Charon, le conducteur des morts dans les enfers, n'est pas une figure très ancienne dans la mythologie des Grecs. Il ne fut pas connu d'Homère ; mais il était populaire à la grande époque du théâtre d'Athènes, et il semble que les auteurs dramatiques ont particulièrement contribué à rendre son image familière à toutes les imaginations. Il parut souvent sur la scène sous les traits d'un vieillard morose, pressant et gourmandant les âmes auxquelles il devait faire traverser le Styx ou l'Achéron, impitoyable à l'égard de celles qui n'avaient pas une obole pour payer leur passage, tel enfin que l'ont dépeint plus tard Virgile, imitateur des Grecs, et Lucien qui recueillait la tradition des anciens comiques.

Tel il était aussi dans les représentations de l'art. Polygnote avait placé le vieux nocher et sa nacelle dans sa peinture des enfers, à Delphes ; sur des lécythus athéniens ornés de la peinture de sujets funèbres, on voit aussi Charon, la rame en main, le bonnet de marin sur la tête, prêt à recevoir dans son bateau les ombres des morts, qui l'attendent sur la rive du fleuve infernal.

Comment le personnage d'abord ignoré des Grecs est-il devenu populaire ? c'est ce que l'on ne saurait dire. L'origine égyptienne que lui attribue Diodore est bien peu fondée. Il semble plutôt, quand on rapproche le Charon des Grecs de celui des Etrusques, lequel est d'ailleurs fort différent d'aspect, que l'on ait à constater l'influence d'un courant étranger, peut-être venu du nord, qui a introduit cette conception nouvelle parmi les populations gréco-italiques, et peut-être dès l'époque pélasgique. Ottfried Muller était disposé à identifier le premier avec le Mantus des Etrusques et à penser qu'on s'en était fait anciennement une plus haute idée qu'on ne serait porté à le croire d'après le rôle secondaire auquel on le voit réduit par la suite dans les enfers. Cependant, en Etrurie, où son image se rencontre dans les monuments plus fréquemment qu'en Grèce, Charon semble aussi remplir des fonctions subalternes ; on a peine à le distinguer d'autres démons infernaux à figures effrayantes, souvent ailés, agitant des serpents, tenant des torches enflammées ou armés de marteaux, de fourches, de fouets, de bâtons, dont l'office est de saisir, de garder et de tourmenter les morts [Inferi]. p>

C'est lui-même sans doute qu'on voit sur un vase peint, s'avançant pour s'emparer d'Ajax, au moment où celui-ci va se suicider. Des inscriptions, qui le désignent par son nom, XAPVN, dans quelques scènes, ne laissent aucun doute sur l'intention qui l'y a fait placer : il personnifie la mort ; il est l'exécuteur impitoyable qui n'épargne ni jeunesse, ni beauté, ni vaillance, et ne se confond plus avec les démons et les furies chargés de poursuivre et de torturer les coupables. L'énorme maillet que l'on voit ordinairement dans sa main n'est pas seulement un insigne ou un attribut symbolique, mais aussi une arme et un instrument de supplice, quelquefois remplacé par une épée, par un bâton fourchu, par la torche ou les serpents des furies. Dans un bas-relief qui décore une urne funéraire de Volterre, où est représenté le meurtre de Clytemnestre, il est figuré, au-dessous de cette scène, armé d'une sorte de marteau de forge, à côté d'un démon qui tient un flambeau : un serpent s'élance avec lui hors du gouffre où ils vont entraîner leur victime.p>

Les artistes, se conformant à l'idée qu'on se faisait vulgairement de Charon, se sont efforcés de rendre sa physionomie hideuse et repoussante. Il a la forme humaine, mais avec les oreilles pointues du loup, un nez crochu, parfois tout semblable au bec d'un oiseau de proie, sa bouche est ouverte comme la gueule d'un animal dévorant, ou rit d'un rire féroce, d'accord avec la joie malfaisante qu'exprime son regard. On le voit debout, comme une apparition terrible, à côté de ceux qui vont périr de mort violente : ainsi auprès d'Ajax, dans l'exemple cité plus haut ; ou auprès des prisonniers Troyens immolés aux funérailles de Patrocle, dans une peinture célèbre d'un tombeau de Vulci.p>

Sur une urne funéraire du musée de Florence, il arrête un des chevaux du char d'Oenomaüs, au moment où le héros en est précipité. Sur une autre, au musée de Volterre, il tient par la bride le cheval sur lequel est monté le défunt, qu'il conduit comme un voyageur au séjour des mânes.p>

Son rôle ne s'éloigne guère, dans ce cas, si son caractère en diffère, de celui du Charon hellénique, nautonier des enfers. Il s'en rapproche encore davantage dans la composition qui décore une autre urne du même musée, où il assiste, une rame à la main, au massacre des captifs troyens ordonné par Achille.

On retrouve Charon dans sa barque, figuré sur des sarcophages romains dont l'art aussi bien que le sujet sont purement grecs ; mais la tradition étrusque était vivante encore à Rome, et fort tard sous l'empire on vit dans les jeux sanglants de l'amphithéâtre, parmi les masques qui figuraient dans les intermèdes, le dieu de la mort avec son marteau, venant s'emparer des cadvres des gladiateurs qui avaient succombé.

Article de E. Saglio