[IV. Production des fruits, protection des troupeaux]
Les Grecs distinguaient deux formes de la nourriture végétale, les céréales et légumes et les fruits des arbres, dêmêtrioi karpoi et xulinoi karpoi, constituant ce qu'ils appelaient xêra trophê et ugra trophê, les premiers étaient attribués à Déméter, les seconds constituaient par excellence le domaine de Dionysos [Bacchus]. Mais il finit par s'établir une certaine confusion, un empiètement réciproque entre les attributions de ces deux divinités, associées de bonne heure, et sans aucune intention mystique, dans certaines fêtes purement agraires, comme les Haloa et les Thalysia. De même que Dionysos est devenu le dieu de toute agriculture et même l'inventeur de la charrue, Déméter est quelquefois représentée comme la productrice des fruits des arbres, aussi bien que des céréales. Sur la Voie Sacrée d'Eleusis, au lieu dit le Figuier Sacré, on prétendait que la déesse avait été reçue par Phytalos, le planteur, et avait payé son hospitalité en lui donnant le plant du premier figuier qui eût été cultivé par les hommes ; et la même légende paraît avoir existé à Byzance, où elle avait été portée par les colons Mégariens. Pourtant, le figuier est d'ordinaire, par excellence, un arbre de Dionysos [Bacchus]. Et ce n'est pas l'unique cas où les épithètes de Déméter Karpophoros, eukarpos, Polukarpos, Karpotokos, sont appliquées à ce genre de production. Dans la procession du calathos, décrite par Callimaque, on lui adresse l'invocation pherbe boas, zere mala, phere stachun oise therismon, pherbe kai eiranan.
Même quelquefois les raisins sont comptés parmi les attributs de Déméter, empiètement sur le domaine le plus propre de Dionysos, avec lequel elle est honorée dans la fête attique des Protrugaia, préliminaire à la vendange. La Déméter Malophoros de Mégare et de ses colonies, Sélinonte et Byzance, était originairement la déesse productrice des pommes, les mala de l'invocation que nous venons de citer. On n'en saurait douter quand on voit qu'à Byzance le mois Malophorios, nommé d'après sa fête, correspondait à septembre, c'est-à-dire était le mois de la maturité des fruits. Mais ensuite les Mégariens, profitant du double sens qui s'attachait au mot mêla, mala, entendirent leur Malophoros comme une protectrice des troupeaux de moutons, et c'est cette explication que recueillit chez eux et enregistra Pausanias. Un passage de Lucien semble attribuer à Déméter, et non plus à Dionysos, le don de la première vigne à Icarios. De même, Pline représente Eumolpe, l'hiérophante de Déméter, l'instituteur des mystères d'Eleusis [Eleusinia, sect. I], comme ayant été aussi le créateur de la viticulture et de l'élève des arbres fruitiers en Attique. Cette donnée doit être empruntée aux Patria Eumolpidôn d'Eleusis, qui constituaient comme un très antique code agraire, extrêmement vénéré des Athéniens.
Ce livre, auquel se réfèrent Cicéron et Varron, contenait aussi des préceptes pour l'élève des bestiaux. En effet, la protection de Déméter était aussi censée s'étendre à cette branche de l'agriculture. Pherbe boas, lui dit l'invocation rapportée par Callimaque, et le boeuf est, en effet, un animal particulièrement cher à la déesse, «car c'est par son moyen, par son travail, qu'elle assure la production des dons qu'elle fait aux hommes». Ici l'on peut rappeler encore la Déméter Tauropolos de Copae en Béotie, et surtout celle que représente une pierre gravée de la collection de Stosch, assise sur une tête de taureau, tenant d'une main des épis et de l'autre une tête de bélier. C'est là le seul moment qui nous offre la déesse Malophoros entendue au sens de protectrice du petit bétail ; car les monnaies de Pagas de Mégaride, où Eckhel avait cru reconnaître cette forme de Déméter, avec un mouton près d'elle, offrent en réalité l'image d'Artémis Soteira, la déesse spéciale de la ville, accompagnée d'une biche. Au contraire, la représentation de la Déméter Malophoros portant des pommes comme attribut caractéristique, est bien connue dans les monuments. Une pierre gravée du Cabinet de Berlin montre une Déméter assise entre un cheval, qui vient manger les épis du Calathos déposé aux pieds de la déesse, et un mulet derrière elle. Elle apparaît ainsi comme une divinité qui préside aux bêtes de trait et de somme. Il est bon de ne pas oublier ici que, dans certains mythes, Déméter revêt la forme d'une cavale et est mère du cheval Arion [sect. X] ; ceci devait conduire nécessairement à lui attribuer un intérêt tutélaire pour la race chevaline.
A Phigalie, le sacrifice à Déméter était non sanglant et consistait à déposer devant sa statue des épis, des fruits, des raisins, des rayons de miel et de la laine fraîchement tondue, en arrosant le tout d'huile. Nous avons, dans cette offrande rituelle, la réunion des prémices de toutes les productions agricoles, du règne animal et du règne végétal, qui étaient spécialement regardées comme dues aux bienfaits de la déesse. Libanius, dans ses discours adressés à l'empereur, raconte que, lorsqu'à la suite des édits de Théodose, des troupes de moines se répandirent dans les campagnes de la Syrie hellénisée, transportées d'ardeur religieuse et abattant partout les temples, les paysans tombèrent dans un accès de sombre désespoir et dans beaucoup d'endroits refusèrent de cultiver davantage leurs champs, se mirent même à les dévaster dans leur fureur. La destruction des temples, disaient-ils, enlevait toute espérance pour la prospérité des hommes, de leurs femmes et de leurs enfants, de leurs troupeaux, de leurs semailles et de leurs plantations ; ce n'était plus la peine de s'épuiser de fatigue dans les travaux de l'agriculture, puisqu'on leur enlevait les dieux qui bénissaient ces travaux et les faisaient réussir. On sent dans ce tableau le pinceau d'un vieux païen, que rien n'ébranle dans sa fidélité aux anciennes croyances, mais on doit y reconnaître aussi un écho exact de l'attachement passionné des populations rurales à leurs divinités agraires, et spécialement à Déméter, dont les attributions embrassaient précisément tout ce qu'énumère Libanius. Déjà les habitants d'Enna accusaient Verrès d'avoir détruit la fertilité de leurs campagnes en enlevant la statue de Déméter. Et des vestiges de ces idées ont persisté jusqu'à nos jours chez les populations de la Grèce.
Article de F. Lenormant