Sarcophage des damnés du Tartare (détail) - 160-170 apr.JC - Musées du Vatican - © Agnès Vinas



Le mot inferi, en grec oi katô, oi enerthe, désigne à proprement parler les habitants du monde souterrain, les morts. Le corps, enseveli ou réduit en cendres, est déposé dans un tombeau : l'âme subsiste, continue à vivre d'une vie particulière, que l'on a conçue, suivant les époques, comme plus ou moins consciente. Elle reste encore attachée au tombeau par certains liens, et pourtant, sans que les anciens se soient préoccupés de cette anomalie, ils croient aussi qu'elle se rend dans un séjour commun à tous les morts. Soit dans le tombeau, domicile particulier assigné à chacune, soit dans les Enfers, elle ne perd pas toute communication avec les vivants. Elle conserve quelques-uns des besoins de sa vie terrestre, et les vivants se sentent obligés à les satisfaire. Elle peut leur apparaître, les troubler, leur être nuisible ou bienfaisante. Le culte qui lui est rendu et qui consiste en cérémonies funèbres, en libations, sacrifices ou jeux renouvelés, est né tout à la fois d'un sentiment naturel de piété à son égard, de la crainte qu'elle inspire, de l'attente des secours qu'elle peut offrir. Nous n'avons pas à exposer ici dans le détail les usages et les rites funéraires qui s'adressent aux âmes considérées individuellement, ni les croyances qui les ont suggérées ; cette étude fait l'objet de différents articles auxquels nous renvoyons dès à présent [Funus, Genius, Heros, Lares, Manes]. Nous nous occuperons plus particulièrement du séjour commun que l'opinion leur assigne, les Enfers, et de la condition qui les y attend. Ce séjour, pour lequel la langue latine n'a pas de terme spécial est appelé par les Grecs la demeure d'Hadès, l'«Invisible» (Aidês, Aeidês, Ais, Aidôneus) ; on disait : «descendre chez Hadès, habiter auprès de lui, eis, en, par'Aidou. Dans ces expressions, Hadès est considéré comme le souverain des Enfers ; aussi est-il en général un équivalent de Pluton. Par extension, le même nom a aussi désigné quelquefois les Enfers eux-mêmes, et c'est en ce sens que nous l'emploierons d'ordinaire, pour nous conformer à une habitude qui a prévalu chez les modernes.

La croyance aux Enfers, comme toutes celles de l'antiquité païenne, n'a jamais pris les caractères fixes et impérieux d'un dogme. Elle a varié aux différentes époques. Il n'est donc pas possible de présenter ici un tableau des Enfers dont les traits soient empruntés à l'antiquité tout entière ; il faut suivre, dans cet exposé, une méthode historique. Nous en trouvons la plus ancienne esquisse dans Homère : c'est elle qui a été le point de départ de toutes les descriptions ultérieures ; nous la retracerons tout d'abord, puis nous aurons à noter les modifications que le progrès de la pensée religieuse ou philosophique y a apportées.

I. Conception homérique

A la mort, l'âme (psychê) s'échappe par la bouche ou par la blessure, elle conserve la forme et les traits du défunt, dont elle reste l'image (eidôlon) : c'est en quelque sorte un double de la personne. Elle continue encore à flotter sur terre aux environs du cadavre, jusqu'au moment où le feu du bûcher a rompu ses derniers liens avec les organes matériels. L'âme de Patrocle apparaît à Achille avant les funérailles ; elle lui annonce, en prenant congé de lui, que, le corps une fois détruit par la flamme, elle descendra dans l'Hadès d'où elle ne reviendra plus. Il semble que l'Hadès reçoive les âmes après la crémation, par l'effet d'une loi naturelle. Dans le dernier chant de l'Odyssée seulement, qui est d'un temps postérieur, elles obéissent à l'appel magique du conducteur divin, Hermès Psychopompe ; ailleurs aussi, ce sont les Kères qui les transportent dans ce domaine de l'Invisible. Ce sont là des traits isolés : d'ordinaire on ne voit pas qu'il y ait d'agents divins ou surnaturels chargés de cet office ; c'est une nécessité inéluctable, à laquelle elles se soumettent en gémissant, qui les précipite dans l'Hadès.

Le séjour commun des âmes après la mort est souterrain : c'est ce qui résulte d'un très grand nombre de textes de l'Iliade comme de l'Odyssée. Il est clair que cette conception a été suggérée par la coutume primitive de l'inhumation, qui a précédé en Grèce celle de l'incinération [Funus] ; il était tout naturel de supposer que les âmes continuaient à résider dans l'intérieur de la terre, où les restes du corps étaient déposés. Puis, quand on eut pris l'habitude, pour des raisons que nous ignorons, de brûler les cadavres, la même croyance a survécu et elle est restée prédominante à toutes les époques. Les âmes, reléguées sous terre, dans le tombeau, par la mort, se réunissent : c'est une conception nouvelle qui devait se développer par un progrès très simple de la pensée et de l'imagination. Elle engendra pourtant une contradiction : car, si les âmes sont toutes groupées dans l'Hadès, qui les retient à jamais captives, d'autre part, chacune d'elles est censée résider, du moins à certains instants, dans le tombeau qui reste pour ainsi dire son domicile et où elle reçoit un culte : les deux croyances, qui s'excluent logiquement, se sont surajoutées et les anciens ne se sont jamais mis en peine pour les accorder.

Il est possible de préciser davantage, avec les données de l'épopée, la situation géographique de cet empire des morts, qu'Homère appelle aussi fréquemment l'Erèbe, «l'Obscurité». Il faut se représenter la terre comme une surface plane et circulaire, entourée par le fleuve Océan. A la voûte du ciel correspondent sous terre les profondeurs du Tartare, égales à la hauteur du ciel au-dessus de nous. Le Tartare, prison des dieux détrônés, est distinct de l'Erèbe, région réservée aux morts. Ce royaume d'Hadès, quoique souterrain lui aussi, doit être conçu comme à peu de profondeur, car il est aussi éloigné du fond du Tartare que du sommet de la voûte céleste.

Y a-t-il désaccord entre cette tradition et les données de la célèbre Nekyia dans l'Odyssée ch. XI ? La critique est unanime aujourd'hui à admettre que cet épisode est une des parties récentes du poème, qu'il a été imaginé, non pas comme un prétexte à une description des Enfers, mais surtout pour mettre Ulysse en relation avec quelques héros ou personnages qu'il a intérêt à revoir. Le vaisseau d'Ulysse traverse le fleuve Océan où le soleil se couche, aborde la «côte escarpée» et le bosquet de Perséphone qui précède l'Erèbe. Lui-même ne s'enfonce pas bien avant dans ces ténèbres ; sur les conseils de Circé, il se contente de creuser une fosse pour les libations et les sacrifices qu'il doit offrir aux âmes des trépassés : attirées par le sang des victimes, celles-ci se pressent en foule sur les bords de la fosse, et c'est là qu'Ulysse leur adresse la parole. Faut-il supposer, d'après les détails de cette mise en scène, que l'Erèbe est ici sur la surface même de la terre, que les ombres habitent des ténèbres ultra-solaires au lieu des ténèbres souterraines que leur assigne la croyance commune ? Un débat très long s'est élevé à ce sujet. Il semble pourtant que rien n'oblige à croire que l'auteur de la Nekyia s'écarte de la conception de l'Iliade, qui est aussi nettement indiquée dans quelques textes de l'Odyssée. Ulysse erre dans les mers lointaines à l'Occident. Il est naturel, pour qu'il puisse se mettre en rapport avec les ombres, qu'il parvienne chez elles par une voie ultra-solaire en franchissant l'Océan. Cette fiction n'est pas inconciliable avec l'opinion qui fait de l'Erèbe une contrée souterraine. Les régions obscures qui s'étendent au-delà de l'Océan sont comme le point où l'empire des morts vient affleurer à la surface du sol, ce qui n'exclut pas l'hypothèse qu'il s'étend aussi sous nos pieds. Dans le même épisode, la croyance au séjour souterrain des morts n'est pas abandonnée, mais au contraire implicitement supposée par quelques expressions : l'ombre d'Elpénor y est descendue ; un passage dit même qu'Ulysse y descend aussi ; et enfin Ulysse promet à Tirésias et aux autres morts de leur offrir un sacrifice quand il sera de retour à Ithaque : promesse qui n'a aucun sens si les morts sont relégués dans une contrée lointaine à l'occident du monde, et qui s'explique au contraire très bien s'ils habitent un lieu souterrain, à proximité des vivants, et où ils pourront jouir du sacrifice. On doit donc conclure que les deux idées d'au delà et d'en bas se sont combinées ; tout en descendant sous terre, les âmes doivent franchir un fleuve : fleuve qui dans l'Odyssée est l'Océan et qui sera plus tard l'Achéron. Ulysse n'a pénétré que jusqu'à l'entrée de la région des morts ; mais cette région elle-même, dans le XIe chant comme dans le reste des poèmes homériques, est une région souterraine.

Nous n'avons dans la Nékyia qu'un aperçu sur cet empire des morts où Ulysse ne pénètre pas. On y trouve pourtant, si l'on joint quelques autres traits épars dans Homère, les éléments d'une description sommaire. L'Erèbe est un séjour ténébreux et plein de tristesse ; l'épithète de haïssable, souvent appliquée à Hadès, convient aussi au domaine dont il est le souverain. Une sorte d'avenue le précède, quand on a franchi l'Océan, c'est le bosquet de Perséphone plante de hauts peupliers et de saules stériles. La demeure d'Hadès lui-même s'ouvre par une large porte, et cette entrée, suivant un détail de l'Iliade qui ne se retrouve pas dans l'Odyssée, est gardée par un monstre qu'a dompté Héraclès : c'est le Cerbère de la tradition postérieure. Circé énumère aussi à Ulysse les fleuves sinistres qui sillonnent les Enfers : l'Achéron (de achea, les chagrins), qui reçoit le Pyriphlégéthon (puri phlegethôn, qui brûle par le feu) et le Cocyte (kôkutos, lamentation) ; ce dernier est lui-même un bras dérivé du Styx, déjà connu dans l'Iliade, «rivière odieuse» (ê Stux, cf stugeô). Trois de ces noms ont une signification transparente ; celui de Pyriphlegéthon seul est plus embarrassant : s'explique-t-il par l'usage de brûler les morts ? se trouvait-il primitivement dans la région lumineuse où la terre confine au ciel et aura-t-il été transporté abusivement aux Enfers ? Il est plus vraisemblable que ce fleuve de feu a été imaginé comme la source souterraine des torrents de lave qui s'échappent sur terre par les volcans. Quelle est la condition des âmes rassemblées dans ce triste domaine ? Il ne leur reste plus qu'un semblant d'existence, pâle et décolorée, et la célèbre plainte d'Achille résume éloquemment l'impression qui se dégage de cette sombre peinture. Ces âmes ne sont plus que de vains simulacres, des ombres, ayant conservé, il est vrai, l'apparence corporelle, mais impalpables et qui échappent à l'étreinte des vivants ; on les compare en effet à une fumée, à un songe. Elles n'ont plus de voix et ne font plus entendre qu'une sorte de sifflement. Avec les organes du corps, elles ont perdu toute force physique, et aussi le souvenir, le sentiment et la volonté. Ces pauvres âmes, pour retrouver un instant de conscience fugitive, sont obligées de boire le sang des victimes qu'Ulysse a répandu pour elles : c'est alors seulement qu'elles recouvrent la voix et reconnaissent le héros qui les évoque. Par une exception unique, Tirésias a gardé sa conscience et le sang lui rend le don prophétique comme aux autres le souvenir : c'est un privilège spécial qu'il doit à la faveur de Perséphone.

Il ne faut pas demander cependant à cette conception psychologique des ombres une rigueur trop absolue : ou plutôt certains traits, qui doivent avoir été introduits dans la Nékyia primitive par des continuateurs, visent à en compléter la donnée sommaire et générale et sont parfois en contradiction avec elle. C'est ainsi qu'on se représenta certains défunts comme se livrant encore sous terre à leurs occupations favorites : Minos exerce toujours sa fonction de juge, et les âmes viennent lui soumettre leurs contestations ; le simulacre d'Orion continue à chasser des ombres d'animaux sauvages ; celui d'Héraclès s'avance tenant un arc tendu, la flèche sur la corde, et lance un regard terrible comme un sagittaire prêt à faire voler ses traits. Le chant XXIV de l'Odyssée nous présente la foule des héros, divisée en groupes qui conversent dans la prairie des asphodèles : ces âmes ont donc conservé la conscience et le souvenir.

Il faut voir aussi, sans nul doute, une addition à la donnée première de la Nékyia dans les trois criminels qui subissent, chez Hadès, des supplices extraordinaires Tityos, étendu sur le sol, le flanc déchiré par deux vautours qui lui rongent le foie ; Tantale, plongé dans un lac dont les eaux se retirent quand il veut se désaltérer, et tendant inutilement les mains vers les fruits que des arbres merveilleux laissent pendre au-dessus de lui ; Sisyphe, condamné à pousser sans fin sur les pentes d'un mont un rocher qui roule jusqu'au bas dès qu'il approche du sommet. Quels sont les crimes que ces malheureux expient ? Pour Tityos, il est indiqué : c'est un outrage fait à Latone. Ceux de Tantale et de Sisyphe ne sont pas spécifiés et ne nous sont connus que par des traditions postérieures, d'ailleurs divergentes entre elles. Vraisemblablement, tous trois sont châtiés comme impies pour des attentats contre les dieux. Il est impossible de reconnaître en eux, comme on l'a dit, des personnifications typiques de certaines catégories de vices, le désir coupable, la débauche, l'orgueil. Ce sont des exceptions individuelles, et qui n'impliquent nullement la croyance à une expiation générale infligée sous terre aux coupables. De cette croyance il n'est pas question chez Homère. Il est vrai que deux textes de l'Iliade invoquent, avec d'autres divinités, les Erinyes qui garantissent le serment et atteignent, au delà du tombeau, les parjures. Peut-être y a-t-il, dans ces formules d'imprécations, une survivance d'anciennes croyances alors éteintes : tout au moins nous ne trouvons nulle part, dans les indications d'Homère sur le séjour infernal, la réalisation de ces menaces. Le faux serment est d'ailleurs, dans l'opinion des Grecs, moins une faute morale qu'une offense faite aux divinités qu'on a invoquées, et punie à ce titre par elles comme une injure personnelle.

Il n'y a donc pas trace, dans l'Hadès homérique, d'une sanction pénale qui atteindrait les fautes commises sur terre. A part quelques exceptions, qui restent des cas isolés, individuels, et où il semble bien que l'impiété seule soit punie, l'Hadès offre à toutes les âmes la même existence morne et monotone, pâle reflet de la vie terrestre, sans supplices comme sans joies.

Hésiode reste fidèle à cette conception et se contente de préciser quelques données. Le sujet de la Théogonie explique que le poète ait insisté moins longuement sur l'Hadès, connu de lui cependant, que sur le Tartare, qui est, chez lui comme chez Homère, la prison des Titans : de toutes parts elle est environnée de murailles d'airain ; les trois Titans aux cent bras, Cottos, Briarée et Gyas, devenus les alliés de Zeus, gardent l'entrée de la prison, à laquelle on accède par une sorte de gorge entourée d'une triple nuit, non loin du fleuve Océane. L'espace qui sépare la terre du Tartare est égal, comme dans Homère, à celui qui s'étend entre la terre et la voûte céleste : c'est le chaos, abîme si vaste qu'une enclume d'airain, précipitée de la terre, mettrait neuf jours et neuf nuits pour toucher au fond du Tartare ; quant à un homme, il lui faudrait un an tout entier pour franchir le même intervalle. On voit encore que, pour Hésiode, l'entrée du séjour des morts et les sources de l'Océan se trouvent à l'extrémité occidentale du monde. C'est là aussi que le Styx, dont la Théogonie donne une description plus détaillée, prend naissance : une nymphe redoutable, qui se tient loin des dieux, préside à son cours ; l'eau glacée du Styx, filtrant goutte à goutte du haut d'un rocher, dérive de l'Océan qui, pour alimenter son fleuve circulaire, garde les neuf dixièmes de ses eaux, et en envoie un dixième dans les régions souterraines. Enfin, si nous mentionnons les quelques vers consacrés à Cerbère, et dont nous analyserons plus tard le contenu [section III], nous aurons énuméré les seules additions faites par Hésiode à la description d'Homère.

Ce morne royaume de l'Erèhe ne laisse aucune place à l'espérance : c'est un lieu de tristesse et de résignation. Nous y verrons bientôt figurer, sous le nom d'Elysée, un séjour des bienheureux. La première conception en est pourtant chez Homère lui-même, mais c'est pour lui une région spéciale, complètement distincte de l'Hadès. Comme elle doit y être localisée plus tard, il convient ici d'indiquer quelles ont été ses origines. Dans le IVe chant de l'Odyssée, Protée annonce à Ménélas qu'il ne mourra pas, mais que les dieux l'enverront «à la plaine Elysie, Êlusion pedion, aux confins de la terre, où déjà réside le blond Rhadamanthe : en ces lieux la vie est facile aux hommes ; ils ne connaissent ni les neiges, ni les longues pluies, ni les frimas ; mais toujours l'Océan, pour les rafraîchir, exhale la douce haleine du Zéphyre». A proprement parler, le sort réservé à Ménélas n'ouvre pas une perspective nouvelle sur la condition des âmes après la mort. Menélas ne doit pas mourir : il sera transporté vivant dans un séjour de félicité pour ètre immortel comme les dieux. Sa destinée rappelle celle d'autres héros enlevés par les divinités et soustraits aux regards des hommes. Elle lui est accordée par pure faveur et pour la raison que lui donne Protée : «Parce que tu as épousé Hélène et que tu es gendre de Zeus». C'est donc à titre de parent des immortels qu'il est associé à leur éternité bienheureuse. Il ne s'agit pas d'une minime ration accordée à la vertu et au courage, puisque le plus grand des héros, Achille, est soumis d'après l'Odyssée à la loi commune. Rhadamanthe a déjà bénéficié de la même faveur : à quel titre ? cela n'est pas dit, mais très certainement ce n'est pas à cause de sa justice, dont Homère ne parle pas : c'est peut-être en sa qualité de fils de Zeus, car il est frère de Minos.

Cet épisode de l'Odyssée a été le point de départ de nombreuses légendes analogues rapportées par les poètes cycliques, comme celle d'Iphigénie transportée en Tauride et rendue immortelle, de Memnon, soustrait à la mort par la prière d'Eos, d'Achille enlevé par Thétis sur son bûcher et conduit dans l'île de Leucé ; enfin, dans le plus récent de ces poèmes, la Télégonie, Pénélope, Télémaque et Télégonos jouissent, de l'immortalité auprès de Circé. Il est surprenant, comme le remarque M. Rohde, que ces traditions, inspirées visiblement par le récit de l'Odyssée sur la fin de Ménélas, ne profitent pas de l'Elysium pour y transporter ces différents héros admis à un sort analogue. Quelle que soit la raison de ces divergences, il est probable que, à l'époque des poèmes cycliques, la divinisation était pour ainsi dire de droit pour ces héros : puisqu'un obscur personnage comme Télégonos partage cette faveur, c'est que le privilège est devenu la règle, et le hasard seul a fait que nous n'ayons connaissance que de quelques traditions isolées de ce genre.

C'est ce qui résulte avec une pleine évidence du célèbre passage des Travaux et Jours sur la succession des différents âges. Entre le troisième et le cinquième, qui sont ceux du bronze et du fer, se trouve intercalé celui des héros des guerres de Troie et de Thèbes. Quelques-uns d'entre eux, sans doute ceux dont l'épopée avait raconté la fin avec des circonstances trop précises pour que la tradition ait pu se modifier à leur égard, meurent suivant la loi naturelle ; les autres sont transportés par Zeus aux extrémités de la terre, dans les îles des bienheureux, au milieu de l'Océan : ils y sont immortels, exempts de soucis, isolés des autres dieux, sous le règne de Cronos : trois fois par an, la terre leur donne ses fruits. Cet âge des héros n'a été inséré dans la série des autres, dont il rompt la gradation et la logique, que pour faire une place, dans les destinées de la vie future, à ces îles des bienheureux, et rien ne prouve mieux à quel point cette tradition s'était popularisée depuis Homère. Au reste, les termes mêmes de ce développement indiquent bien que, dans la pensée d'Hésiode, l'ère de ces destinées privilégiées est close de son temps, et que les mêmes miracles ne doivent plus se reproduire.

Les îles Fortunées sont-elles pour Hésiode identiques à la plaine Elysie d'Homère ? Cela ne paraît guère douteux. A vrai dire, l'Elysium d'Homère n'est pas expressément désigné comme une île ; mais il a dû facilement être conçu comme tel. Une île seule, ou un groupe d'îles, donne bien l'image d'une contrée entièrement séparée du monde, et inaccessible à ceux qui ne sont pas élus.

On s'est aussi demandé si l'Elysée ou les îles des bienheureux n'étaient pas, sous une dénomination particulière, le jardin des dieux dont il est question dans de nombreuses traditions, planté lui aussi â l'occident du monde, et qui semble ne faire qu'un avec le jardin des Hespérides. Cette conjecture n'est pas suggérée par le texte de l'Odyssée, et celui des Travaux et Jours l'exclut. Ce qu'on peut dire, c'est que toutes ces contrées merveilleuses sont situées à l'extrême occident, baignées par l'Océan, voisines de la région où le soleil à son coucher regagne son palais. Mais nous ne suivrons pas davantage les détails de cette géographie fabuleuse ; il nous a suffi de marquer les origines d'une tradition qui fera fortune et viendra s'insérer dans la conception populaire des Enfers.

II. L'enseignement d'Eleusis et de l'orphisme

Les idées enseignées à Eleusis sur la vie future ont été exposées plus haut [Eleusinia]. Nous devons cependant y revenir en quelques mots pour préciser certains points. Des travaux récents, et notamment un important mémoire de M. Foucart, ont élucidé en partie ce sujet obscur.

Les textes anciens font souvent des allusions au «sort meilleur» qui attend les initiés aux Enfers ; ils y jouiront d'une situation privilégiée que l'initiation seule peut conférer. Ces espérances, comment les mystères les suggèrent-ils ? Par différentes cérémonies mystiques qui terminaient les grandes fêtes. Les cérémonies comportent trois éléments : 1° une sorte de représentation dramatique (drômena) ; 2° l'exhibition d'objets sacrés (deiknumena) ; 3° l'énoncé de certaines paroles (legomena).

1° Le drame mettait en action des épisodes de la légende des Déesses, et se terminait par une hiérogamie.

2° On montrait aux fidèles soit des attributs, soit plutôt les effigies des mêmes divinités, qui apparaissaient tout à coup dans une lumière éblouissante. Mais il y avait autre chose dans cette partie de la cérémonie. Les mystes n'étaient pas simples spectateurs ; ils parcouraient la route des Enfers, et après avoir passé par de profondes ténèbres, dans les frissons et les angoisses, ils arrivaient brusquement dans la vive lumière qui éclairait le séjour des bienheureux. Ainsi les initiés voyaient de leurs yeux, sous une forme précise, les différentes parties de ce monde souterrain qui préoccupait leur pensée. Sur ce point, il ne saurait y avoir de doute, car l'interdiction de révéler la nature des mystères ne portait pas sur cette partie des cérémonies : témoin les indications très nettes de plusieurs textes, et surtout la description précise, quoique succincte, des Grenouilles d'Aristophane, dont les traits sont inspirés de ce spectacle. Cette description ne reproduit sans doute pas de tous points ce qu'on montrait à Eleusis ; on n'eût pas toléré sur la scène une profanation aussi hardie ; néanmoins on y aperçoit ce qui faisait l'essentiel dans l'enseignement des mystères. En arrivant aux Enfers, on traversait d'abord un grand lac, puis une contrée peuplée de serpents et de monstres divers, parmi lesquels Aristophane mentionne l'Empuse aux formes multiples, les chiens du Cocyte, l'Echidna aux cent têtes, la Murène de Tartessos, les Gorgones tithrasiennes. Dans un marais de boue et d'ordure, enveloppé d'obscurité, croupissent des criminels, des parricides, des parjures, ceux qui ont violé l'hospitalité, ceux qui ont trahi leur pays. A ces lieux d'épouvante succède, non loin du palais d'Hadès, le séjour des bienheureux, pour lesquels seuls brille la gaie lumière du soleil ; ils y forment des choeurs, sur des pelouses fleuries, et chantent des hymnes en l'honneur de Déméter et de Bacchus. Les hommes pieux, les mystes, seuls participent à cette félicité ; elle est refusée aux impies, et par là il faut entendre tous ceux qui n'ont pas participé à l'initiation. Cette conception, dans son esprit général et jusque dans certains détails caractéristiques, est conforme, comme nous allons le voir, à celle de l'orphisme.

3° Cette simple promenade à travers les différentes contrées des Enfers ne suffit pas à donner à l'initié la certitude que la félicité des champs Elysées sera son partage. C'est dans les paroles prononcées par l'hiérophante (legomena, rêseis, paraggelmata) qu'il puise cette assurance. On a voulu longtemps y voir soit un exposé dogmatique, soit un récit suivi des légendes dont le spectacle se déroulait dans les nuits mystiques. M. Foucart, dans le mémoire que nous avons cité, a expliqué par une ingénieuse et séduisante hypothèse le caractère de cette partie essentielle de la révélation d'Eleusis. Il en cherche l'analogie dans le Livre des morts égyptien, recueil de conjurations et d'invocations aux divinités qui peuplent le monde infernal et que l'âme du mort rencontre sur son chemin. Le principe de la révélation éleusinienne est le même : seulement, les instructions que l'on dépose, en Egypte, dans un rituel écrit à côté du mort, sont données oralement à Eleusis par l'hiérophante ; à mesure que les initiés parcouraient les divers tableaux, il les munissait de formules et de recommandations, leur enseignant la route à suivre, les dangers à éviter, les noms véritables et secrets des divinités qu'ils rencontraient, les paroles à prononcer pour avoir accès aux différentes parties. L'Hymne à Déméter, que l'on peut dater du VIIe siècle, attribue à la déesse elle-même la révélation, faite aux Eumolpides, de ces formules mystérieuses auxquelles on attachait une vertu toute-puissante : cette innovation acquérait ainsi le double prestige d'un patronage divin et d'une antiquité vénérable ; mais elle devait être un apport récent dans le culte agricole d'Eleusis.

Cette hypothèse, fondée sur l'analogie que présentent les usages mortuaires égyptiens et les pratiques de l'orphisme dont nous allons parler, rend raison de deux caractères jusqu'ici difficilement explicables de ces paroles mystérieuses prononcées par l'hiérophante : elle explique d'abord pourquoi l'enseignement d'Eleusis devait rester secret (aporrêta) et réservé aux seuls initiés ; elle explique aussi la force irrésistible que les anciens attribuent à l'initiation. L'initié, guidé par ces instructions, parvient à coup sûr au domaine qui lui est assigné dans le monde souterrain ; il sait les paroles magiques qui, à chaque pas, écartent les dangers de sa route et lui ouvrent le séjour de la félicité. Nous comprenons ainsi pourquoi on n'est pas vraiment initié, eût-on participé à toutes les épreuves antérieures, si l'on n'a pas entendu les paroles de l'hiérophante, et pourquoi l'on arriva à supposer qu'Héraclès et Dionysos aient eu besoin de se faire initier afin de parvenir sans encombre au terme de leur voyage infernal.

Les mystères orphiques, qui font leur apparition en Grèce vers la fin du VIIe siècle, contribuent à propager une conception nouvelle du monde infernal, conception qui présente de si évidentes analogies avec celle d'Eleusis, qu'il est impossible de ne pas admettre une filiation de l'une à l'autre. Nous n'avons à relever, dans l'orphisme [Orphici], que ce qui touche à notre sujet. Il suffira de dire qu'il fait un contraste sensible avec les autres cultes grecs par quelques traits fondamentaux : d'abord ce n'est pas une religion locale, professée par une cité ; c'est une religion ouverte, accessible par l'initiation (teletê) à quiconque veut y entrer. En second lieu l'orphisme, qui se rattache au culte de Dionysos et à ses légendes particulières, comporte tout un système théogonique et professe sur la nature et la destinée de l'âme une doctrine métaphysique. La conception homérique n'implique pas à proprement parler l'immortalité de l'âme ; le double de l'homme survit au vivant dans une existence confuse, à demi consciente, et rien n'affirme qu'il doive conserver une durée indéfinie. L'orphisme, au contraire, proclame la supériorité de l'âme sur le corps, son indépendance envers lui, son immortalité, ou plus exactement son éternité. Autrefois, elle demeurait avec les dieux, étant de leur race ; mais elle commit une faute initiale, qui ternit sa pureté. Quelle est cette faute ? les textes nous renseignent mal à ce sujet. Ce qui est sûr, c'est qu'en expiation il lui fallut entrer dans un corps et naître à la vie terrestre. C'est pourquoi les orphiques appelaient le corps le tombeau de l'âme (sôma sêma). L'homme doit s'affranchir des liens du corps où l'âme est engagée comme dans une prison. La mort naturelle n'est qu'une délivrance passagère, car à peine libre l'âme doit entrer dans de nouveaux corps d'hommes ou d'animaux. Comment sortir de ce «cercle de nécessité» ? L'orphisme, c'est-à-dire la révélation apportée par Orphée, en fournit le moyen. L'initiation impose toute une vie de pureté réglée par des préceptes rigoureux. Les adeptes de Dionysos se qualifient de purs, de saints (katharoi, osioi). Ils se purifient par des lustrations, qui enlèvent la souillure matérielle ; ils se mettent par des extases en communication avec le dieu ; ils se soumettent à des abstinences, à la chasteté ; ils ne font usage que d'une nourriture végétale. Cette dévotion et ces pratiques sont des titres à la récompense qui attend les initiés après la mort. Encore faut-il ajouter qu'elles ne constituent pas un droit : le salut reste conçu comme un effet de la grâce accordée par Perséphone et les autres divinités de la théologie orphique.

Ainsi d'après ce système, dont nous entrevoyons les éléments épars, le séjour aux Enfers n'est pour les âmes qu'une étape entre des incorporations successives. Le privilège de la félicité n'est lui-même que temporaire et ne supprime pas l'obligation d'une nouvelle naissance. Quant aux peines, elles servent non seulement de châtiment, mais de purification, et elles hâtent le moment de la délivrance définitive ; une des inscriptions gravées sur or dont nous allons parler félicite l'âme d'avoir passé par l'expiation qui la soustraira pour toujours à la condition terrestre. C'est le germe de la théorie célèbre développée dans le Gorgias sur l'utilité d'expier l'injustice. L'âme doit donc, après son séjour dans l'Hadès, subir sur terre d'autres existences, d'un degré inférieur ou supérieur, suivant ses mérites. Celle du pécheur incorrigible est condamnée pendant l'éternité à passer de la vie terrestre à l'Hadès ; celle qui s'est définitivement lavée de sa tache originelle est soustraite à ce cycle d'alternatives et rejoint les dieux dont elle est issue. Pindare, Empédocle et Platon se sont approprié ces doctrines et ont précisé les conditions de cette destinée.

Outre ses doctrines et ses prescriptions sur la conduite qui doit concilier à l'homme la faveur des divinités infernales, l'orphisme a ses formules magiques qui, au moment de la mort, guident l'âme dans son voyage à l'Hadès. On en a la preuve aujourd'hui dans d'intéressantes inscriptions métriques gravées sur des lamelles d'or, qui ont été découvertes dans l'Italie méridionale, à Pétilia et à Thurii ; une autre a été retrouvée à Eleutherne en Crète et prouve qu'il ne s'agit pas d'un usage local. Toutes ces inscriptions étaient renfermées dans des tombeaux ; elles étaient donc destinées au mort lui-même et lui servaient d'instructions ; ce devait être un usage général, dans les sectes orphiques, de déposer auprès du cadavre une de ces lamelles d'or. Ces inscriptions présentent des parties communes, mais le texte en est plus ou moins abrégé. La plus longue décrit très exactement l'accès de l'Enfer. L'Ame, en arrivant dans l'Hadès, trouvera à sa gauche une source et près d'elle un peuplier blanc ; elle se gardera d'en approcher. Une autre source aux eaux fraîches et vives s'alimente au lac de Mémoire. Près d'elle sont des gardiens ; l'âme les abordera en prononçant quelques vers qui prouveront qu'elle a conscience de son origine céleste ; elle leur dira les tourments de la soif qu'elle endure et réclamera à boire ; quand elle sera désaltérée, elle régnera avec les autres héros. D'autres feuilles d'or renseignent le mort sur une autre partie du voyage, l'arrivée auprès des divinités des Enfers et le langage qu'il faut leur tenir. Il faut reconnaître évidemment, dans ces diverses formules, des fragments détachés d'un poème répandu dans la secte orphique et qui servait de rituel pour la descente des Enfers. M. Foucart, suppose que ce poème était la Katabasis eis Aidou, attribuée par les anciens à un disciple de Pythagore, et dont on a supposé quelquefois, sans raison, que le sujet était la descente d'Orphée aux Enfers. Comme on déposait auprès de la momie égyptienne un exemplaire du Livre des morts ou tout au moins des extraits, de même l'adepte des Mystères emportait avec lui quelques fragments de son précieux formulaire qui lui servait de guide.

Nous n'avons pas à étudier toutes les indications que contiennent ces inscriptions ; mais un détail, qui se retrouve ailleurs dans la description des Enfers, doit être relevé ici : c'est l'allusion à la source de Mémoire et à une autre source, qui n'est pas nommée, et que l'initié doit éviter : cette seconde source est évidemment le Léthé, désigné par son nom, pour la première fois dans la littérature, dans un vers d'Aristophane. Quel est, le sens de cette conception ? M. Rohde pense qu'il y a là, à l'origine, une allégorie populaire, qui traduit l'inconscience où sont réduites indistinctement toutes les âmes d'après Homère (amemêna karêna). Dans l'orphisme, ce même mythe devient une des pièces du système et y prend une signification particulière : la mémoire est le privilège de l'initié, et l'oubli le châtiment du profane et du criminel. Plus tard, ce même mythe, interprété, passa de l'orphisme dans la conception courante du monde infernal. Un fragment de l'Epitomé d'Apollodore représente Thésée et Pirithoüs attachés, pour y subir leur supplice, à un rocher qui est nommé le siège de l'Oubli.

L'idée que la condition des âmes dans l'Hadès est différente suivant qu'elles ont participé ou non à la révélation de l'Orphisme, suppose qu'à leur arrivée dans le monde infernal elles subissent un jugement. La VIIe des Lettres qui nous sont parvenues sous le nom de Platon attribue l'origine de cette croyance à d'«anciennes tradition sacrées» : expressions qui ne peuvent désigner que l'orphisme, et au reste une telle conception est incompatible avec les données homériques. Dans sa IIe 01ympique, qui s'inspire des théories orphiques, Pindare parle expressément d'un jugement qui est rendu par «quelqu'un», sans doute Hadès lui-même, ou peut-être Perséphone, qui, dans les tablettes orphiques, est présentée comme l'arbitre des morts.

Comment les orphiques se sont-ils représenté le bonheur dont jouissent les initiés ? Des Fragments de textes nous laissent entrevoir un idéal conforme à celui qu'indique Aristophane : ceux qui ont vécu purs sur terre ont après leur mort un sort plus doux, dans les belles prairies que borde le cours profond de l'Achéron. D'après un passage du Phédon, la secte enseignait aussi que les purs vivent dans l'Hadès en compagnie des dieux souterrains. Pindare, dans la IIe Olympique que nous avons citée, décrit avec un peu plus de détails ce séjour bienheureux de l'Elysée souterrain : les justes y passent une vie sans larmes et sans efforts près des divinités vénérables ; de nuit comme de jour ils sont éclairés par les rayons du soleil. Le même tableau est présenté dans un célèbre fragment de thrène qui s'inspire d'idées analogues : seulement ici, c'est notre soleil qui luit pour les bienheureux pendant nos nuits ; répandus dans des prairies semées de roses et ombragées par la plante de l'encens, au milieu de bosquets qui se chargent de fruits d'or, ils se livrent aux exercices du cheval, du gymnase, aux divertissements des dés et de la lyre. De ce séjour, qui est celui de l'Elysée souterrain, et où l'âme juste ne fait que passer entre deux vies supraterrestres, Pindare distingue d'ailleurs, conformément à la doctrine orphique, la félicité définitive, où l'on n'est admis qu'après avoir achevé le cycle des naissances et des morts dans ce monde : pour Pindare, cette félicité suprême est placée dans les îles Fortunées, rafraîchies par les brises de l'Océan, et où naissent les fleurs d'or dont les élus tressent des couronnes ; dans ce dernier détail, on reconnaît une combinaison de la pure théorie orphique avec la légende d'Homère. Qu'il y ait aussi, dans le tableau que présente Pindare de l'Elysée souterrain, quelques traits de sa propre imagination, c'est ce qui semble vraisemblable, car d'après d'autres témoignages, l'orphisme promettait surtout à ses adeptes des plaisirs moins immatériels, de joyeux banquets, du vin à flot, l'ivresse des convives : idéal quelque peu grossier, et qui parait trahir l'origine thrace que l'on attribue d'ordinaire aux mystères orgiaques de Dionysos. Cette dernière conception, dont il faut peut-être rapprocher le tourment de la soif redouté par l'âme du mort, est de beaucoup la plus répandue parmi les sectes orphiques : tout au moins c'est sous cet aspect d'un pays de cocagne où l'on boit beaucoup que les profanes s'étaient habitués à se représenter la félicité où aspirent les initiés ; nous en avons pour preuves les nombreuses allusions qu'y font des textes de l'époque classique, en particulier les poètes dramatiques, ainsi que des auteurs appartenant aux derniers siècles du paganisme.

Quant à la destinée des âmes qui n'ont pas participé à l'initiation, elle est conforme à celle que dépeint la comédie des Grenouilles : la foule des profanes est plongée dans les ténèbres et reléguée dans un bourbier (borboros, pêlos). Les criminels proprement dits subissaient-ils une condition plus rigoureuse que les simples profanes ? Un texte orphique nous apprend que ceux qui étaient coupables d'injustice et de violence étaient relégués jusqu'au fond du Tartare, où peut-être ils étaient tourmentés par des démons. Des peines terribles attendaient ceux qui avaient méprisé les saints mystères. Nous en sommes réduits à ces indications sommaires, mais il est probable que les orphiques donnaient sur les différentes peines d'autres détails.

Une phrase de Platon fait allusion à l'une de celles que subissent les profanes ; ils sont condamnés à puiser sans cesse de l'eau dans un crible. On y reconnait la forme primitive du supplice des Danaïdes, qui remplissent éternellement un vase sans fond. Ce dernier supplice est mentionné pour la première fois par l'auteur de l'Axiochos ; il a donc été emprunté à l'orphisme par la croyance populaire. Quelle est sa signification ? On l'explique d'ordinaire par un jeu de mots : ce labeur toujours imparfait, ponos atelestos, est imposé aux atelestoi, ateleis ierôn, c'est-à-dire à ceux qui ne sont pas arrivés à la perfection des initiés. M. Weil suppose plus simplement que c'est l'image de l'infirmité d'un esprit incapable de conserver aucun souvenir ; ce serait donc, sous une nouvelle forme, un mythe analogue à celui du Léthé. Quant à la fiction du marais de boue ou croupissent les profanes, il est très vraisemblable, comme on l'a souvent remarqué, qu'elle a dans l'orphisme un sens allégorique : on y voit donc avec raison un symbole de la souillure que n'ont pas lavée les pratiques de la purification. Peut-être cependant faut-il chercher la première origine de cette fiction dans l'observation d'un phénomène volcanique comme celui qui a fait imaginer le Pyriphlégéthon.

Il y a longtemps qu'on a signalé la pénétration, dans le culte agricole d'Eleusis, de certains éléments essentiels et caractéristiques de l'orphisme. Tout récemment, les rapports qui unissent les mystères de l'un et l'autre culte ont été l'objet de nouvelles études, qui ont prouvé que ces relations sont beaucoup plus étroites encore qu'on ne supposait. Jusqu'à quel point enseignait-on à Eleusis les dogmes propres à l'orphisme, l'origine céleste de l'âme, sa chute, ses migrations ? Il est difficile de le déterminer, mais bien des rites éleusiniens supposent précisément ces mêmes doctrines et n'ont de sens que par elles : en particulier les jeûnes et les abstinences, que prescrit aussi l'orphisme. Pour nous en tenir à notre sujet, nous devons noter les similitudes manifestes qui portent sur la conception des Enfers, et sur les formules secrètes qui, d'après l'un et l'autre culte, donnent accès à un séjour privilégié. Sur ce dernier point, la démonstration de M. Foucart paraît décisive. L'orphisme a ses livres sacrés, qui contiennent les formules nécessaires à guider l'âme ; à Eleusis, les mêmes indications sont données par un spectacle accompagné lui-même d'instructions sacramentelles. Cette méthode de révélation est si semblable dans son esprit à celle du Livre des morts égyptien, qu'il n'est pas difficile d'admettre comme le veut M. Foucart, une influence de l'Egypte s'exerçant vers la fin du VIIe siècle.

En somme, ce que les mystères ont introduit d'original dans la conception des Enfers, c'est la croyance à une destinée différente pour les initiés et les profanes, les premiers ayant le privilège d'une condition bienheureuse. Le principe de cette distinction n'a pas un caractère moral proprement dit : les religions mystiques ne professent pas le dogme d'une rétribution fondée sur le mérite ou le démérite ; les titres de purs et de saints que se donnent les adeptes n'ont qu'une valeur toute relative, et n'impliquent que l'observance d'un rituel formaliste. C'est en ce sens étroit qu'il est question d'un jugement des morts : ce jugement doit être entendu comme un examen qui distingue les initiés des profanes. Cette réserve faite, il faut admettre, selon nous, que la croyance à une sanction morale se dégagea de la religion orphico-éleusinienne, et que peut-être elle y était en germe. On a été trop loin en prétendant que l'enseignement d'Eleusis y était contraire, et on a abusé de la célèbre boutade de Diogène sur le brigand Patécion. Il ne faut pas perdre de vue que l'orphisme repose sur le dogme d'une chute de l'âme, qu'il prêche une sorte de rédemption, soumise, il est vrai, à des conditions plus formalistes que morales ; mais cette notion même était susceptible de s'élargir et de s'épurer au contact de la philosophie. C'est ce qui arriva. Il se fit en Italie, entre l'orphisme et le pythagorisme, un échange certain, quoique difficile à déterminer, de doctrines et cette pénétration des idées ambiantes ne s'est pas faite seulement à l'origine. Il faut ajouter que les mystères s'adressaient à des hommes de toutes les catégories sociales : les esprits cultivés les ont interprétés y ont cherché un sens plus profond et symbolique. Les mystères ont su distinguer, parmi ceux qui sont exclus de la félicité d'outre-tombe, les simples profanes des criminels proprement dits, ceux-ci seuls étant condamnés à de cruels supplices : or c'est là une distinction qui ne peut être faite que d'un point de vue moral. Les auteurs postérieurs ont formellement attribué à la religion éleusinienne un caractère moral, qu'il n'y a aucune bonne raison de contester. Et enfin, quand la croyance à une condition meilleure pour une partie de l'humanité dans l'autre monde passa de la religion éleusinienne dans le domaine des idées courantes, elle prit, ainsi que la conception d'un jugement, un sens tout nouveau : détaché de la doctrine particulière qui l'avait imaginé, ce privilège ne pouvait plus être envisagé que comme une sanction morale. C'est ainsi que peu à peu prit naissance la doctrine d'une rémunération entendue au sens de la morale commune. Si donc elle n'était pas proprement enseignée dans la pure tradition orphico-éleusinienne, elle y était enveloppée, elle en sortit ; c'est en ce sens et dans cette mesure, qu'on peut dire que les mystères ont introduit dans la pensée grecque cette notion de la récompense des bons et du châtiment des coupables.

III. Conception des Enfers à l'époque classique

La croyance à la réunion des âmes dans l'Hadès n'a été, à aucune époque, universellement admise comme un article de foi. Souvent elle est exprimée avec des réserves, sous une forme hypothétique, ou même elle est franchement niée. D'autre part, les croyances les plus diverses se font jour. Il est question quelque part des Tritopatores, adorés à Athènes comme les esprits des ancêtres devenus les démons des vents ; on entendait dire, du temps d'Aristophane, que les hommes deviennent des étoiles après la mort. D'après une théorie, qu'on trouve exposée dans deux passages d'Euripide, et qui doit être populaire puisqu'elle est celle de plusieurs épitaphes, l'âme à la mort se résorbe dans l'Ether tandis que le corps se décompose. On voit se manifester tant d'opinions contraires, qu'il est impossible de chercher à en dégager une foi commune. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la croyance aux Enfers fut sans doute la conception prédominante et la plus populaire.

La consultation des ombres faite par Ulysse dans l'Odyssée suscita dans la poésie épique un certain nombre d'épisodes analogues. On citait, parmi les poèmes hésiodiques, une expédition de Thésée et de Pirithoüs dans le monde souterrain. Une autre nékyia, de contenu ignoré, se trouvait dans le poème des Retours. Il semble aussi que dans la Minyade une descente aux Enfers ait tenu une large place. Plus tard, le théâtre attique a fait de fréquentes allusions au monde infernal et une donnée semblable à celle des Grenouilles figurait dans quelques comédies, par exemple dans les Krapataloi et les Metallês de Phérécrate, et dans le Gérytadès d'Aristophane lui-même. D'Homère aux poètes du Ve siècle, la description de l'Hadès est donc devenue un des lieux communs de la littérature. En même temps de nouvelles traditions populaires, comme celles par exemple qui se rattachaient â des cultes locaux de divinités chthoniennes, vinrent se combiner avec la conception homérique. Par cette collaboration de l'imagination poétique et de la croyance populaire, qui se firent de mutuels emprunts, bien des traits se précisèrent, se modifièrent ou s'ajoutèrent au fonds primitif.

Pour Hésiode encore, nous l'avons vu, l'entrée des Enfers se trouve à l'Occident du monde [sect. 1]. C'est une des traditions qui se perdirent le plus tôt : nous en avons la preuve dans le grand nombre de régions qui, à l'époque historique, passaient pour donner accès au monde infernal. Dans beaucoup d'entre elles se retrouvent les noms des fleuves de l'Erèbe. Au lieu de supposer, comme on l'a fait quelquefois dans l'antiquité, qu'Homère a emprunté ces noms à telle ou telle contrée, on n'hésite plus aujourd'hui à penser que la popularité des poèmes homériques est la cause de leur diffusion dans la géographie terrestre. C'est ainsi qu'on trouvait en Thesprotie un fleuve Achéron sortant d'un lac Achérusias, et recevant comme affluent le Cocyte près d'un lac nommé Averne ou Aornos. Il y avait un autre Achéron en Triphylie, près des lieux consacrés à Hadès. Au sud de la Laconie, près du cap Ténare, on signalait une bouche des Enfers ; une autre était localisée dans un marais Achérusia non loin d'Hermione en Argolide. A Colone, en Attique, le lieu consacré aux Euménides était réputé un des seuils de l'Enfer. A Héraclée du Pont, on signalait une caverne d'Achéruse. Dans le voisinage de la Grande Grèce et des colonies grecques de Cumes et de Parthénopée en Campanie, on imagina aussi, près d'une bouche des Enfers, un Achéron, un lac Achérusia, un Pyriphlégéthon, un lac Averne. Plusieurs de ces localités et beaucoup d'autres encore étaient citées dans la légende comme ayant donné passage à des dieux ou à des héros qui pénétrèrent dans le royaume des morts. Ces dénominations et ces légendes locales sont le symptôme d'un changement qui s'est fait dans les idées. Le progrès des connaissances géographiques ne permit plus de croire que l'Océan formait la ceinture du monde et qu'au delà de son cours s'ouvrait l'orifice qui conduit chez Hadès. Les gouffres, les cavernes obscures et profondes, particulièrement celles d'où s'échappaient des eaux sulfureuses ou des gaz méphitiques, se prêtaient au rôle d'entrée des Enfers : beaucoup reçurent, avec les régions avoisinantes, les noms significatifs de Ploutônia, Charônia. A Hermione, on pensait être si près du royaume d'Hadès qu'on ne donnait pas aux morts la pièce de monnaie exigée par Charon. Néanmoins l'âme, après la mort, doit toujours franchir un fleuve ou un marais, et c'est en ce sens seulement que la tradition homérique resta persistante ; mais ce n'est plus l'Océan, c'est un fleuve souterrain, l'Achéron, qui fut conçu dès lors comme la limite du royaume infernal.

Avant la croyance à un Enfer commun, à l'époque où l'âme était censée résider au lieu même où le corps était déposé, il n'était pas nécessaire de lui montrer le chemin de sa dernière demeure. Mais quand on admit qu'elle avait à se rendre dans un séjour inconnu, différent du tombeau, et dont elle ignorait l'accès, il fallut imaginer qu'un dieu la guidait dans ce dernier pèlerinage : c'est Hermès, sous le nom de Psychopompe, qui fut chargé de cet office. Pourtant Homère ne le connaît pas encore, ou tout au moins ne le mentionne pas ; il n'y parait que dans le XXIVe chant de l'Odyssée, qui est une des parties les plus récentes du poème. Cette légende est aussi connue de l'Hymne homérique à Hermès, et depuis, la littérature comme les monuments nous montrent sa popularité croissante.

L'existence d'un fleuve infernal qui barre l'entrée des Enfers appela de bonne heure la conception, depuis si populaire, du nocher Charon, personnage ignoré d'Homère et d'Hésiode, mais dont l'origine est certainement assez ancienne ; le poème de la Minyade, attribué à Prodicos de Phocée, fait déjà allusion à ce mythe au VIe siècle, et sans doute il est encore antérieur [Charon].

Au delà de l'Achéron, au seuil même de la demeure d'Hadès, apparait un monstre qui en garde l'accès : c'est Cerbère, auquel Homère fait une brève allusion, et dont les monuments littéraires ou figurés ont souvent retracé plus tard l'aspect et le rôle. D'après Hésiode, c'est un chien cruel et perfide, à la voix d'airain, aux cinquante têtes, qui flatte par le mouvement de sa queue et de ses oreilles ceux qui s'approchent du séjour infernal, mais, une fois entrés, ne les laisse plus sortir, et dévore quiconque tente de repasser le seuil. Le type de Cerbère ici décrit n'est pas conforme de tous points à celui que nous présentent plus tard d'autres auteurs ou les monuments ; on a figuré le monstre sous des aspects assez divers : tantôt avec une seule tête de chien et une multitude de têtes de serpent qui se détachent de toutes les parties du corps, principalement du dos, tantôt avec deux têtes de chien, le plus communément avec trois, enfin, par exception, avec une queue de lion. Les représentations figurées sont toutes liées à l'aventure d'Héraclès, et c'est pourquoi on en trouvera citées les principales à l'article Hercules. Il apparaît bien aussi que, en dépit de l'indication donnée par Hésiode, Cerbère est conçu par l'imagination populaire comme redoutable non seulement aux morts qui essayeraient d'échapper à 1'Hadès, mais à ceux même qui y pénètrent. Dans Sophocle, il est représenté comme sortant de son antre pour aboyer ; très souvent, il est cité comme un des épouvantails de l'Enfer. Pour calmer sa fureur, le mort qui entrait dans l'Hadès lui jetait un gâteau de miel et de farine, melittouta, que l'on déposait dans le tombeau.

Où chercher l'origine de ce mythe et quel en est le sens ? On a généralement renoncé à retrouver dans Cerbère un dérivé du Çavala védique, un des deux chiens de Sarameya que la mythologie hindoue place dans le Yama (les Enfers). L'hypothèse développée par Immisch mérite d'être signalée. Il part de cette remarque que la melittouta est offerte d'habitude aux serpents, personnifications, symboles ou serviteurs des divinités chthoniennes, des héros et des morts, particulièrement aux serpents de Trophonios. Cerbère était vraisemblablement, à l'origine, le serpent d'Hadès. Un texte d'Hécatée, cité par Pausanias, a conservé le souvenir de cette tradition primitive. Or le mot kuôn convient indistinctement à toutes sortes d'animaux, d'êtres mythologiques ou monstrueux qui l'ont fonction d'agents des divinités. C'est ainsi que le serpent Cerbère était appelé kuôn Aidou. Ce nom de kuôn a prêté à l'équivoque, et c'est pourquoi Cerbère a pu devenir un chien ; mais sa nature première se trahit dans ces têtes de serpent qui se détachent de son corps dans un si grand nombre de monuments figurés. Pour M. Dieterich, Cerbère est, beaucoup plus simplement, un monstre dévorant, qui personnifie les profondeurs de la terre où s'engloutissent les morts. Les anciens avaient déjà considéré le nom de Kerberos comme un équivalent de kreôboros, «le mangeur de chair», ou encore l'avaient dérivé de Kêr, «l'âme» et de bora : si ces étymologies sont en elles-mêmes insoutenables, elles s'inspirent bien d'une croyance générale, qui voit dans Cerbère un chien anthropophage. Ce même caractère se traduit dans quelques traits de la légende qui ont survécu, comme celle de Pirithoüs jeté en pâture à Cerbère pour avoir voulu séduire Perséphone : parmi les supplices imaginés plus tard dans les Enfers, on voit figurer aussi celui d'être dévoré par Cerbère. Ainsi conçu, le terrible portier d'Hadès serait une des nombreuses formes qui symbolisent l'absorption des restes humains par la terre. La même conception se retrouve dans Thanatos qui suce le sang des morts, dans Eurynomos, démon monstrueux représenté par Polygnote dans la Lesché de Delphes [sect. V] et qui se repaît des cadavres, dans la Gorgone dont le simulacre se retrouve aux Enfers, dans l'épithète adêphagos donnée à la Déméter chthonienne et dans celle d'ômêstês attribuée à Dionysos, dans la Chimère qui déchire les impies, dans certains surnoms d'Hécate qui la représentent comme suçant le sang, rongeant le cœur et la chair des morts.

Ces différentes figures mythologiques, qui offrent avec Cerbère certains rapports, ne sont pas les seules que l'Enfer présente dans la conception posthomérique. Peu à peu nous le voyons se peupler d'autres épouvantails, comme ces serpents et ces monstres divers que signale Aristophane, comme l'Empuse qui revêt des aspects multiples et dont le spectre apparaît la nuit aux hommes, comme Mormo ou Mormolyka, Lamia ou Lamo, Gello, Kerko, Baubo, dont les traits sont mal définis, et qui se confondent souvent entre elles ou avec Hécate. C'est également aux Enfers que résident les Erinyes [Furiae] et les Kères, personnifiant sans doute à l'origine les âmes elles-mêmes dans la vengeance qu'elles ont à tirer des vivants, les Harpyies, les Sirènes [Sirenae]. Outre ces êtres fantastiques, d'autres démons ont été imaginés aussi spécialement pour châtier les coupables quand l'idée d'une rémunération se fut propagée.

Les dieux qui, dans Homère, président au royaume souterrain, Hadès ou Pluton et Perséphone, continuent, jusqu'à la fin du paganisme, à en être les souverains ; de plus, sous l'influence des conceptions orphiques, ils sont considérés comme les grands justiciers [Pluto, Proserpina]. A ces dieux, les traditions orphiques ou éleusiniennes en adjoindront d'autres, à titre plus ou moins essentiel. Déméter [Ceres], Dionysos, Eubouleus, qui est un des surnoms soit de Pluton, soit de Dionysos, d'autres encore, comme Cybèle, Protogonos, Phanès, Tyché, Orphée et Eurydice, etc., toutes divinités qui sont envisagées sous un aspect particulier dans le panthéon orphique et dont le rôle aux Enfers semble être celui de protectrices des initiés, sans qu'on puisse le déterminer plus exactement.

La plupart des traits que nous venons de relever jusqu'ici dans la conception des Enfers après Homère se sont surajoutés aux données homériques sans y être contradictoires. Il en est tout autrement de la croyance à un jugement et à la destinée privilégiée qui est réservée à une partie des morts, tandis que les autres sont condamnés aux ténèbres ou à des tourments. L'idée d'une sanction d'outre-tombe, nous l'avons vu, est étrangère à Homère, et longtemps après lui c'est encore cette même opinion qui prédomine. La justice des dieux s'accomplit sur terre : les coupables, quand ils ne sont pas punis eux-mêmes de leur vivant, le sont dans leur descendance. Dans Hésiode se marque déjà un progrès : le coupable est directement atteint dans l'Hadès par l'extinction de sa race, qui cesse de lui rendre un culte. La récompense pour l'homme brave, pour l'homme juste, c'est la gloire qui lui survivra, l'exemple qu'il laissera après lui. Il est vrai que l'Odyssée a assigné une place, dans l'Hadès, à quelques grands coupables, qui subissent des tourments éternels : ces épisodes se sont multipliés plus tard dans la tradition épique : aux supplices de Tantale, de Tityos et de Sisyphe, on ajouta ceux de Thamyris et d'Amphion, de Thésée et de Pirithoüs, d'Ixion. Ces différentes légendes sont toujours conçues dans le même esprit ; elles ne concernent que des criminels d'exception, coupables d'attentats extraordinaires, et n'impliquent pas la croyance à une rémunération universelle.

En somme, la littérature grecque jusqu'au IVe siècle a conçu l'Hadès comme Homère. Pindare n'a adopté les idées orphiques que dans les odes qui sont composées pour des initiés ; ailleurs, il ne semble pas s'écarter des croyances communes. Dans la tragédie, les héros et les héroïnes regrettent en mourant la lumière du jour ; l'espoir de retrouver des êtres chéris, dans une existence amoindrie, n'est pour eux qu'une faible consolation.

La réserve des oraisons funèbres, prononcées au nom de l'Etat, est parfaitement significative : les orateurs, en prodiguant les consolations aux parents des victimes, n'allèguent pas les espérances d'une vie bienheureuse, ne font aucune allusion à un revoir au delà de la tombe ; Platon lui-même n'en dit rien dans le Ménexène ; il faut descendre jusqu'au discours funèbre d'Hypéride, le dernier en date, pour trouver une indication discrète à ce sujet. Jusque-là, de l'ensemble des textes littéraires, se dégage une impression conforme à celle que laisse la lecture d'Homère : l'Hadès est un séjour morne et sombre ; la destinée humaine finit véritablement à la tombe ; ce qui subsiste de l'homme compte à peine ; il n'y a plus de vraies joies à espérer, plus de douleurs à craindre : la mort est un repos ; elle ne peut inspirer qu'un seul sentiment, la résignation.

En dépit de cet accord, presque unanime, des auteurs de la période classique sur la vie future, on voit çà et là percer des idées qui se rattachent à une conception contraire, et qui supposent un jugement et une sanction après la mort. Nous avons déjà eu l'occasion de citer deux textes très explicites d'Eschyle [sect. II] : les Suppliantes parlent d'une justice exercée par Zeus, qui punit les morts des crimes qu'ils ont commis ; dans les Euménides, il est question de l'implacable justice d'Hadès et des supplices réservés aux impies, aux parricides, à ceux qui ont violé l'hospitalité. Ces déclarations sont-elles autre chose qu'une profession de foi personnelle ? On le croirait, car nous entrevoyons par d'autres témoignages très probants, que des idées analogues commencent à se répandre. Au début de la République de Platon, le vieux Képhalos, qui n'est pas un philosophe, mais un homme instruit de la bourgeoisie, déclare qu'il veut, avant de mourir, régler tous ses comptes et réparer ses torts, car il est persuadé que, suivant l'opinion commune, l'homme rendra compte après sa mort des actes de sa vie. Dans l'Apologie de Platon, quand Socrate parle de Minos et des autres juges des Enfers, il les considère, non pas à la façon de l'Odyssée, comme des simulacres de juges rendant leurs sentences dans les contestations entre les ombres, mais comme de vrais juges, qui décident de la destinée des morts, et cela est si vrai qu'il les oppose à ceux d'Athènes. Or Socrate parle ici à un public athénien ; il doit donc faire appel à une opinion généralement reçue. On trouve enfin, même chez les orateurs, des allusions aux châtiments d'outre-tombe : dans un plaidoyer de Lysias, une femme déclare qu'elle ne voudrait pas quitter la vie après avoir prêté un faux serment. Il est question aussi, dans deux plaidoyers de Démosthène, du séjour que les dieux infernaux assignent aux impies dans l'Hadès. Dans le discours Sur la couronne, le même orateur cite les trois juges en des termes qui montrent que la légende est familière à son public. Et enfin, nous avons dit qu'Hypéride, dans son Oraison funèbre, s'écarte de la tradition du genre en laissant entrevoir, pour ses héros, un sort privilégié dans l'Hadès : non seulement il montre Léosthène et ses compagnons accueillis par les guerriers tombés sous Troie ou dans les guerres médiques, mais il ajoute cette déclaration plus catégorique : «Si les défunts conservent le sentiment et si la divinité s'occupe d'eux, comme nous le croyons, ces guerriers... jouiront sans doute des plus grandes faveurs de la divinité».

Il ne faut pas s'étonner de trouver, dans la littérature grecque de cette période, et parfois dans les mêmes auteurs, deux conceptions si radicalement contraires sur la condition des âmes dans les Enfers. La première se rattache directement à Homère, qui est resté le poète éducateur de la jeunesse, et dont l'autorité continua à s'imposer à toutes les époques de l'antiquité. La seconde a sa source dans l'enseignement de l'orphisme et d'Eleusis, mais elle s'est épurée par le travail de la pensée philosophique ; elle s'est dégagée, en passant dans la croyance populaire, de ses éléments formalistes ; au lieu d'être le dogme d'une secte, c'est désormais une espérance fondée sur une tradition ; le jugement des morts et la rémunération prennent, dans la conscience générale, un caractère nettement moral. C'est ainsi que s'est formé le double courant d'idées que nous avons signalé. Le premier est de beaucoup le plus sensible dans la littérature, mais peut-être la croyance à une sanction n'a-t-elle pas eu moins de popularité. A partir du IVe siècle, c'est elle qui finit par prédominer. Faut-il reconnaître là l'influence de Platon ? En tout cas, c'est chez lui que nous trouvons pour la première fois cette conception traduite dans des mythes suivis et développés.

Ces mythes sur la vie future sont ceux du Phèdre, du Gorgias, du Phédon et le récit d'Er le Pamphylien dans la République. Comment s'accordent-ils avec l'ensemble du système platonicien ? ce sont évidemment pour Platon des fictions qui suppléent à des lacunes de notre connaissance, sur des points où la pure spéculation ne saurait atteindre ; ils ne contiennent donc qu'une vérité symbolique. Il n'est pas nécessaire de donner ici une analyse spéciale de chacun d'eux : nous en relèverons seulement les données essentielles, qui concordent, malgré certaines différences de détail.

C'est dans le Gorgias que les indications sur le jugement des morts sont le plus circonstanciées. L'âme nue, dépouillée de son enveloppe corporelle, se présente devant des juges également dégagés de leur corps : aucun voile ne peut dérober à la vue les souillures de l'âme et les empreintes du vice. Dans les fonctions de juges, Zeus établit trois de ses fils : Eaque, pour examiner les morts de l'Europe, Rhadamanthe ceux de l'Asie, tous deux siégeant séparément, avec la baguette pour insigne, et au-dessus d'eux, assis à l'écart, un sceptre d'or à la main, Minos qui intervient dans les cas douteux et prononce en dernier ressort. C'est évidemment dans une légende déjà populaire que Platon a pris ces noms propres, et celle-ci leur a attribué cet office aux Enfers en raison de leur réputation de justice et de piété. Les trois juges ne se sont pas substitués aux divinités qui, dans l'enseignement orphique, décident du sort des humains ; ils leur sont subordonnés ; seulement, dans le Gorgias, les noms de ces divinités ne sont pas prononcés : c'est Zeus qui est conçu comme l'arbitre souverain du monde infernal.

C'est dans la révélation d'Er le Pamphylien qu'il faut chercher les indications les plus complètes sur le sort attribué par le jugement aux différentes âmes. Les juges siègent dans une large prairie, à l'entrée d'un carrefour : au delà la route se bifurque, les justes sont envoyés dans celle de droite, les coupables dans celle de gauche. Nous avons vu la même conception dans l'orphisme ; seulement Platon, renonçant à l'hypothèse d'un soleil souterrain, imagine que la route de gauche seule conduit à une région inférieure ; celle de droite au contraire mène en haut, dans un séjour plus éclairé. Les peines et les récompenses ont leurs degrés, et sont proportionnées à la vertu et au vice : des écriteaux, que les justes portent par devant, et les coupables sur le dos, contiennent la sentence rendue pour chacun. Certaines peines doivent simplement purifier et amender les injustes : celles-là doivent être temporaires, et sont calculées sur le décuple de l'injustice ; d'autres, méritées pour des crimes irrémissibles, sont éternelles et doivent servir d'exemples aux autres hommes. Il y a de même une hiérarchie entre les élus, un séjour de félicité temporaire et une régian supra-céleste, encore plus brillante, ou sont admis ceux qui sont définitivement purifiés. Nous avons déjà vu indiquée dans l'orphisme cette distinction entre une rémunération temporaire et éternelle : Platon l'a adaptée à son système de classification des âmes, qui comprend plusieurs degrés, depuis les philosophes jusqu'aux tyrans, ceux-ci réservés à une éternité de supplices, ceux-là admis d'emblée à la félicité définitive. Comment Platon conçoit-il cette double sanction ? il reste sobre de détails sur ce point. Non seulement il avoue la difficulté de décrire la splendeur des lieux où sont admis ces élus, mais il s'abstient de préciser la nature des supplices endurés par les damnés. Nous voyons seulement qu'ils sont plongés au fond du Tartare. Il est bien question dans le récit d'Er de démons de feu, mais leur fonction se réduit à rejeter dans le Tartare, en les écorchant à coups de fouets, en les traînant dans les ronces, les grands criminels qui tentent d'échapper à la perpétuité de leur châtiment. Après mille ans révolus, toutes les âmes, à l'exception de celles dont la destinée a été fixée pour toujours, reprennent d'autres corps. Elles choisissent elles-mêmes leur nouvelle condition terrestre, appelées par la voix du héraut dans un ordre fixé par le sort ; les divinités du destin, Ananké ou Adrasteia et leurs filles, les trois Moires, président à cette répartition : avant de s'unir à des corps, les âmes sont envoyées dans la plaine de l'Oubli, et s'abreuvent au fleuve Amélès, dont les eaux s'échappent sans qu'elles puissent être contenues dans aucun vase. Les plus avisées en boivent modérément, afin d'avoir moins de peine à se souvenir de ce qu'elles ont vu dans une autre vie et d'être plus capables de se perfectionner par la science : Platon rattache ici à sa doctrine de la réminiscence un mythe dont nous avons vu l'origine orphique. Puis les âmes s'endorment, et vers le milieu de la nuit, elles sont réveillées au bruit du tonnerre et dispersées vers les différents lieux où elles doivent renaître.

On voit combien, en développant ces différents mythes, Platon est resté fidèle, jusque dans le moindre détail, aux fictions orphiques. Mais ce qui est nouveau chez lui, c'est l'adaptation qu'il en a faite à ses propres idées morales, et l'esprit dont il a pénétré ces vieilles superstitions. Par là il les a rajeunies et vivifiées, et en a fait le patrimoine commun de l'hellénisme.

IV. Les derniers siècles de l'hellénisme

Après le IVe siècle, nous pouvons encore suivre à la trace, dans les écrivains, la conception des Enfers jusqu'à la fin du paganisme. L'unité ne s'est pas faite dans la croyance : elle reste toujours partagée entre la tradition homérique et la doctrine d'une rémunération ; mais c'est celle-ci qui prédomine désormais. Nous ne voyons pas que l'imagination littéraire ou populaire se soit mise en grands frais pour définir le bonheur qui est réservé aux justes. En revanche, on décrivit avec de nouveaux détails les supplices réservés aux damnés ; on multiplia le personnel infernal et les démons tortionnaires. C'est en ce sens seulement que se développa la représentation des Enfers. Pour le reste, la fin du paganisme n'apporta aucune idée essentiellement originale. Nous pourrons donc nous borner à quelques brèves indications.

Dans l'Axiochos,dialogue pseudo-platonicien qu'on peut attribuer au IIIe siècle, l'esquisse de l'Hadès est dans la donnée des orphiques et de Platon ; on y retrouve les juges infernaux, un séjour des bienheureux où les initiés ont une place d'honneur, des supplices, où il n'y a guère à relever, comme nouveauté, que celui des Danaïdes ; les bêtes féroces tourmentent les damnés, des Furies (Poinai) les brûlent de leurs torches.

Aux poètes alexandrins on doit sans doute le développement plus circonstancié de légendes déjà connues, comme la descente d'Héraclès aux Enfers et l'invention de quelques épisodes nouveaux, par exemple celui d'Orphée allant réclamer Eurydice aux divinités infernales.

Les sectes philosophiques ont résolument nié l'Hadès. Le stoïcisme enseigne une immortalité conditionnelle, et ne voit dans les Enfers qu'un symbole populaire. Sur ce point il s'accorde avec l'épicurisme. Epicure se glorifiait d'avoir délivré l'humanité des vaines terreurs qui pesaient sur elle ; il expliquait les supplices de l'Hadès par de simples allégories.

Nous ne connaissons que par de courtes mentions les parodies des Enfers qui ont été imaginées, sans doute à l'imitation des comédies attiques, par les auteurs de phlyaques, comme Sotadès, et par les philosophes cyniques, Cratès, Timon de Phlionte, Ménippe, qui semblent avoir eu recours avec prédilection à la fiction des dialogues des morts entre philosophes pour y faire la satire de leurs adversaires. Ce procédé, repris par Lucien, n'est pas lié sans doute à une conception spéciale de l'Hadès, mais devait comporter de nombreuses allusions aux croyances populaires.

C'est surtout dans l'enseignement du néo-pythagorisme, pénétré par l'influence de Platon, que nous voyons revivre l'ancien dogme des Enfers. Dans son traité sur la Vengeance tardive des dieux, Plutarque nous en donne une description détaillée, et sur certains points plus complète, qui paraît dériver de ce courant d'idées. Aridée de Soles est rappelé â la vie après une mort de trois jours ; il raconte ce qu'il a vu dans cet intervalle. Il a d'abord rencontré des âmes s'élevant ou descendant, les unes blanches, les autres marquées de cicatrices. Adrastée, la fille d'Ananké, préside aux châtiments avec trois auxiliaires, Poiné, qui corrige légèrement ceux qui ont été déjà punis dans leur corps, Diké, qui châtie les pervers susceptibles d'être encore amendés, Erinys, qui précipite les âmes inguérissables eis to arrêton. Les passions ont laissé des cicatrices et des meurtrissures qui persistent plus ou moins longtemps ; elles se marquent aussi par différentes couleurs dont les âmes sont teintées. Aridée arrive à un grand abîme au bord duquel les âmes se pressent sans oser le franchir. Il y pénètre ; c'est le séjour de la félicité, appelé Léthé, semblable à un antre de Bacchus, exhalant le parfum des fleurs et du vin : les bienheureux y vivent dans les délices (bakcheia et gelôs). Le séjour des damnés est un lieu plein d'horreur. Aridée y voit son propre père sortant d'un gouffre et tendant les mains vers lui, tandis que les bourreaux, chargés de son supplice, l'entraînent. Des âmes se roulent dans la boue, tournant leur intérieur vers le dehors ; d'autres, entrelacées comme des serpents, se dévorent entre elles. Il y a là aussi trois lacs, un d'or en fusion, un autre de plomb refroidi, un troisième de fer brut. Des démons, semblables à des forgerons, y plongent successivement les âmes de ceux qui ont péché par avarice ou par cupidité : elles y sont tour à tour chauffées au rouge dans le lac d'or, durcies dans le plomb, noircies et séchées dans le fer, de façon à être concassées et écrasées pour revêtir des formes nouvelles. Souvent, celles qui se croyaient libérées du châtiment sont soumises à d'autres tortures sur la plainte de leurs descendants qui ont subi les conséquences de leurs fautes. Puis il est question des âmes destinées à une nouvelle existence sur terre.

On trouve dans Lucien de nombreuses descriptions, plus ou moins complètes, du monde infernal. Il est vrai qu'il ne les prend pas à son compte ; son propre point de vue, qui est sceptique et satirique, s'accuse partout et notamment dans les Dialogues des morts ; c'est aussi celui des cyniques qu'il a suivis : l'Hadès nivelle les conditions, anéantit les richesses, la puissance, démasque et rabaisse les prétentions outrecuidantes des philosophes. Mais ses indications n'en sont pas moins instructives pour les croyances qui avaient cours de son temps. Le début de son traité Sur le deuil est peut-être, sous une forme sommaire, le tableau le plus systématique et le plus cohérent que nous ayons de l'Enfer tel qu'on le concevaitvers la fin du paganisme. Les idées essentielles de l'orphisme s'y sont combinées et fondues avec les données de l'ancienne épopée. Les fleuves classiques entourent l'Hadès : on y pénètre en traversant le lac Achérusien sur la barque de Charon. L'accès est commandé par une porte de diamant, près de laquelle se tient Eaque, et à ses côtés le chien Cerbère. Derrière s'étend la prairie plantée d'asphodèles, où jaillit la source du Léthé. Pluton et Perséphone sont les souverains ; sous leurs ordres servent de nombreux ministres, les Erinyes, les Châtiments (Poinai), les Terreurs (Phoboi), Hermès, Minos et Rhadamanthe jugent les morts, envoient les justes dans la plaine Elysium, livrent aux Erinyes dans le chôros asebôn les criminels qui subissent différentes tortures, le feu, la roue, sont la proie des vautours, etc. ; quant à ceux qui sont d'une moralité moyenne, ils errent dans la prairie, ombres impalpables, nourris par les sacrifices et les libations que les vivants offrent sur les tombeaux, souffrant de la faim et de la soif quand ils n'ont pas laissé de famille sur terre. Il serait trop long et d'ailleurs hors de propos d'analyser la donnée et les détails des autres traités où Lucien revient sur ce même sujet, le Ménippe, le Philopseudès, le Cataplous, le Zeus elegchomenos. Quelques autres supplices y sont indiqués : ainsi l'on voit certains criminels châtiés par le fouet, déchirés par la Chimère et par Cerbère, etc. L'ensemble de ces esquisses concorde, mais on y note aussi certaines divergences, sur la condition même des âmes, sur leur groupement, qui attestent la multiplicité des opinions courantes. Quant au IIe livre des Histoires véritables, qui contient le récit spirituel d'un voyage aux îles Fortunées et à celles des Impies, on y a vu avec raison la parodie de romans en vogue.

Il est toujours délicat de décider dans quelle mesure une opinion est répandue à une époque déterminée. Cette difficulté, nous l'avons signalée pour la période classique ; elle se retrouve pour les derniers temps du paganisme grec. Il paraît résulter cependant de l'ensemble de la littérature que les esprits cultivés ont eu quelque difficulté à admettre la croyance à un Hadès précis, où les justes et les criminels sont rétribués pour leur conduite sur terre, suivant les conceptions arrêtées dont nous venons de donner un aperçu. Le scepticisme a gagné les esprits, la philosophie s'arrête à d'autres spéculations. Mais l'Hadès continue à faire partie du credo de bien des sectes théologiques, et c'est par elles sans doute qu'il garda et étendit son empire sur la masse du peuple. Sa popularité ne saurait guère être niée. Un certain nombre d'inscriptions funéraires, surtout des épitaphes métriques, font allusion à des espérances d'outre-tombe, à un jugement des morts, à la félicité des bienheureux. Il est vrai que la grande majorité des épitaphes se bornent à l'indication du nom et du patronymique, en ajoutant la banale formule d'adieu Chaire. Mais cette réserve ne doit pas être nécessairement interprétée comme un aveu d'ignorance ou de doute sur la condition des défunts. Les stoïciens et Epicure n'auraient pas combattu avec tant d'énergie les superstitions sur la vie future, où ils voient un fléau pour le genre humain, s'ils n'avaient pas trouvé autour d'eux des croyances très générales et très profondes. Plutarque et Lucien ont attesté aussi l'état des esprits obsédés par ces images de l'Hadès et par de vives terreurs. Il n'est donc pas possible de mettre en doute la diffusion de ces croyances à l'époque oit le christianisme commence, et c'est dans des traditions païennes très vivaces, très précises, que les apocalypses juives ou chrétiennes ont puisé les principaux traits de leurs propres Enfers, l'image de la félicité des saints, les supplices des réprouvés, et jusqu'à la nomenclature des crimes qui entraînent la condamnation éternelle.

V. Monuments figurés

Nous n'avons pas à passer en revue les monuments figurés qui représentent, soit les divinités du monde infernal, soit les détails particuliers, comme l'arrivée de l'âme aux Enfers sous la conduite d'Hermès, la barque de Charon, les aventures de différents héros dans l'Hadès : ces motifs ont leur place à d'autres articles. Nous dirons seulement quelques mots des représentations d'un caractère général. Ces sujets sont très rares dans l'art ancien. Pourtant ils ne lui étaient pas inconnus : un vers de Plaute, emprunté sans doute à une comédie attique du IVe ou IIIe siècle, nous apprend que les peintres avaient souvent retracé les peintures du monde infernal.

Aujourd'hui, on ne saurait plus guère citer comme composition de ce genre, que la peinture d'un vase archaique trouvé en Sicile : on y voit une troupe d'hommes et de femmes, chargés de cruches, courant emplir avec ces cruches une amphore sans fond : on reconnaît là l'image du sort attribué par l'orphisme aux non-initiés, et plus tard réservé aux Danaïdes. Il est certain que les artistes grecs n'avaient pas négligé, dans l'image des supplices infernaux, ces êtres fantastiques et ces monstres dont l'imagination, comme nous le voyons par Aristophane, peuplait le sombre séjour, ces Kères à la couleur bleue, aux dents féroces que décrivent des vers d'Hésiode : Pausanias signale précisément sur le coffre de Cypsélos, une Ker aux dents de bête, aux ongles crochus, qui assiste au duel d'Etéocle et de Polynice. Le même auteur déclare avoir vu, à Témésa, la copie d'une peinture archaïque représentant un démon noir, d'aspect horrible, vêtu d'une peau de loup. C'est une figure du même genre que le démon Eurynomos, au corps bleu et noir, découvrant ses dents, peint par Polygnote dans son fameux tableau.

On peut citer encore, dans cet ordre de représentations, celle du démon ailé qui, sur une amphore Jatta, enchaîne Thésée. Ce sont là évidemment quelques-uns des modèles qui ont inspiré plus tard les Etrusques ; mais l'art grec paraît y avoir renoncé de bonne heure : les Erinyes que les monuments nous présentent armées de serpents ou de torches, n'ont plus la forme repoussante ou monstrueuse. Nous savons aussi par une phrase du premier discours Contre Aristogiton que les peintres avaient peuplé le monde des Enfers de figures allégoriques et de personnifications jouant sans doute un rôle analogue à celui des Furies. Quant au tableau de la félicité élyséenne, on a généralement renoncé à le reconnaître dans les nombreux bas-reliefs qui représentent des banquets funèbres : il faut voir plutôt dans ces morepas que la famille offre au mort voulu interpréter comme scènes de la réunion dans l'autre monde les stèles où le défunt échange une poignée de main avec les personnes de son entourage ; mais cette hypothèse n'a pas trouvé faveur. En somme, nous ne pouvons guère retrouver une image générale des Enfers que dans le tableau exécuté par Polygnote au Ve siècle pour la Lesché de Delphes et longuement décrit par Pausanias et, parmi les monuments conservés, dans une série de vases provenant de l'Italie méridionale.

La fresque de Polygnote, qui faisait pendant, dans la Lesché des Cnidiens, à sa Prise d'Ilion, représentait la consultation de Tirésias par Ulysse. Le sujet était donc emprunté à la Nékyia d'Homère ; mais des épisodes, fournis par les poèmes cycliques, avaient enrichi la donnée principale. Ulysse occupait tout naturellement le haut de la composition près de la fosse où il évoquait les morts : c'était le prétexte à l'apparition de nombreuses troupes de héros et d'héroïnes, dont nous trouvons la longue énumération dans Pausanias. L'artiste avait fait une place aux supplices infernaux qui étaient représentés surtout par ceux des trois impies de l'Odyssée. A côté de ces grands criminels figurait le singulier épisode d'Ocnos, filant une tresse de paille qu'une ânesse dévore au fur et à mesure : c'est sans doute une allégorie qui symbolise la stérilité de la vie humaine, qui se consume a des efforts mal employés. Deux autres criminels, un parricide et un sacrilège, celui-là étranglé à son tour dans l'Hadès par son père, le second recevant des mains d'une femme une coupe de poison, sont évidemment les représentants typiques de deux catégories de coupables auxquels la religion éleusinienne réservait expressément des châtiments sévères. D'autres défunts, hommes et femmes, transportaient sans fin, dans des vases brisés, l'eau qu'ils versaient dans un pithos sans pouvoir le remplir. Un autre trait fait encore allusion à la tradition éleusinienne : dans la barque de Charon figuraient Tellis et Cléoboia, celle-ci tenant la cista mystica sur ses genoux : ces deux personnages passaient pour avoir introduit de Paros à Thasos les mystères de Déméter ; mais le peintre n'a pas indiqué quelle récompense leur était destinée. On ne voit pas d'ailleurs qu'il ait nettement marqué dans sa composition la sanction des justes. Les filles de Pandarée, couronnées de fleurs, jouent aux osselets : mais il n'y a pas là trace d'une situation privilégiée : c'est une occupation familière, analogue à celle d'autres héros, parmi lesquels Thersite jouant aux dés, d'Orphée s'accompagnant de la lyre, de Marsyas enseignant la flûte à Olympos enfant, de tous les guerriers qui se livrent sous terre à leurs occupations favorites. En résumé, le peintre reste fidèle à la conception homérique, y ajoute nombre de légendes de la tradition poétique postérieure à Homère, et quelques traits empruntés aux religions mystiques : il a traité son sujet comme un motif pittoresque, avec un éclectisme qui interdit d'y voir l'expression d'une croyance déterminée et cohérente. Au IVe siècle, nous savons que la Nékyia d'Homère avait été interprétée dans un célèbre tableau de l'Athénien Nicias ; mais Pline, qui nous donne ce renseignement, s'abstient de décrire la composition adoptée par l'artiste. On a retrouvé, dans l'Italie méridionale, c'est-à-dire précisément dans la région où l'orphisme pythagorique a eu le plus d'adeptes, une douzaine de vases, qui peuvent être datés du IVe siècle avant notre ère, et qui offrent une esquisse du monde infernal. L'analogie des sujets est assez frappante pour qu'on ait pu songer à un original commun ; mais des différences de détail dénotent chez les céramistes quelque liberté d'interprétation.

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Une des plus importantes de ces compositions est celle d'une amphore provenant de Canosa ; l'identité de la plupart des personnages peut être établie grâce aux inscriptions d'un vase analogue trouvé à Altamura. Au centre, comme dans toutes ces scènes, figure le palais d'Hadès, où Pluton siège sur un trône ; à ses côtés, debout, Perséphone tenant une torche fait accueil à Orphée, vêtu du costume phrygien et jouant de la lyre. Il paraît évident qu'il implore la faveur de la déesse pour un groupe d'initiés, représenté derrière lui, et composé d'un homme qui se ceint le front d'une couronne de myrte, et d'une femme conduisant un enfant par la main. Orphée joue donc ici le rôle d'intercesseur qui lui est attribué par les sectes orphiques. A droite du palais se tiennent les trois juges infernaux, désignés sur le vase d'Altamura par les noms de Triptolème, Eaque et Rhadamante. Dans une rangée supérieure sont représentés, à gauche, Mégara et ses deux fils, à droite une femme, assise, tenant un glaive, et deux héros, peut-être Thésée et Pirithoos. A la partie inférieure se déroulent des scènes que la légende a localisées sur les bords de l'Achéron, dont on voit se dérouler le cours sinueux : au centre, Héraclès enchaînant Cerbère et l'entraînant loin d'un autel, au-dessus duquel une Erinye brandit deux torches ; Hermès le précède ; à droite et à gauche, les supplices de Tantale et de Sisyphe. A quelques variantes près, ce sujet est aussi celui du vase d'Altamura que nous venons de citer et de quelques autres. Dans une autre série, Orphée n'est plus représenté comme intercédant auprès des divinités ; les intéressés font eux-mêmes leurs supplications. En somme, l'inspiration mystique, qu'on a quelquefois niée, se voit clairement dans le rôle d'Orphée ; mais ce motif est encadré dans des épisodes qui relèvent de la tradition épique et de la légende commune : ce qui manque partout, c'est la représentation générale du sort des humains, élus ou réprouvés, dans l'Hadès.

VI. Etrurie

On sait quelle variété de motifs présentent, en Etrurie, les monuments funéraires : la sculpture et la peinture nous fournissent à la fois des documents qui nous renseignent sur la conception qu'on s'y faisait du monde infernal. Malheureusement l'interprétation de ces monuments, si précis et circonstanciés en apparence, est souvent douteuse, et l'on peut se demander, dans bien des cas, si les scènes représentées sont localisées sur terre ou dans l'Hadès. Ce qui est certain, c'est que les Etrusques se sont très directement inspirés des idées grecques. Nous retrouvons chez eux Hadès et Perséphone, qui président à l'empire des morts.

Dans la célèbre grotte Bell' Orco, à Cornéto, on les voit tous deux siégeant, et en leur présence, Géryon au triple corps, conçu ici comme leur serviteur et semblant attendre des ordres ; à côté de lui, un démon ailé féminin, de couleur blanche. Plusieurs personnages de la fable, parmi lesquels Memnon et Tirésias, désignés par des inscriptions, font partie du groupe des privilégiés. Une autre paroi de la même chambre funéraire, aujourd'hui détériorée, représentait sans doute les supplices des grands criminels : parmi eux on voit encore le groupe de Thésée et Pirithoüs, tourmentés par un horrible démon ailé à bec d'aigle, Tuchulcha, dont la tête et les bras sont munis de serpents.

Un des traits qui frappent le plus dans tous les monuments, de quelque nature qu'ils soient, c'est la fréquence des génies de la mort, bienveillants ou malfaisants, assistant ou prenant part à l'agonie du défunt, conduisant la monture ou le char qui entraînent son âme dans l'autre monde, mêlés au cortège funèbre qui le convoie. On a déjà cité, à différents articles [Etrusci, Funus], quelques-uns des monuments des plus caractéristiques qui offrent ces différents motifs. Les scènes d'agonie, les scènes mythologiques où les démons guettent l'issue d'un combat pour prendre possession des morts le départ des âmes cheminant vers les Enfers, s'expliquent sans difficulté. Les défilés funèbres sont d'un sens plus douteux : certains représentent, sans qu'on puisse hésiter, la migration douloureuse des âmes sous la conduite des Charons ou autres génies de la mort.

D'autres fois, la procession n'a plus le caractère mouvementé, pathétique, qui indique une séparation brusque d'avec les vivants, elle est solennelle et réglée : il faut y voir dans ce cas, d'après une conjecture plausible de M. Martha, le cortège qui se déroulait aux funérailles mêmes, et qui comportait une sorte de mascarade, avec des figurants déguisés en Charons ou en démons.

Quoi qu'il en soit, ces diverses figures surnaturelles jouent un rôle, non seulement dans le drame même de la mort, mais dans le royaume des ombres. Sur le piédestal d'un intéressant monument de Pérouse, est peinte une porte cintrée qui laisse apercevoir la silhouette de quatre Mânes : deux figures d'angle en ronde bosse, des Furies ailées, assises, calmes et graves, veillent aux abords l'épée à la main : ce sont évidemment les gardiennes du sombre séjour. En se reportant à la tombe Bell' Orco, on voit que tous ces démons difformes et repoussants, armés de maillets, d'épées, de serpents, de ciseaux, de torches, sont conçus comme présidant aussi aux châtiments infernaux [Charon, Daemon, Etrusci]. Quoique la représentation de figures analogues soit rare dans l'art hellénique, il n'est guère douteux qu'elles sont empruntées à la Grèce ; ce qui est vrai, c'est que les Etrusques, suivant, leur tempérament, s'y sont attachés avec prédilection, se sont complus à les multiplier, ont exagéré leur caractère hideux et répugnant.

Les tortures et les épouvantes ont, dans l'Enfer étrusque, leur contre-partie. Il faut voir, dans beaucoup de peintures de tombeaux, l'image des réjouissances qu'on promettait aux défunts. C'est ici surtout que le départ est parfois délicat à faire entre les scènes de la vie réelle et celles qui font allusion à la destinée d'outre-tombe. Le sens du banquet a été souvent discuté : il est très probable que, dans bien des cas, c'est une simple reproduction des nekusia, ou repas offerts au mort lors des funérailles : ainsi, quand les convives sont nombreux, sans personnalité accusée, et que la fête a lieu en plein air, ou sous une sorte de tente, au milieu de détails qui sont certainement supposés réels. D'autres fois, le même motif a évidemment un caractère infernal ; c'est le cas pour celui de la tombe dell' Orco : le couple attablé est sans nul doute celui des défunts héroïsés ; une bande bleuâtre qui entoure la représentation doit localiser, dans la pensée de l'artiste, la scène dans l'Hadès ; la proximité d'autres motifs, également empruntés au monde infernal, confirme aussi cette hypothèse. Les banquets de la tombe dei vasi dipinti à Cornéto et d'autres sans doute doivent être expliqués de même. Parfois, cependant, le mélange de détails symboliques et réels prouve que la pensée du peintre a flotté entre les deux conceptions. La même difficulté d'interprétation se retrouve pour les scènes de chasse, qui peuvent être comprises soit comme un pur motif d'ornementation, soit comme un des aspects de la félicité aux champs Elysées, et pour les scènes de danses et de jeux, où l'on peut voir encore soit le rappel des cérémonies funèbres, soit une promesse des plaisirs classiques d'outre-tombe. En somme, seule l'interprétation symbolique de certains banquets est indiscutable, et ici encore nous sommes ramenés à une conception de la félicité éternelle que nous avons vu familière à la Grèce.

VII. Rome

Dès la plus haute antiquité, les Romains semblent avoir cru à la survivance de l'âme dans le tombeau, où l'on admettait que son sort était lié à celui du corps. Puis, par un progrès semblable à celui que nous avons signalé en Grèce, on lui attribua une existence indépendante. Très anciennement déjà, on arriva à supposer que les âmes se réunissent dans un séjour commun au centre de la terre. Cette croyance se trouve impliquée dans une très vieille superstition que rapporte Festus. Quand on fondait une ville, on commençait par creuser un trou rond, que l'on appelait mundus, parce qu'il avait la forme d'un ciel renversé ; on en fermait le fond par une pierre, lapis manalis, qui était censée une des portes de l'empire souterrain. Trois fois par an, le 21 août, le 5 octobre, le 8 novembre, cette pierre était descellée ; on supposait que le mundus était ouvert, et que les âmes des morts venaient visiter leurs descendants. L'intérieur de la terre est donc le séjour commun des Manes, ou âmes des ancêtres divinisés. A ce sombre royaume président un certain nombre de divinités : Orcus, qui semble avoir été considéré surtout comme un dieu malfaisant et redoutable, symbolisant la mort elle-même, Dis Pater, le véritable souverain des défunts et l'homonyme du grec Pluton, devant lequel il s'effaça plus tard ; puis des déesses qui, sous différents noms, Lara, Mater Larum, Mania, Dea Muta ou Tacita, etc., sont probablement des personnifications de la Terre elle-même, à la fois mère et tombeau des vivants. Que les puissances infernales fussent considérées souvent comme justicières et vengeresses, c'est ce que donnent à croire des pratiques comme celles de la Devotio, par laquelle on se consacrait ou l'on consacrait un ennemi à leur colère. Néanmoins, il est probable que la conception des Enfers chez les Romains est restée rudimentaire et confuse jusqu'au jour où elle se développa et se précisa au contact des idées grecques.

Ces idées pénètrent dans la littérature latine avec les premières imitations des oeuvres grecques : Livius Andronicus traduit l'Odyssée ; la comédie fait de fréquentes allusions à l'Achéron et aux supplices infernaux ; Varron s'inspire de la satire de Ménippe ; les ouvrages philosophiques de Cicéron et de Lucrèce s'adressent à un cercle de lettrés familiers avec les conceptions helléniques. C'est aux mêmes sources grecques qu'a puisé Virgile pour composer son Enfer, la partie la plus populaire peut-être de tout son poème. Il s'est adressé à des doctrines diverses, parfois difficiles à accorder entre elles ; de là des disparates sensibles : la critique a fait de vains efforts pour dégager, de cet ensemble composite, une unité de vues qui n'était pas sans doute dans la pensée de l'auteur. Nous devons en dire quelques mots, en négligeant les détails trop connus, pour nous attacher aux conceptions qui y sont les plus originales.

Une des nouveautés les plus notables, c'est une région sombre et triste, où aborde Enée aussitôt après avoir franchi l'Achéron sur la barque de Charon, et qui précède les séjours du Tartare et de l'Elysée. On l'a comparée aux limbes de l'Eglise. Néanmoins on n'y rencontre pas les âmes moyennes, dont il n'est nulle part question, mais cinq catégories d'âmes très particulières : 1° les enfants morts en bas âge ; 2° ceux qui ont été injustement condamnés à mort ; 3° les suicidés ; 4° les femmes victimes de l'amour ; 5° les héros victimes de la guerre. Où Virgile a-t-il pris les éléments de cette classification ? On devine que la première catégorie, à laquelle fait allusion Er le Pamphylien dans la République de Platon, lui a été fournie par l'orphisme. La seconde et la troisième catégorie peuvent avoir figuré, à côté de la première, dans un écrit de même origine ; elles répondent aux aôroi et aux biaiothanatoi qui, dans la croyance, erraient sans repos jusqu'au moment fixé pour la durée normale de leur vie ; seulement Virgile les place au delà de l'Achéron, et non en deçà. En ajoutant aux précédentes les catégories des victimes de l'amour et de la guerre, le poète semble avoir voulu rappeler la donnée de l'Odyssée, qui présente aussi un défilé de héros et de femmes illustres. Quelle est l'analogie qui a rapproché, dans un même séjour, des âmes de condition si diverse ? On ne voit entre elles qu'un trait commun : c'est la tristesse de leur fin, qui a laissé en toutes, comme les blessures physiques, une empreinte ineffaçable. Leur destinée sous terre est une conséquence, non pas de leur démérite, mais des circonstances fortuites de leur mort. Comme dans l'Hadès homérique, ces âmes continuent à déplorer la vie. Il n'est pas dit que leur sort doive changer plus tard ; il y a donc une réelle contradiction entre cette donnée et la doctrine d'une rémunération que Virgile adopte pour les autres âmes. Après cette région, la route bifurque : à gauche, la Sibylle montre à Enée le Tartare, prison inexpugnable, entourée d'une triple muraille, et gardée par le cours enflammé du Phlégéthon : Rhadamanthe y préside à l'exécution des sentences prononcées contre les grands coupables. Parmi ceux-ci, Virgile énumère d'abord une longue suite d'impies célèbres que lui fournit la légende grecque, puis une foule anonyme qui expie les délits de droit commun et spécialement les fautes contre la loi romaine.

Aux champs Elysées, Virgile réunit, autour d'Orphée, les anciens princes troyens nés à une époque meilleure, puis les guerriers tombés pour la patrie, les prêtres et les poètes pieux, les bienfaiteurs de l'humanité. Le tableau qu'il trace de leur félicité rappelle la célèbre description de Pindare : éclairés par une lumière plus brillante que la nôtre, sous les ombrages, dans des prairies rafraîchies par des ruisseaux, les élus jouissent des plaisirs qu'ils ont aimés sur terre, les exercices de la palestre et de 1'équitation, les danses, les chants, les banquets.

Dans une vallée arrosée par le Léthé, où se pressent les âmes qui doivent renaître â l'existence après un cycle de mille ans, Enée rencontre son père Anchise, qui lui signale la foule de ses descendants, reconnaissables déjà à leurs traits et à leurs insignes. La métempsychose, nécessaire au poète pour cette fiction, qui est une des raisons principales de la descente d'Enée aux Enfers, était enseignée, on s'en souvient, par les sectes orphicopythagoriciennes ; mais elle se combine ici avec la doctrine stoïcienne sur l'origine ignée des âmes individuelles qui, émanées de l'âme universelle, se corrompent au contact du corps, et doivent, après la mort et avant de s'incorporer à nouveau, se purifier de leurs souillures par l'air, par l'eau, par le feu. On a supposé avec vraisemblance que Virgile a trouvé, dans quelque écrit néopythagoricien, la fusion de ces théories stoïciennes avec l'enseignement orphique. Quoi qu'il en soit, ce morceau est difficile à concilier, ou tout au moins il est sans aucun rapport avec la description précédente, soit de la région neutre qui précède le Tartare et l'Elysée, soit de ces deux derniers séjours. Il semblait, jusqu'ici, que la condition imposée aux âmes était définitive, et il n'avait été nulle part question des purifications imposées ici, d'après Anchise, à toutes les âmes. Devant ces disparates, qui eussent pu être atténuées, mais non effacées dans une rédaction définitive de l'Enéide, il est sans doute inutile de se demander quelle est la pensée vraie de Virgile. Il développe tour à tour, pour leurs ressources poétiques, des conceptions différentes, sans faire entre elles un choix exclusif, sans chercher à les accorder plus qu'elles ne l'étaient dans l'esprit de ses contemporains.

Les Enfers de Virgile ont exercé une profonde influence sur la littérature postérieure et même sur les Pères de l'Eglise et les poètes chrétiens, qui le citent et s'inspirent de lui. Nous ne saurions faire ici la revue de toutes les indications sur les Enfers que nous trouvons dans les auteurs latins de l'Empire. Le monde infernal est un des thèmes qui reviennent le plus fréquemment dans le théâtre de Sénèque et dans la poésie épique. Les progrès de la superstition, la faveur de la magie expliquent la place importante que tiennent dans ces fictions les évocations des morts, l'intervention des Mânes dans la vie ordinaire, celle des Furies, qui bouleversent la nature et épouvantent les humains. Quant à la conception du séjour souterrain lui-même, on peut dire d'une manière générale, qu'elle reste conforme au tableau tracé par Virgile ; cependant on remarque partout, chez les poètes, une tendance à renchérir sur ses descriptions, à forcer les effets d'horreur et de terreur. Un trait en particulierdoit être relevé : les divinités de l'Enfer perdent peu à peu leur caractère de sérénité et de majesté ; de plus en plus elles sont conçues comme des antagonistes des dieux d'en haut. C'est ainsi que, dans Stace, Pluton, outragé par son frère, envoie sur terre Tisiphone exercer les plus atroces vengeances, met aux prises les frères ennemis, etc. ; Tisiphone se rit des menaces de la foudre ; Capanée, insultant Jupiter, est approuvé par tout l'Enfer. On voit poindre dans ces traits et d'autres semblables la conception qui prévaudra dans l'Enfer du Dante, où les puissances infernales sont devenues des diables.

Jusqu'à quel point toutes les fictions d'origine grecque sur l'Hadès ont-elles pénétré dans la croyance populaire à Rome ? Cicéron, Sénèque, Juvénal déclarent ces fables démodées et prétendent que de leur temps personne n'y ajoutait foi. Il est manifeste que ces auteurs font allusion surtout aux classes lettrées, où en effet le scepticisme paraît prédominer. Les inscriptions funéraires, qui révèlent comme en Grèce la plus grande diversité d'opinions, sont des plus instructives ; mais on ne peut les alléguer qu'avec circonspection, car les plus explicites sont celles de particuliers instruits et ne prouvent rien pour la diffusion de telles ou telles idées. On ne peut croire cependant que l'influence de la littérature, du théâtre, de l'art, n'ait pas contribué dans une certaine mesure à répandre quelques mythes et quelques espérances. La croyance à la fable de Charon tout au moins nous est attestée dans beaucoup de contrées par l'usage d'insérer une pièce de monnaie entre les dents du mort. Parmi les représentations figurées de l'époque gréco-romaine, sculptures et peintures de chambres funéraires, de sarcophages, d'urnes, etc., beaucoup sans doute sont de simples réminiscences des vieux thèmes légendaires et n'impliquent aucune conviction : Mercure conduisant les âmes, Charon, supplices de Sisyphe, d'Ixion, de Tantale, des Danaïdes, Ocnos, Hercule enchaînant Cerbère. Mais il y en a de plus significatives, des épisodes de la fable traités avec un sentiment nouveau et comme allégories à la destinée de l'âme dans l'autre monde : Achille à Leucé, Alceste, Ariane, etc. On sait notamment combien sont fréquents sur les sarcophages les cortèges ou banquets dionysiaques : il semble qu'on ait eu raison d'y voir une image de l'avenir que l'initiation promet à ceux qui l'ont reçue ; à l'appui de cette interprétation, il convient de citer un sarcophage dessiné par Pighius, où il est intéressant de noter les figures d'un satyre et d'une bacchante dansant à côté des représentations ordinaires des Enfers. Cette idée de la destinée de l'âme dans l'autre vie, assurée d'une immortalité privilégiée, se traduit aussi par d'autres symboles, comme celui de l'Amour endormi avec les armes d'Hercule, et surtout par les diverses représentations du mythe de Psyché, si nombreuses à l'époque impériale, et images concrètes des vicissitudes ultérieures de l'âme. La diffusion de ces idées, au moins dans certaines classes sociales, ne saurait donc être douteuse. On peut entrevoir que le peuple lui-même admettait volontiers l'idée sommaire d'un sort différent, après la mort, pour les bons et pour les méchants. Mais il est vraisemblable que la conception plus précise des Enfers, tant en Grèce que dans le reste du monde romain, se transmit surtout par les sectes religieuses, dont beaucoup se rattachaient à des cultes gréco-orientaux ; c'est à elles que le dogme chrétien emprunta, non seulement dans ses lignes générales, mais jusque dans ses détails, l'économie du monde infernal.


Article de F. Durrbach