? Eh bien ! je vous donnerai encore de plus
cent mille onces d'or pour fournirà toutes les
dépenses et à la terre.»
Et le roi Pierre d'Aragon répondit. : «Comment
ferais-tu ? Je ne puis croire à cette chose, à
moins que tu ne me montres une autre créance.»
Incontinent messire Jean tira les lettres du pape, et encore les
lettres du Paléologue et celles des barons de Sicile, et
les mit dans la main du roi ; et le roi les regarda et fut
très content, et dit à messire Jean : «Je te
rends grâces, mon bon ami, toi qui as cherché une
si grande chose pour ton honneur et pour atteindre ton but ;
quant à moi j'en profite de la part de Dieu, puisque le
saint pape le veut, et je me rends garant pour lui que ce qu'il
promet il peut le faire, et que dans aucune occasion ses
promesses ne manqueront d'effet. Et je promets, moi, Pierre
d'Aragon, et te jure foi et créance. Qu'il t'en souvienne
toujours ! Fais que nette entreprise vienne à bonne fin,
et je ferai ce qu'il te plaît, et je prendrai le fait la
charge sur moi.»
Et messire Jean dit : «Apprête secrètement
cela pour mon retour, et j'irai cependant vers le pape et vers
le Paléologue et les Siciliens, et en revenant je
rapporterai beaucoup d'argent pour fournir aux dépenses
de ton entreprise, et je te dévoilerai tous les secrets
de l'affaire. Mais comme tu as accepté cette entreprise,
ne la fais connaître à personne, dans aucune
occasion, ni pour la mort, ni pour la vie, car le péril
serait trop grand.»
Messire Jean et le roi d'Aragon ayant parlé de toutes
ces choses, comme vous avez entendu, messire Jean partit avec le
roi de Majorque pour aller en Catalogne ; et l'un prit
congé de l'autre et convint du moyen qu'il fallait
employer pour s'entendre sur cette affaire jusqu'à son
retour, car il avait à s'arranger avec Paléologue,
avec les Siciliens et avec le Saint-Père, le pape Nicolas
III. Et ainsi ils se quittèrent l'un et l'autre, et il
s'en alla par mer et le roi d'Aragon demeura à
Barcelonne. Messire Jean vint donc de là par mer
jusqu'à Pise et chevaucha secrètement
jusqu'à Viterbe ; et dans en lieu il trouva le pape. Et
quand le pape le vit, il lui fit de grands honneurs et fut
très content, et lui dit : «O messire Jean !
comment avez-vous arrangé toutes ces choses avec le roi
d'Aragon ?» Et messire Jean répondit :
«Saint-Père, j'ai fait complètement toute
votre intention. Le roi d'Aragon a reçu à votre
commandement la seigneurie. Et il se recommande beaucoup
à votre sainte bénédiction, et vous envoie
ces lettres, afin que le fait soit bien caché, et tel
qu'il ait une bonne fin telle que nous le
désirions.» Et le pape demanda à messire
Jean : «Que vous semble du roi d'Aragon ?» Et
messire Jean répondit : «Sachez qu'il est le plus
sage homme et le plus prudent chevalier qui soit aujourd'hui
dans la chrétienté.» Et le pape dit :
«Un tel homme me plaît bien, car il nous est fort
nécessaire dans cette entreprise. Les Siciliens ont
encore besoin de lui. C'est pourquoi va-t-en en Sicile et
dis-leur, de ma part et de celle du Paléologue, qu'ils
s'empressent de sortir des mains du roi Charles et de sa
seigneurie sur ma parole, et je les aiderai secrètement ;
et dis-leur que bientôt ils auront un bon maître,
s'il plaît à Dieu.»
Messire Jean partit à l'instant de chez le pape et s'en
alla ; et au lieu où il trouva un vaisseau de Pise, monta
à bord, et il vint ainsi à Trapani, alla trouver
aussitôt Palmieri Abbate, et manda tous les autres barons
de Sicile. Ils vinrent tous à Trapani, et messire Jean
leur raconta coment le pape avait concédé et
donné la seigneurie de Sicile au roi Pierre d'Aragon, et
comment ledit roi Pierre l'avait volontiers acceptée, et
avec joie, et comment il avait juré la mort de l'ennemi.
«C'est pourquoi il vous envoie dire de tenir caché
ce fait jusqu'à mon retour et jusqu'à ce que j'aie
bien disposé tout ce que j'ai à faire ; car je
veux aller jusque chez le Paléologue pour lui raconter ce
qui a été fait et comme cela est fait, et pour
apporter l'argent afin de commencer la guerre. Et nous ferons
une armée grande et considérable, et nous ferons
tout le bien possible, s'il plaît à Dieu. Je vous
prie, pour l'honneur de Dieu, que vous teniez le tout
caché, attendu que le moment est venu où vous
serez délivrés de l'esclavage et de vos ennemis,
et où nous nous vengerons de toutes nos hontes et
déplaisirs.» Et ensuite il prit congé de
messire Palmieri Abbate, et il s'embarqua à Trapani avec
une galère de Venise, et on le mit sur la terre de
Romanie, dans un lieu nommé Nègrepont ; et puis il
s'en alla à Constantinople, vêtu à la
façon des frères mineurs, afin de marcher en
secret et de ne pas être reconnu.
Lorsqu'il fut arrivé à Constantinople, il se
présenta à l'empereur Paléologue, et lui
dit dans un lieu secret : «Seigneur, réjouis-toi,
à présent que tes intentions sont remplies,
puisque le pape a consenti à la mort et à la
destruction du roi Charles, avec ton secours et avec celui des
Siciliens et de nos amis, dont le roi Pierre d'Aragon s'est
donné à moi pour seigneur et capitaine. C'est lui
qui est à la tête de la guerre, et ii a juré
compagnie avec toi à la vie et la mort ; et il aura pour
amis tes amis et pour ennemis tes ennemis. Tu vois donc que tout
ce que je t'ai promis avec les lettres des barons de Sicile et
du pape a été fait ; voilà maintenant ce
que nous avons arrangé : En l'année 1282, la
Sicile se révoltera contre le roi Charles ; tous les
Français seront massacrés, et nous leur prendrons
toutes leurs galères et vaisseaux, et tous les autres
bâtiments, et tous les autres appareils qui doivent venir
contre toi ; toutes leurs intentions seront frustrées,
parce que le roi Charles aura tant à faire de ce
côté-là qu'il ne pourra rien faire
ici.»
Lorsque le Paléologue vit toutes les lettres
scellées il dit : «Je suis prêt à dire
et à faire tout ce qu'il te plaît ; tu as fait une
chose que jamais homme du monde n'aurait pu faire, et il semble
que Dieu t'ait donné la volonté et le
pouvoir.» Et messire Jean dit : «A présent,
donnez-moi trente mille onces d'or pour faire apprêter une
flotte, des soldats et des cavaliers. Je vous prie aussi que
vous me donniez un de vos amis particuliers et véritables
qui vienne avec moi en Catalogne pour y distribuer cet argent au
roi d'Aragon. - Je voudrais, dit le Paléologue, faire
alliance avec lui et donner une fille à moi à son
fils, de manière qu'il y eût plus de foi et de
fermeté dans notre fait.» Et messire Jean dit :
«A moi il me semble bien que cette chose peut se faire et
que le roi d'Aragon la fera volontiers ; c'est pourquoi je te
prie que tout ce que je demande soit fait sans délai,
parce que je ne puis rester longtemps dans cette contrée.
Je voudrais donc quelqu'un de connu qui vint avec moi de ta
part.»
Et l'empereur incontinent fit peser l'or, et le fit mettre sur
une galère, où s'embarqua messire Jean, laquelle
galère était génoise ; et il le fit
conduire à Barcelone avec un chevalier de l'empereur qui
était un messager secret, qui s'appelait messire Accardo,
Latin né dans la plaine de Lombardie et qui était
un chevalier prudent, sage et vaillant.
Et messire Jean, venant par mer pour aller en Sicile, il
rencontra un vaisseau de Pise ; il lui demanda des nouvelles
d'Italie, et ceux du vaisseau répondirent que le pape
Nicolas III était mort et qu'ils n'avaient pas d'autre
nouvelle. Messire Jeaa dit : «Allez avec Dieu !» Et
il feignit de ne faire aucun cas de cette nouvelle, et il fit en
sorte que Messire Accardo ne s'en aperçût pas ;
mais il se conforta en lui-même et alla en Sicile. Il
arriva à Trapani, et parla avec messire Palmieri Abbate
et les autres barons de Sicile, et convint de se réunir
avec eux dans l'île de Malte pour conférer ; et
quand ils furent tous assemblés, ils tirent grande
fête et grands honneurs à l'ambassadeur de
l'empereur Paléologue, lequel s'appelait Accardo. Et
messire Jean de Prochyta dit comment l'empereur de
Constantinople avait juré faire compagnie avec le roi
d'Aragon, «et avec vous, ajouta-t-il, seigneurs et barons
de Sicile.» Il dit aussi comment il avait beaucoup
d'argent pour commencer l'affaire. Ensuite se leva messire
Alaimo de Lentini, qui dit : «Messire Jean, nous
remercions beaucoup le seigneur empereur et vous de tant de
fatigues que vous avez souffertes nuit et jour pour nous retirer
et faire sortir de la servitude de nos ennemis ; mais sachez que
dernièrement il est arrivé un contre-temps qui est
très mauvais pour notre entreprise ; c'est la mort du
Saint-Père le pape Nicolas, qui était à la
tête de toute cette entreprise, et sous le nom duquel on
pouvait tout faire. Mais, puisqu'il est mort, il ne me
plaît pas que l'affaire aille plus loin ; je désire
au contraire que ce qui a été fait se tienne bien
caché ; car il ne semble pas que Dieu veuille que cela se
fasse, à en juger par le signe qui nous a
été donné, par cette mort du pape. Et pour
cela il me semble que nous devons attendre pour voir qui sera
élu pape ; et si c'était par aventure un ami du
seigneur qui est notre ami, alors nous verrions s'il faudrait
agir. Et ceci me semble être le meilleur conseil.»
Et, à ces paroles, tous les barons de Sicile
l'approuvèrent et semblaient devoir se désister de
leur entreprise, effrayés qu'ils étaient de la
mort du pape.
Et lorsque messire Jean entendit ces paroles, la colère
se montra sur son visage, et il dit : «Seigneurs, je suis
étonné de ce que vous dites. Il est vrai que le
pape est mort, mais sa mort est-elle une chose qui soit si
contraire à notre affaire ? On ne peut pas laisser cette
entreprise déjà commencée, et qui est si
grande, pour une telle raison. Si le pape qui sera élu
est notre ami, soyons convaincus que l'Eglise de Rome pardonne
à tous les pécheurs ; et si ce n'est pas celui que
nous croyons, nous enlèverons la terre par force,
malgré le pape et l'Eglise de Rome, parce que les forces
de l'empereur Frédéric sont plus grandes que
celles du roi Charles, et il vous soutiendra si vous voulez
être loyaux et bons ; d'où je vous dis et prie
d'être loyaux au seigneur auquel vous avez donné
votre foi et qui procède vaillamment dans son
entreprise». Telles furent les paroles de messire Jean ;
avec ses véritables raisons, et tout fut arrangé ;
tous dirent qu'il fallait envoyer à la cour du roi
d'Aragon pour savoir sa volonté.» Et messire Jean
dit : «Je veux y aller.» Et messire Accardo voulait
voir distribuer l'argent qu'il avait eu de l'empereur, afin
d'approvisionner les soldats et la flotte et mettre tout
à fin.
Or messire Jean et messire Accardo partirent, et
arrivèrent à Barcelone sous le costume de
frères mineurs, et allèrent devant le roi
d'Aragon. Et quand le roi les vit, il fut très content,
et il prit messire Jean par la main et le mena dans sa chambre,
et il fit avec lui de grandes lamentations sur la mort du pape,
et dit : «Notre projet est bien détruit, puisque
notre chef, c'est-à-dire le pape, est mort ; et on ne
peut plus parler de cette affaire ni persévérer
dans cette entreprise.» Et messire Jean répondit :
«Ne dites rien de cette chose, car nous avons
espérance d'avoir un aussi bon pape, qui sera notre ami.
Ne craignez donc rien ; occupez-vous plus vivement de cette
affaire que jamais; souvenons-nous de nos amis de Sicile et ne
craignons rien de la mort du pape. La manière de voir de
mes amis de Sicile est telle. Et sachez que ce compagnon mien
est un chevalier qu'envoie le seigneur Paléologue, et qui
s'appelle messire Accardo, Latin, homme sage. Je vous prie,
faites-lui de grands honneurs et écoutez ce qu'il vous
dira, et sachez que nous avons apporté trente mille onces
d'or afin d'appareiller la flotte.»
Et quand le roi eut entendu ces paroles, il fut tout
encouragé et dit : «Je vois qu'il plaît
à Dieu que cette chose soit ; maintenant que ce soit
comme tu voudras.» Et messire Jean dit : «Seigneur,
ce chevalier qui est avec moi est chevalier de l'empereur de
Constantinople et est son ambassadeur.» Alors il sortit de
la chambre ; et messire Accardo le salua de la part de
l'empereur, en disant que l'empereur avait grande envie de le
voir et de s'allier à lui et à sa famille ; et
puis il lui présenta l'argent et dit comment l'un se
recommandait à l'autre. Et tous les trois étant
ensemble, ils parlèrent sur tout le fait et sur
l'époque à laquelle il devait être mis
à fin ; et ce fut au temps de l'an 1282. Il vint un
messager de la cour de Rome qui dit qu'on avait fait et
nommé pape un cardinal qui se nommait messire Simon de
Brion, de France, et puis on lui donna le nom de pape Martin IV.
Et quand ils eurent entendu ceci, ils dirent : «Il y a
beaucoup à dire et à penser, car on a fait pape un
Français, ami du roi Charles, et cela pourrait donner de
grandes difficultés à notre entreprise.»
Alors le roi d'Aragon dit : «O messire Jean ! pour Dieu
pensons à ce qu'il faut préparer sur ce
fait.» Et messire Jean dit : «Le meilleur ami
qu'eût le roi Charles à la cour est ce pape ; mais,
cependant, faisons nos préparatifs et nous verrons ce
qu'il y aura à faire. Nous penserons à ce qu'il
faudra faire là-dessus, mais ne nous laissons pas
persuader d'abandonner cette entreprise.»
Et, étant ensemble, ils s'entendirent sur le
commencement de l'armement. Et au mois d'avril il arriva un
ambassadeur du roi de France qui alla devant le roi d'Aragon et
lui dit : «Le roi de France vous envoie des salutations
pour la bonne amitié qu'il vous porte, et il m'a
envoyé vers vous parce qu'il a entendu que vous faites un
grand armement et équipement d'une flotte pour aller sur
les Sarrazins, et pour cela il peut vous être fort utile
et de sa personne et de tous ses trésors ; et il vous
prie de lui dire, pour l'amour de lui, et de lui signifier par
vos lettres et par votre message sur quelle partie sera votre
passage, et sur quelle secte de Sarrasins, et si vous avez
besoin d'argent, car, peut-être, de cette matière
vous n'êtes pas très bien fourni ; faites-le-lui
savoir, et il vous en prêtera avec plaisir tant qu'il vous
en faudra.»
Le roi d'Aragon répondit : «Je remercie beaucoup
votre seigneur, le roi de France, de cette belle offre que, dans
sa bonté, il fait à mes besoins. Je n'ai pas
besoin de parler par lettres avec lui ; il sait bien qu'il est
mon beau-frère. Il suffit que je parle avec un chevalier
comme vous et il se fiera bien à vos paroles : je vous le
dirai donc bien de bouche. Or, dites au roi de France, de ma
part, que c'est une chose vraie que je fais un armement contre
les Sarrazins ; mais je ne dirai à personne quand il
partira. Je crois cependant qu'il le saura bientôt et que
tout le monde en parlera.»
L'ambassadeur partit avec cette réponse et retourna vers
le roi de France ; et celui-ci, parlant avec son messager et
ayant eu la réponse, manda incontinent à Paris,
où étaient ses trésors, et ordonna qu'il
fût envoyé au roi d'Aragon quarante mille livres
tournois ; et cela fut fait. Et incontinent le roi de France
envoya un ambassadeur au roi Charles, en lui faisant dire les
nouvelles qu'il avait eues du roi d'Aragon, et comment il disait
qu'il irait sur les Sarrazins avec de grandes forces, et ne
voulait pas dire sur quel côté il se portait.
«C'est pourquoi, ajoutait-il, je vous envoie prier d'avoir
soin de votre terre, c'est-à-dire de votre royaume, et de
prendre conseil du Saint-Père.»
L'ambassadeur se mit en chemin pour aller en Pouille, et quand
il fut à Viterbe il y trouva le roi Charles et le pape
ensemble, et il leur conta toute l'ambassade que lui avait
confiée son seigneur le roi de France ; et lorsque le roi
Charles entendit ces paroles, il alla vers le pape et lui dit :
«Saint-Père, il m'est arrivé un ambassadeur
du roi de France qui m'apporte des nouvelles comment le roi
d'Aragon fait une grande armée de mer et ne veut pas dire
où il veut aller ; c'est un grand félon. Je vous
prie donc de lui envoyer demander dans quelle partie il
prétend aller : si c'est sur les Sarrazins, promettez-lui
de lui donner de grands secours, et si c'est sur les
chrétiens, ordonnez-lui, sous peine de la terre qu'il
tient de vous, de ne pas aller sur les fidèles de
l'Eglise de Rome pour leur faire aucun mal.»
Quand le pape entendit les paroles qu'avait dites le roi
Charles, il dit : «Notre fils, soit fait ce que vous
dites.» Et incontinent il envoya chercher le frère
Jacques, de l'ordre de Saint-Dominique, et lui dit : «Va
de ma part vers le roi d'Aragon, et dis-lui comment il est
parvenu à notre oreille et il nous a été
donné à entendre qu'il faisait armer une flotte
pour aller sur les Sarrazins ; et que, si ceci est vrai, il
aille avec la paix de Dieu, et que Dieu lui laisse bien faire et
lui donne la grâce de tous les honneurs et de la victoire
; et dis-lui que s'il a besoin d'aide, nous lui en donnerons
volontiers. Et prie-le de notre part de te dire où il va,
si c'est en terre d'Egypte ou en Barbarie, ou simplement en
Grenade. De toutes les manières nous voulons le savoir,
parce que son expédition touche trop l'Eglise romaine
dans son honneur. Il ne peut aller sans notre commandement, et
nous lui ordonnons, sous peine de la terre qu'il tient de nous,
de n'aller faire la guerre à aucun fidèle
chrétien ; et dis-iui qu'il t'en rende une réponse
véritable et sûre.»
Ledit frère Jacques, de l'ordrede Saint-Dominique, prit
un de ses compagnons, alla vers le roi d'Aragon, et lui dit son
ambassade, comme le pape lui avait commandé de le faire.
Et le roi d'Aragon appela messire Jean de Prochyta et lui dit :
«Entendez-vous ce que le pape m'envoie dire ?»
Incontinent ils tinrent conseil entre eux deux, et dans ce
même lieu et jour il donna la réponse audit
frère Jacques. «Dites au seigneur Saint-Père
que nous le remercions comme notre père d'une si bonne
offre que celle qu'il nous a faite pour notre entreprise et de
tant d'amour qu'il nous montre ; dites-lui que, quand nous
aurons besoin de ses secours, nous lui en demanderons et nous
aurons recours à lui comme à notre père ;
et dites-lui qu'il ne peut savoir d'aucune manière
où nous allons, car si une de nos mains le disait, nous
nous la ferions couper. Qu'il nous pardonne donc cette fois, car
il ne peut pas en être autrement ; mais s'il plaît
à Dieu, nous irons dans un endroit tel que le
Saint-Père et les cardinaux en seront contents et
satisfaits ; ainsi, qu'il lui plaise prier Dieu pour nous
à notre intention.»
Quand frère Jacques eut reçu la réponse du
roi d'Aragon, il partit et arriva à Monte-Fiascone ; et
en ce lieu il trouva le seigneur Saint Père et le roi
Charles. Et quand le pape l'entendit, il en fut très
étonné. Alors le roi Charles dit :
«Saint-Père, je vous disais bien vrai, que le roi
d'Aragon était un grand félon ; vous entendez la
belle réponse qu'il a faite. Mais qu'il aille avec Dieu
et fasse ce qui lui plaira ; et s'il va sur les Sarrazins, vous
devez en être content, et toute la cour de Rome
aussi.» Il ne fut plus parlé sur ce point ; et
confiant en lui le pape dit : «Ayez soin de votre terre,
et gardez-la : car j'ai entendu dire que le roi d'Aragon est un
des seigneurs les plus entreprenants qui soient au monde.»
Et le roi Charles répondit : «Saint-Père,
nous verrons ce qu'il fera.»
Dans ce temps, messire Jean de Prochyta partit avec messire
Accardo de chez le roi d'Aragon, et dit : «Je veux aller
en Sicile pour faire que cette année la Sicile se
révolte contre le roi Charles. Le roi d'Aragon lui
commanda de faire secrètement tout pour venir à
bout de leurs projets.»
Et messire Jean partit au mois de janvier, et envoya dire
à messire Palmieri Abbate, à messire Alaimo de
Lentini, et à messire Gualtieri de Caletagirona, et
à messire Gualtieri de Calatagirone, et aux autres barons
de Sicile de venir parler avec lui. Et étant tous venus,
messire Jean se leva et dit : «Beaux seigneurs, sachez que
le roi d'Aragon a armé la plus belle flotte qui soit au
monde, de bonnes et nombreuses troupes ; dont a
été fait amiral le plus preux et le plus courageux
homme qui puisse être sur la mer, qui s'appelle messire
Roger de Lauria de Calabre, lequel a toujours été
en Aragon avec le roi d'Aragon ; et il est le plus grand
guerrier et l'homme le plus habile dans ces faits ; il est grand
ennemi des Français, parce qu'ils ont tué son
père ; c'est pourquoi, pensez de quelle manière
vous pourrez enlever la terre au roi Charles, mais jamais on ne
pourra le faire mieux qu'à présent, que le roi
Charles est à la cour du pape, et le prince son fils en
Provence. Avant qu'ils sachent ces choses, il se passera
longtemps, et vous pourrez d'autant mieux fortifier vos terres
par toute la Sicile.» Et tous furent d'accord sur ce
point, et prirent des ordres pour soulever la terre du roi
Charles.
Aussitôt que fut arrivé le mois d'avril 1282, le
mardi de la Pâques de la résurrection, voici que
messire Palmieri Abbate et messire Alaimo de Lentini, et messire
Gualtieri de Calatagirone, et tous les autres barons de Sicile,
tous, de commun accord, par leur discret conseil, vinrent
à Palerme pour faire la réunion. Dans ce susdit
jour on a la coutume de faire une grande fête hors de la
cité de Palerme, à un lieu qui s'appelle
Saint-Esprit. Là un Français saisit une femme en
la touchant malhonnêtement avec la main, comme ils avaient
deja l'habitude de le faire, et la femme se mit à crier ;
et des habitants de Palerme accoururent vers cette femme ; et
tous se mirent en dispute, et les susdits barons
échauffèrent et augmentèrent la dispute
entre les Français et les Palermitains ; et les hommes
criaient avec grand bruit de pierres et d'armes : «Meurent
les Français !» et ils entrèrent dans la
ville avec grand bruit. Le capitaine qui était pour le
roi Charles eut une rencontre avec ces gens, et ne put tenir
devant eux ; au contraire, il se mit en fuite et s'enferma dans
un château dans lequel il demeurait. Et cependant tous les
Palermitaine allaient en troupes dans la cité, et tuaient
les Français tant qu'ils en trouvaient. Ensuite ils
allèrent au château du capitaine qui se rendit sous
certaines conditions ; et quand il fut en leur pouvoir, on ne
tint pas ces conditions ; au contraire, on le tua avec tous ses
gens. Et ils allèrent aux couvents des frères
mineurs et des frères prédicateurs, et ils
tuèrent dedans l'église tous ceux qu'ils
trouvaient qui parlaient en langue française.
Or, quand les barons de Sicile virent tout ceci fait, ils s'en
allèrent tous à leur terres, et on fit la
même chose dans toute la Sicile, sauf à Messine,
qui demanda un certain temps. Et il se trouva trois mille
Français de morts dans Palerme.
En ce temps, le roi Charles étant à la cour du
pape, il lui vint un messager que lui envoyait
l'archevêque de Monreale, et qui lui conta comment les
Siciliens avaient fait révolter toute la terre de Sicile,
et avaient tué tous ses Français, et qu'il ne
savait pas pour quel fait ils étaient morts ni comment
s'était passé ce fait. Et sur cela, dit-il, pensez
que sur cette chose ce que vous avez à faire comme homme
sage que vous êtes.»
Lorsque le roi Charles entendit une telle nouvelle, il fut
vivement courroucé, et alla incontinent vers le pape, et
lui dit : «Saint-Père, je vous apporte de mauvaises
nouvelles de mes affaires ; car il m'est arrivé un
messager de l'archevêque de Monreale, qui m'a conté
comment les Siciliens se sont révoltés contre moi
et ont tué tous mes gens. La raison pour laquelle ceci a
été fait, je ne la sais pas ; c'est pourquoi je
vous prie qu'il vous plaise me donner le conseil qui sera le
meilleur, car c'est vous et l'Eglise de Rome qui en avez le
dommage.» Et le pape répondit : «Notre fils,
n'ayez pas peur, nous vous donnerons tous les secours et tout le
conseil dont vous aurez besoin ; allez-vous-en dans votre
royaume, faites passer votre armée en Sicile, et faites
la conquête de votre terre, en paix et bon accord si vous
pouvez ; et menez avec vous un légat de nous avec nos
lettres, qui dira de notre part aux Siciliens : que cette terre
qu'ils tiennent est spécialement notre chambre, et qu'ils
vous la rendent.» Et ainsi partit le roi Charles
après cette conversation avec le pape.
Dans ce même jour, le roi Chartes alla en conseil avec
tous les cardinaux ses amis, et les clercs de la cour de Rome,
en les priant pour Dieu de le conseiller dans ce qu'il avait
à faire ; car les Siciliens s'étaient
révoltés et avaient tué tous ses gens.
Alors se leva messire Jacques Savelli, cardinal, et il dit :
«Seigneur roi Charles, sachez qu'il plaît à
toute la cour de Rome que vous soyez aidé et
conseillé. Nous devons le faire par toutes sortes de
raisons, car vous avez trop fait d'honneur à l'Eglise de
Rome et trop fait pour elle ; c'est pourquoi, moi le premier, je
veux que vous alliez en Sicile, et que vous meniez avec vous un
cardinal légat chargé de tous les actes qu'on
puisse faire et dire, si bien qu'on regagne la terre par la paix
s'il est possible, et sinon qu'on en fasse la conquête par
la guerre.» Et sur cette matière tous furent
d'accord, et le pape satisfait ; et iucontinent il ordonna
à messire Gérard de Parme, cardinal, de
s'apprêter à aller en Sicile pour le service de
l'Eglise et du roi Charles, et celui-ci obéit au
commandement du pape.
Sur ces entrefaites, le roi Charles envoya dans plusieurs pays,
et au roi de France, et au prince son fils, en leur faisant
savoir comment les Siciliens s'étaient
révoltés contre lui, et avaient tué tous
les Français. «Personne n'en sait la raison,
disait-il, mais je vous prie surtout, vous, roi de France, de me
donner conseil.» Il leur disait à tous de le
secourir, de venir incontinent ou de lui envoyer des troupes
pour l'amour de lui. Le roi de France entendant ces nouvelles,
fut très en colère, soupira et dit : «Mes
frères, j'ai grande peur que ceci ne soit l'ouvrage du
roi d'Aragon, qui n'a pas voulu me taire savoir sa marche, ni
sur quel point il faisait voile, lorsque je lui prêtai les
quarante mille livres tournois. Cela me parait fort mal ; mais
s'il vient à être vrai, je ne croirai pas porter
une couronne si je ne le fais repentir de cette trahison contre
la maison de France.» Et il dit au prince : «Va-t-en
en Pouille.» Et puis il envoya vers le comte d'Arrois,
vers celui d'Alençon et celui de Bretagne, et vers
plusieurs autres barons et chevaliers, en leur faisant savoir ce
fait, et en leur disant de se préparer, parce que le roi
voulait envoyer des secours au roi Charles.
Or, il arriva qu'en cette année 1282, le roi Charles
partit de Brindes avec une grande armée de mer, et vint
par terre à Reggio en Calabre, avec une grande force de
Français, Provençaux, Lombards, Toscans et du pays
de Rome ; et il passa à Messine, et campa à
Sainte-Marie de Rocamadour ; et il avait avec lui messire
Gérard de Parme, cardinal et légat en Sicile pour
l'Eglise. Quand les Messinois virent une telle armée et
qu'ils étaient attaqués, ils eurent grand'peur,
comme des gens qui avaient mérité de recevoir la
mort ; et ils envoyèrent dire au roi Charles et au
cardinal de recevoir la terre comme seigneurs légitimes,
en les prient de leur faire merci. Mais si le roi Charles
était entré, il aurait eu la terre tout à
son commandement et non à merci. Il ne le voulut donc pas
; au contraire, ii leur envoya dire, en les défiant comme
traîtres à sa couronne : qu'il ne voulait pas leur
accorder ia vie, qu'il voulait leur mort et celle de leurs
enfants pour punition d'une offense comme celle qu'ils avaient
méditée et faite contre l'Eglise de Rome et la
maison de France ; qu'il n'aurait jamais merci d'eux
jusqu'à ce qu'ils fussent morts, ainsi qu'ils l'avaient
bien mérité, et qu'ils eussent à ne jamais
reparaître devant lui. Un messager du roi Charles partit
avec cette réponse et retourna à Messine. Et alors
les Messinois eurent grand'peur de mourir, et restèrent
quatre jours en conseil, ou de se défendre, ou de se
rendre pour être tués.
Un jour, le comte de Montfort et le comte de Brienne vinrent
avec un grand nombre de cavaliers et d'hommes de pied, et
allèrent contre un pays qui avait pour nom Melazzo,
brûlant et et dévastant tout. Et quand ceux de ce
pays virent ceci, ils sortirent comptant se défendre. Et
quand les Français les virent, ils s'approchèrent
d'eux, et prirent et tuèrent beaucoup de Messinois et de
ceux de Melazzo. Lorsque la nouvelle en vint à Messine,
ils se tinrent tous pour morts, et envoyèrent chercher le
légat qui devait venir à Messine pour se mettre
d'accord avec le roi Charles. Et ce fut au mois de juillet que
le légat entra à Messine et présenta les
lettres du pape aux communes de Messine, et l'acte que i'Eglise
avait dressé contre eux, s'ils lui donnaient ia terre par
voie de paix et s'ils portaient les clefs au roi Charles, comme
à leur seigneur légitime ; et les termes de
l'accord étaient qu'il pourrait les prendre et les mettre
tous à mort. Et la lettre disait de cette manière
:
«Aux perfides juifs de l'île de Sicile : Le pape
Martin IV vous fait donner tel salut que vous le méritez
après avoir rompu la paix, tué des
chrétiens et versé le sang de ses fils. Nous vous
ordonnons que, nos lettres vues, incontinent vous vous rendiez,
et vous donniez la terre à notre fils et champion
Charles, roi de Jérusalem et de Sicile par
l'autorité de la sainte Eglise de Rome. C'est pourquoi
vous devez obéir au susdit comme à votre
légitime seigneur ; et si vous ne lui obéissez
pas, je vous déclarerai excommuniés et interdits,
selon la raisons divine, en vous menaçant de la justice
spirituelle.»
Quand les Messinois entendirent cette lettre et ces
commandements, ils eurent grand'peur, et élurent trente
hommes du peuple, lesquels devraient chercher le moyen de
pouvoir s'accorder avec le roi Charles et avec le légat
du pape. Et quand ces trente hommes eurent bien
réfléchi et pris conseil entre eux, ils
allèrent devant le légat, et les Messinois lui
dirent : «Nous sommes venus pour vous dire ce qui doit se
faire.» Et il répondit : «Dites ce que vous
voulez ? - Nous demandons les conditions suivantes au roi
Charles : nous lui donnerons la terre, et nous continuerons
à payer de la même manière que nous payions
anciennement du temps du roi Guillaume, et nous ne voulons
d'autres seigneurs que des Latins pour nos officiers, et non pas
des Français et des Provençaux, et nous voulons
qu'il nous pardonne l'offense que nous et nos enfants avons
faite à ses chevaliers et à leurs gens ; et si
ceci est ainsi fait, nous serons bons et fidèles.»
Quand le légat eut entendu ces paroles, il dit :
«Nous enverrons au camp où est le roi Charles, et
nous verrons ce qu'il veut ; sil plait à Dieu, nous
amenerons tout à bien. Et incontinent le légat fit
venir un de ses camerlingues et l'envoya au roi Charles avec
toutes ces conditions écrites, en lui faisant dire aussi
de sa part, que cela devait lui plaire, et en le priant
d'accepter ces conditions et de leur pardonner, afin que Dieu
lui pardonnât à lui-même.
Or quand le roi Charles entendit une demande semblable à
celle que lui faisaient les Messinois, il fut très en
colère, et dit : «Quoi ! ceux qui méritent
la mort font et demandent des conditions ! Au lieu de me rendre
ma seigneurie, ils m'offrent la seigneurie ancienne du roi
Guillaume qui n'avait ni terre ni rente ! Dites-leur que je leur
fais grâce de la mort, mais je veux qu'ils soient en
pouvoir, pour faire d'eux tout ce que je voudrai ; je leur
donnerai la forme de gouvernement qu'il me plaira, comme
seigneur absolu, et ils paieront les collectes et les douanes
selon l'usage actuel. Si ceci leur plaît, qu'ils le
fassent ; et si ce n'est pas à leur plaisir, qu'ils se
défendent, car ils en ont besoin.» Cependant le
camerlingue du légat arriva à Messine avec la
réponse que vous venez d'entendre. Et lorsque les trente
Messinois l'eurent entendue, ils allèrent faire part au
peuple de la réponse qu'avait faite le roi Charles ; et
le peuple répondit tout d'une seule voix : «Nous
vouions souffrir tout, plutôt que cela soit ainsi, car
chacun d'eux voudrait toujours se venger ; nous aimons mieux
mourir dans notre pays que de venir à perdition entre les
mains de nos ennemis.» Et ceci fut dit au légat,
qui fut très en colère et dit : «Puisque
vous ne voulez pas faire cet accommodement avec le légat
et avec le roi Charles, je vous déclare
excommuniés et interdits, de la part du saint-père
le pape et de l'Eglise de Rome.» Et sans en dire davantage
il sortit de Messine. Et avant de partir, il ordonna à
tous ceux qui avaient les ordres sacrés de sortir de la
terre dans l'espace de trois jours ; et encore il commanda aux
communes de Messine de se présenter sous quarante jours
pour entendre leur sentence, sous peine de perdre la terre
qu'ils tenaient de lui, c'est-à-dire de l'Eglise
romaine.
Quand le roi vit le légat et sur la réponse des
Messines, il prit conseil de ses comtes pour savoir ce qu'il
avait à faire ; et les barons lui conseillèrent de
presser tellement la terre par les combats, qu'on l'eût
par force. Et le roi Charles s'arrêta à peser ce
conseil un jour et une nuit ; et puis le matin suivant il fit
venir ses barons et leurdit : «Seigneurs, je ne suis pas
d'accord avec vous sur l'avis que vous avez adopté, parce
que, si je faisais comme vous me le conseillez, je
dévasterais ma terre. Je ne veux pas tuer ces enfants,
parce que ce n'est pas leur faute ; je veux au contraire les
assiéger si étroitement qu'ils puissent mourir par
besoin de manger ; et avant qu'ils ne meurent nous aurons notre
terre et tout ce que nous voulons ; et nous avons nos machines
et nos instruments de guerre pour les effrayer et venir à
notre intention.» Et ainsi fut fait.
Un jour, le roi Charles voulant donner bataille à la
terre, tous les Messinois accoururent avec leurs femmes,
servantes et petits enfants, et firent un mur du
côté où étaient les ennemis, et ils
commencèrent à se défendre ; et pendant ce
temps, ils nommèrent un capitaine et gouverneur. Ils se
défendirent bien de cette manière pendant deux
mois contre le roi Charles.
Et dans ce temps le roi d'Aragon partit de Catalogne ; et il
fit voile pour Tunis ; et il prit en Barbarie une terre
nommée Alçoyl ; il donna une bataille et resta en
ce lieu pendant quinze jours, et cela eut lieu dans le mois
d'août. Messire Jean de Prochyta et les autres
ambassadeurs de ia Sicile allèrent par mer en Catalogue,
vers le roi d'Aragon, pour qu'il vint prendre possession de
l'île de Sicile ; et les ambassadeurs furent, l'un messire
Jean de Prochyta, et l'autre messire Guillaume de Messine, et
deux syndics de l'île de Sicile ; et ils vinrent où
était le roi d'Aragon, et le roi les reçut
volontiers, et leur fit de grands honneurs ; et le roi d'Aragon
demanda à messire Jean des nouvelles du roi Charles.
«Il est déjà à Messine, lui dit-on,
avec une grande armée, et il a beaucoup pressé la
terre.» «Conseillez-moi, dit le roi, que dois-je
faire ?» Et messire Jean lui répondit : «Ne
redoutez rien, mais venez dans l'île de Sicile, et envoyez
dire au roi Charles d'abandonner votre terre, car le saint pape
vous l'a donnée, parce qu'elle était à
votre femme, et alors vous entendrez la réponse. Et
sachez que ce messire Guillaume est ambassadeur de Messine ;
c'est pourquoi, vous écouterez ce qu'il vous dira, lui et
tous les autres syndics de Messine et de Sicile.» Alors
les ambassadeurs de Sicile et tous les autres ensemble se
levèrent et dirent : «Seigneur roi, vos
fidèles de Sicile vous désirent ardemment, et nous
envoient vous prier de venir en terre de Sicile, faire lever le
siège au roi Charles et à son armée ; nous
n'attendons d'autres secours que les vôtres. Nous vous
prions donc qu'il vous plaise prendre cette
délibération pour l'amour de Dieu. Et si vous ne
voulez pas venir les secourir et les aider, ils demanderont leur
pardon et suivront les commandements du roi Charles et de
i'Eglise romaine.»
Et quand ces paroles furent finies, tous les autres syndics et
ambassadeurs dirent la même chose au roi d'Aragon, et le
roi d'Aragon dit : «J'irai volontiers dans l'île de
Sicile, au secours de mes fidèles ; c'est pourquoi allez,
et dites en chaque lieu que j'arriverai bientôt maintenant
; et qu'ils soient contents, car je serai là à
leur secours.» Et ils quittèrent le roi d'Aragon
avec cette réponse.
Le roi d'Aragon partit incontinent d'Alcoyl et vint en Sicile.
Messire Palmieri Abbate et tous les barons de la Sicile vinrent
aussitôt au-devant de lui, et prirent conseil sur ce
qu'ils avaient à faire, et messire Jean de Prochyta se
leva et dit : «Seigneur roi, il nous semble que vous devez
aller dès à présent à Palerme, et
alors nous penserons à ce qui doit être fait ;
là nous saurons ce que fait le roi Charles, ce qu'il a
fait à Messine et dans les terres, et sur cela nous
prendrons bon conseil, s'il plaît à Dieu.» Et
ainsi fut fait.
L'an mil deux cent quatre vingt-deux de la naissance de
Jésus-Christ, au mois d'août, le roi d'Aragon alla
à cheval de Trapani à Palerme, dont les habitants
firent de grandes fêtes à son arrivée, comme
des gens qui se réjouissaient d'être
délivrés de la mort ; et plus de six mille
personnes vinrent à sa rencontre en grande richesse, soit
dames, demoiselles, hommes et femmes, comtes, barons et
chevaliers. L'archevêque de Monreale ne voulut pas s'y
trouver pour lui donner la couronne, l'archevêque de
Palerme étant mort ; et cet archevêque de Monreale
s'étant échappé, il se réfugia chez
le pape. Il ne fut pas couronné, mais seulement
proclamé par le peuple, et un jour tons les barons de la
Sicile vinrent à Palerme, et eurent conseil avec
lui.
Messire Palmieri Abbate se leva, et dit : «Le Seigneur
Dieu soit loué ! vous êtes venu et vous avez fait
ce que nous désirions par votre bonté et par celle
de messire Jean de Prochyta. C'est pourquoi nous vous prions
qu'il vous plaise terminer cette affaire aussi bien qu'elle a
commencé ; mais il serait fort à désirer
que vous fussiez venu avec plus de monde ; car si le roi Charles
descend sur toute l'île de Sicile, et il a bien quinze
mille cavaliers, nous aurons trop à faire pour combattre
avec lui ; c'est pourquoi, il me semble que nous devrions penser
à avoir le plus de troupes possible ; et je crois que
Messine est déja perdue, tant elle était
étroitement bloquée et dépourvue de
vivres.»
Lorsque le roi d'Aragon entendit ces paroles, il hésita
beaucoup, en entendant que le roi Charles avait tant de troupes,
et incontinent il envoya des courriers dans l'île de
Sicile, comme si le roi Charles venait à Palerme. Et
cette nuit il arriva un notaire comme ambassadeur de la part des
communes de Messine, et ce messager dit an roi d'Aragon comment
il n'y avait plus de vivres à Messine que pour huit
jours, pas davantage. «Et vous devez, ajoutait-il, nous
donner secours d'hommes et de vivres, car nous ne pouvons
d'aucune manière résister plus longtemps au roi
Charles. Ainsi nous nous rendrons à lui, puisque nous ne
pouvons pas faire autrement.» Et lorsque le roi d'Aragon
eut entendu ces paroles, il fit appeler tous les barons de la
Sicile et leur conta le fait. Alors messire Gualteri de
Calatagirone se leva et dit : «Il me semble que vous,
seigneur roi, vous devriez faire une chevauchée
jusqu'à Melazzo, qui est près de Messine, parce
que je crois qu'aussitôt que le roi Charles apprendra
votre arrivée, il fera lever le siège à son
armée ; car si Messine est perdue pour nous, notre
entreprise ira à mal.» Messire Jean de Prochyta se
leva et dit : «Il me semble que ceci doit se faire de
cette manière ; car le roi Charles n'est pas homme
à avoir peur et à fuir : envoyons une lettre au
roi Charles de la part du roi d'Aragon ; et nous lui dirons
comment le pape Nicolas avait donné la terre au roi
d'Aragon ; c'est pourquoi il faut qu'il l'abandonne. Et si par
hasard il ne veut pas quitter la terre et partir,
défendez-la comme une chose qui vous appartient. Et
lorsqu'il aura donné son refus, envoyez à Messine
votre amiral avec vos galères, et ordonnez-lui de
s'emparer de tous les vaisseaux qui porteront des vivres au roi
Charles et à son armée ; car c'est ainsi qu'il
faut que le roi Charles meure, et que Messine soit
délivrée. Et de cette manière vous tirerez
de lui et de ses gens la plus terrible vengeance qui ait jamais
été prise par aucun seigneur au monde ; et s'il
quitte les lieux, il pourra s'en aller ; et nous, nous nous
arrêterons pour voir s'il ira dans quelque endroit de
l'île, ou s'il ira dans son royaume, ou en
Calabre.»
Quand le roi et les barons eurent entendu ces paroles, ils se
mirent d'accord, et envoyèrent incontinent au camp du roi
Charles deux chevaliers catalans avec des lettres. L'un
s'appelait messire Guillaume et l'autre messire Amlerigo ; et
les lettres disaient de cette manière :
«Pierre, roi d'Aragon et de Sicile, à vous
Charles, roi de Jérusalem et comte de Provence : nous
vous faisons savoir notre arrivée dans l'île de
Sicile, comme dans un royaume qui nous a été
donné par la sainte Eglise de Rome, par l'autorité
du pape Nicolas IV ; c'est pourquoi nous vous ordonnons,
après la lecture de nos lettres, de quitter la Sicile
avec tous vos hommes. Sachez que si vous ne faites pas ainsi,
nos fidèles chevaliers seront bientôt en votre
présence, pour votre malheur et celui de vos
gens.»
Quand le roi eut vu cette lettre, il eut conseil avec ses
barons ; et ceux-ci furent très étonnés
d'entendre les outrages qu'elle contenait contre le roi Charles
et ses chevaliers. Guy de Montfort se leva alors, et dit qu'il
lui semblait chose étrange qu'un seigneur si peu puissant
osât enlever la terre à un des meilleurs et des
plus grands seigneurs da monde. Cependant le roi Charles dit
à chacun de dire son opinion, et le comte de Bretagne se
leva et dit qu'il lui semblait qu'il devait répondre au
roi d'Aragon par une lettre, en lui disant qu'il l'avait
trompé et trahi, et qu'il n'aurait pas dû le faire,
puisque le roi Charles ne lui avait fait aucun outrage ;
«et comme, ajouta-t-il, le roi d'Aragon ne tient ces
terres ni de l'Eglise romaine ni du pape, et qu'au contraire ii
ies tient par fraude et par trahison, envoyez-lui dire de partir
incontinent de votre terre, ou autrement que vous le ferez
repentir comme un traître de ce qu'il a fait ; car on n'a
jamais vu aucun selgneur qui en attaquât un autre sans
raison ; et, comme un traître, il avait fait courir le
bruit et avait dit qu'il allait contre les Sarrazins, et
à présent il est venu sur les chrétiens et
contre l'Eglise de Rome ; et et faites-lui dire, de notre part,
que vous parlez ainsi par la volonté des barons, qui sont
tous d'accord dans le même langage.»
C'est pourquoi le roi Charles fit faire, pour les ambassadeurs
du roi d'Aragon, une lettre dont voici le contenu :
«Charles, par la grâce de Dieu, roi de
Jérusalem et de Sicile, comte de Provence, prince de
Capoue et de Forcalquier, à toi Pierre, rot d'Aragon,
comte de Barcelonne. Je m'étonne comment tu as osé
entrer en l'île de Sicile, qui nous a été
donnée par l'autorité de l'Eglise romaine. C'est
pourquoi je t'ordonne, par l'autorité de mon
commandement, que sur le vu de ma lettre, tu partes incontinent
du royaume de Sicile, comme un mauvais traître, ou bien tu
verras aussitôt arriver moi et mes chevaliers, qui
désirent se mesurer avec tes gens.»
Les messagers partirent par ordre du roi Charles,
arrivèrent à Palerme, et allèrent
présenter cette lettre au roi d'Aragon qui, l'ayant lue
et vue, eut conseil avec ses barons. Alors messire Jean de
Prochyta se leva, et dit : «Pour Dieu, ordonnez
aussitôt à votre amiral de faire voile pour
Messine, et donnez-lui l'ordre de s'emparer de tous les
vaisseaux du roi Charles ; et puisque vous l'avez
défié, faites tout ce que vous pourrez pour lui
nuire. Et je vous prédis ce qui arrivera ; c'est que le
roi Charles sera prisonnier, et que vous le ferez périr
d'un genre de mort qui convient à un tel homme.» Et
incontinent on fit venir l'amiral Roger de Lauria ; et le roi
d'Aragon lui ordonna d'apprêter sur-le-champ la flotte,
d'aller à Messine, et de prendre et brûler tous les
vaisseaux du roi Charles.
Cependant il était arrivé de Gênes un
espion de messire Alain Alquier, qui était amiral du roi
Charles. Il partit incontinent de Palerme ; il vint à
l'armée, et raconta à son amiral l'arrivée
de messire Roger de Lauria. Alors messire Alquier alla trouver
le roi Charles, et lui dit : «Seigneur, hâte-toi de
passer en Calabre, attendu qu'il est arrivé de Palerme un
espion qui m'a raconté comment l'amiral du roi d'Aragon
vient à Messine avec toute sa flotte et veut prendre tous
nos vaisseaux ; et sache que je n'ai pas de galères, et
n'ai que des bâtiments désarmés ; ainsi il
nous les prendra et nous les perdrons sans bataille, et tu
resteras dans cette contrée sans vivres, et il faudra que
tu meures de faim ; et ceci sera d'ici à trois jours.
C'est pourquoi pense à passer en Calabre pour cette
raison. L'hiver approche, et tu n'as pas de bon port où
tu puisses rester toi et tes vaisseaux. Et si cela, par hasard ,
ne te plaît pas, les vaisseaux seront brisés. Pense
donc à passer en terre-ferme, afin que ce dont tu as
besoin arrive de notre pays.»
Le roi Charles fut alors très courroucé ; il tint
conseil avec ses barons, et raconta ce que lui avait dit son
amiral messire Alquier. Les barons ayant entendu ces paroles, en
furent très désolés, et dirent au roi
Charles : «Nous sommes très fâchés que
vous n'ayez voulu prendre Messine, ni par paix, ni par guerre ;
à présent nous ne pouvons l'avoir d'aucune
manière, ce dont nous sommes très
désolés. Passons donc en terre-ferme, et il
arrivera ce que Dieu voudra.» Et ceci fut ordonné
par tous les barons.
Lorsque le rois Charles entendit ces paroles, il perdit courage
et devint hors de lui-même, et soupira, en disant :
«Je suis mort, puisqu'il m'est arrivé tant de
malheurs, et que ma terre m'a été prise par un
homme à qui jamais je n'ai déplu. Je suis
très fâché de ne pas avoir voulu prendre
Messine ; mais puisqu'il en est ainsi, passons en Calabre, et
qu'il meure celui qui sera coupable de cette trahison, et ceux
qui y auront pris part.» Et il finit ainsi de parler. Et
ce fut au mois de septembre que l'armée se retira de
devant Messine, et passa en Calabre.
La reine passa le premier jour, le second le roi avec beaucoup
de troupes, et il laissa deux capitaines avec deux mille
cavallers et leur dit : «Tenez-vous bien cachés ;
et quand les habitants de Messine sortiront pour piller les
équipages, vous les assaillirez et entrerez avec eux
à Messine ; si cela réussit, je reviendrai vers
vous.» Et ainsi fut ordonné. Les habitants de
Messine ayant appris ceci par leur espion, ordonnèrent
incontinent que personne ne sortît de la ville, et ainsi
fut fait. Quand les Français virent que les Messinois ne
sortaient pas, ils montèrent sur leurs vaisseaux et
passèrent en Calabre, et dirent au roi Charles :
«Seigneur, nous avons manqué notre but ; les
Messinois ne sont jamaie sortis de la ville.»
Le roi Charles fut alors plus irrité, et dit :
«Nous verrons à présent ce que fera le roi
d'Aragon et ses gens.» Le jour après, l'amiral
Roger de Laura arriva par ordre du roi d'Aragon, et entra dans
le phare de Messine, en grande pompe, avec dix galères.
Il attaqua les vaisseaux du roi Charles, et il prit et coula
à fond des galères et des vaisseaux, et on prit
cinq galères de la commune de Pise, que l'on mena
à Messine, croyant qu'on pourrait prendre sur mer le roi
Charles. Celui-ci l'ayant appris, en fut tellement
désolé, qu'il aurait voulu être mort. Il
était alors en vue de la Calabre, et il congédia
toute sorte de gens qui étaient étrangers et
soldés, excepté ceux qu'il avait à terre de
chez lui ; et ceci fut en octobre.
Dans ce mois d'octobre, le roi d'Aragon vint à Messine
avec messire Jean de Prochyta, et ils furent reçus par
les habitants, en grande fête et avec grande pompe ; et il
alla au-devant de lui un grand nombre de chevaliers, de dames et
de demoiselles, et tous les autres bonnes gens du pays, qui lui
firent de grandes fêtes, comme à leur prince, leur
roi et leur seigneur.
Et ainsi finit cette histoire.