JUSTITIA, θέμις, Δίχη, Διχαιoσύνη. — Les personnifications de la justice et du droit dans leurs applications diverses à la réalité, telles que les a conçues la religion hellénique et, toute proportion gardée, la religion romaine, sont nombreuses et de nuances variées. A vrai dire, toutes celles qui, à un titre quelconque, traduisent l'idée d'ordre et d'harmonie dans le développement de l'univers, ainsi Μοίρα, Αἴσα [FATUM], les HORAE, NEMESIS, peuvent être ramenées à la conception de la justice fondée sur la volonté des dieux ou supérieure à cette volonté. Il n'est question ici que de la justice et du droit au sens restreint, c'est-à-dire de l'expression, personnifiée et consacrée par le sentiment religieux, de la règle qui fait régner la paix entre les hommes, et qui sanctionne leurs rapports avec la divinité. Chez Homère, toutes les personnifications de ce genre sont vagues encore ; elles s'incarnent moins dans des dieux distincts et subordonnés que dans les qualités des grands dieux qui président à l'ordre universel, particulièrement dans l'action souveraine de Zeus ; le poète connaît l'homme juste, celui qui rend à chaque être ce qui lui est dû (δίκαιος) ; il connaît le fait moral, usage, coutume, loi fatale ou fortuite, inhérente aux choses, dont les manifestations constituent pour lui moins la justice que la règle (δίχη) ; mais il ignore une personnification spéciale et précise de ce fait transporté dans le monde divin. Quant au mot θέμις, il l'emploie à la fois comme nom commun et comme nom propre, ce qui est aussi le cas de μοίρα, d'αἴσα, d'ἄτη, etc.; en tant que nom commun, θέμις désigne des règles établies (θεσμός) à l'origine obscure du monde, pour être la garantie de l'ordre et de l'harmonie nécessaires à son existence.

Le passage de cette idée abstraite à une divinité personnifiée s'opère à la faveur de Théinis, servante ou compagne de Zeus, exécutrice de ses ordres, tantôt dans l'Olympe, tantôt parmi les mortels : mais Thémis ne fait encore que préparer les festins des dieux, introduire dans l'assemblée quelque grande divinité ; sa fonction la plus éminente est de convoquer, au ciel et sur la terre, les conseils publics où de la délibération sortent les édits qui sont les fondements du droit.

La poésie généalogique d'Hésiode et de ses imitateurs fait de Thémis une fille d'Ouranos et de Gaea ; les rapports encore indéterminés qu'Homère lui prête avec Zeus sont précisés, en ce qu'elle devient la plus ancienne épouse du dieu suprême, épouse que les Moïrae lui amènent des sources lointaines où habite son père, jusque dans l'Olympe. Elle a pour enfants les Horae, personnifications elles-mêmes de l'ordre cosmique, en tant qu'il est le principe de tous les biens pour les hommes et les dieux. La Théogonie la met à côté de Mnémosyné, mère des Muses, parmi les douze Titans, idée qu'Eschyle a développée avec sa profondeur habituelle, dans le drame de Prométhée. Identifiée même avec Gaea, dont elle est ailleurs la fille, elle est à la fois une divinité nourricière et une divinité prophétique ; c'est elle qui préside dans Délos à l'enfantement d'Apollon et d'Artémis, qui abreuve ces nouveau-nés de nectar et d'ambroisie et fait cadeau au jeune dieu de l'oracle de Delphes qu'elle avait obtenu de sa mère ; c'est elle aussi qui reçoit des mains de Rhéa Zeus enfant et qui le transporte parmi les Nymphes, où le nourrira Amalthée. A l'occasion de l'une de ces fables, l'hymne homérique lui décerne l'épithète d'ἰχναίη, quae vestigia sequitur, faisant allusion à la fois et à son pouvoir prophétique et à sa science du bien et du mal ; elle possédait en Thrace un temple sous ce vocable et tout à l'entour une ville appelée Ichnae.

Désormais Thémis siège aux côtés mêmes de Zeus et l'assiste de ses conseils ; elle est nommée εὔβουλος, ὀρθόβουλος, βουλαία, quelquefois aussi σώτειρα et ἰκέσια. Sa science esl même supérieure à celle de Zeus el des autres dieux ; les oracles qu'elle rend et les règles qu'elle édicte s'imposent aux dieux non moins qu'aux hommes et son action s'exerce sur le monde physique aussi bien que dans le monde moral ; c'est ainsi qu'elle devient la mère des Horae d'une part el celle des Moirae de l'autre. La poésie orphique met en relief la clairvoyance de Thémis quand elle en fait une fille d'Hélios, celle dont le regard pénètre tous les secrets : πανδερκής. Lehrs a montré comment cette conception mythologique de Thémis pénètre chez les Grecs le langage commun, à quel point elle met dans la notion de justice la signification religieuse. Partout où se rencontre l'expression θέμις il faut, par la pensée, supposer l'idée d'un ordre ou d'une défense émanés des dieux ou des lois éternelles que les dieux mêmes subissent et n'ont point faites ; il n'y a pas de mots dans nos idiomes modernes qui rendent le θέμις ἐστί, le οὐ θέμις des Grecs. Le neutre ἀθέμιστον a toute la valeur du mot péché dans la théologie chrétienne ; en le commettant, on s'expose au châtiment divin qui est inséparable de la notion de loi divine. A ce point de vue, Thémis s'oppose à Hybris, empiétement insolent sur le droit d'autrui, et va de pair avec Némésis et les Moïrae qui sont l'expression de ce droit : de son ressort sont les obligations réciproques des divinités entre elles, celles des mortels envers les dieux, les parents, les époux, les maîtres, et, ce qui démontre la nature profondément humaine de la morale hellénique, les droits des pauvres qui commandent la pitié et ceux des morts qui imposent le respect. Quoique rédigé sous l'influence des idées romaines, le lexique de Festus a justement défini Thémis : la déesse qui prescrit aux hommes ce qui est de droit divin et qui est elle-même identique à ce droit : quae praeciperet hominibus id petere quod fas esset, eamque id esse... quod et fas est.

Ce sont ces idées qui dictent la nature du culte dont elle est l'objet en divers lieux de la Grèce. A Thèbes, elle possédait un sanctuaire où sa statue était placée près de celle de Zeus Agoraios et du groupe des Moïrae ; à Egine elle figurait au temple de Zeus Xénios, là comme inspiratrice des sages conseils, ici comme protectrice de l'hospitalité. A Athènes, elle avait un temple à la montée de l'Acropole, près de l'Asclépéïon, temple où se trouvait placé le tombeau d'Hippolyte ; A Corinthe elle était honorée en compagnie d'Hélios que les légendes orphiques lui donnaient pour père, en compagnie aussi de la Nuit et de Poséidon ; ailleurs elle est associée à Diké sa fille. A Trézène, son être se multiplie en se constituant à l'état de triade, comme celui des Charites, des Moïrae, des Horae, sans doute pour y fournir un pendant. Pindare déjà connaissait ces Thémites de Zeus, alors que des mythographes postérieurs parlent des Thémistiades, nymphes issues de Zeus et de Thémis qui habitaient une grotte à la source de l'Eridan et rendaient des oracles.

Les représentations figurées de Thémis sont peu nombreuses ; cependant, s'il en faut croire Aulu-Gelle, les peintres aussi bien que les rhéteurs auraient exploité sa figure comme une sorte de lieu commun ; ils la dépeignaient « sous les traits d'une jeune fille, à l'aspect vif et redoutable, au regard pénétrant, avec un je ne sais quoi de triste et de digne, mais sans mélange de bassesse ni de dureté ».


Thémis et Egée - Kylix attique à figures rouges - v.430 av.JC
Antikensammlung - Berlin

Gerhard a signalé pour la première fois Thémis prophétique ou conseillère sur une coupe de Vulci ; elle y est assise sur un trépied avec l'air juvénile et grave que lui prête Aulu-Gelle : devant elle se tient Egée qui attend sa parole. Zoega a retrouvé son image sur des monnaies ; tantôt avec le casque et le bouclier qui la font ressembler à Athéna, tantôt avec la corne d'abondance, symbole de la prospérité qu'elle répand sur les nations, et avec la balance qui exprime l'action équitable et réfléchie de sa justice. Ce dernier emblème, avec le bandeau sur les yeux, est devenu sa caractéristique chez les modernes ; sur les monnaies romaines, la balance avec la corne d'abondance semble désigner exclusivement la personnification de Moneta.

L'être de Thémis se complète dans la mythologie grecque par celui de Diké qu'Homère ne connaît pas encore et qui apparaît pour la première fois en tant que divinité chez Hésiode. Dans les Œuvres et les Jours, Diké esl appelée fille de Zeus, vierge vénérable et redoutée des dieux olympiens ; dans la Théogonie, le poète nomme Thémis comme étant sa mère et lui donne pour sœurs Eunomia et Eirèné, le Bon Ordre et la Paix, saluées avec elle du titre d'HORAE. Cependant, nulle part elle n'est nommée en compagnie de quelque divinité de premier rang, comme le sont Thémis, Némésis, Niké ; son importance esl surtout grande chez les Grecs en tant que conception morale et religieuse. A ce point de vue, on peut dire que chez Homère même sa divinité est antérieure à sa personnification proprement dite ; on en trouve la notion dans les δίκαι, formules du droit primitif fondé sur la coutume, qui correspondent d'une part aux thémisles (θέμιστες), redevances d'un caractère obligatoire, et d'autre part aux δωτίναι, dons volontaires par lesquels les subordonnés témoignent leur déférence aux maîtres de la terre Les rois ont reçu de Zeus les thémistes en même temps que le sceptre et ils sont les dispensateurs des δίxαι (διχασπόλοι), ce formulaire du droit coutumier qu'ils tiennent également de Zeus. Les deux catégories de règles, les θέμιστες et les δίκαι, les unes d'origine céleste, les autres établies en vertu de la coutume par les hommes sous la garantie des dieux, sont le propre des sociétés bien ordonnées. Le cyclope Polyphème ne connaît ni les unes ni les autres, et c'est pour cela qu'il est appelé sauvage et impie. Zeus qui est le principe du droit en est aussi la sanction : c'est lui qui châtie ceux d'entre les mortels qui, sans se soucier des dieux, font violence aux thémistes dans les assemblées et chassent la justice : δίχη, la règle, s'oppose à βίη, la force, et la barbarie ignore Diké aussi bien qu'Aidos.

Mais Diké n'est pas seulement l'incarnation du droit, elle en est aussi le ministre ; chez Hésiode, elle est au nombre des DAEMONES que Zeus a répandus sur la terre, pour être les gardiens des mortels, observer les actions bonnes et mauvaises, et, enveloppés de nuages, donner les richesses à ceux qui la vénèrent, le châtiment à ceux qui la violentent ou la méconnaissent. Son être est pareil à celui des Prières (Λιταί) dans l'allégorie bien connue d'Homère, à celui de Némésis et d'Aïdos qui, dans la Théogonie, désertent l'humanité coupable et, s'enveloppant de leurs blancs vêtements, remontent dans l'Olympe. Chez les poètes postérieurs et dans l'opinion des foules, elle reste la règle qui fait distinguer le bien du mal, la sanction qui récompense l'un et qui châtie l'autre.

Cependant, c'est à peine si elle trouve une place dans la mythologie et le culte ; elle vaut surtout comme la représentation animée d'une idée sociale et religieuse, que le langage poétique doue d'une personnalité intermittente ; ainsi chez Hésiode, quand elle prend place à côté de Zeus pour accuser la perversité des hommes ; ainsi encore lorsqu'elle poursuit les coupables et que tout en larmes elle leur apporte le malheur. Les poètes tragiques lui maintiennent cette qualité de πάρεδρος, de σύνθρονος de Zeus ; ils l'associent même aux divinités infernales lorsqu'il s'agit d'assurer le respect dû aux morts ; dans ce cas son être est voisin de celui des Erinyes [FURIAE] ; Héraclite a fait des Erinyes mêmes les exécutrices des arrêts de Diké. C'est du reste dans la tragédie grecque, à raison des grands crimes qui en sont la matière habituelle, que Diké prend le relief le plus personnel ; ailleurs elle demeure une figure assez indécise, flottant entre la réalilé plastique et l'abstraction divinisée. Terpandre la célèbre comme la garantie du bon ordre dans les sociétés humaines : « Heureuses les cités, dit-il, où fleurissent la lance des guerriers, le chant des Muses et Diké qui rend les rues sûres. » Solon chante Diké qui sait tout ce qui se passe, dont l'action est lente mais inévitable : à la fin, dit-il, vient toujours le triomphe de Diké. Dans la langue commune, son nom est synonyme de châtiment ; les poêles l'arment d'une massue ou d'une sorle de houe, avec lesquelles tantôt elle frappe les coupables, tantôt elle sape l'édifice de leur bonheur ou le fondement de leur race. Ainsi la dépeint Iris chez Aristophane quand elle menace la cité des Oiseaux de la colère des dieux ; ainsi elle figure sur le coffret de Cypsélos, quand elle égorge Adikia, l'injustice personnifiée comme elle, motif qui se retrouve sur un vase peint de caractère archaïque.

La poésie morale des Orphiques, qui relève d'Hésiode, a fait à Diké une large place, en lui maintenant son double rôle de personnification du Droit et d'exécutrice de ses arrêts. Nous voyons, par une citation de Démosthène dans une de ses harangues, que les vers de cette provenance ont fourni comme un recueil d'enseignement populaire qui reste en honneur jusqu'au déclin du paganisme. Proclus, d'après Platon, en cite pour sa part où Diké est appelée πολύποινος, féconde en châtiments, marchant derrière le crime et prêtant son appui aux victimes. Ses lenteurs ne sont qu'apparentes ; Zeus lui- même, incarnation suprême de la justice et vénéré sous le vocable de διχαιόσυνος, est aussi appelé ἐλινύμενος, celui qui tarde. Pour ne rien oublier, il inscrit sur des tablettes le bien et surtout le mal accompli par les hommes ; Diké, assise à ses côtés, après l'avoir aidé dans cette comptabilité en partie double (δίπτυχα ou δίφθεραι), se charge de poursuivre les débiteurs. Le curieux prologue du Rudens, inspiré par la comédie grecque, prouve jusqu'à quel point des images de ce genre étaient devenues populaires. La poésie astronomique des Alexandrins transporta Diké parmi les constellations célestes sous le nom d'Astraea et lui donna pour emblème l'épi, symbole de la prospérité matérielle. Welcker avec raison trouve une preuve de la popularité des notions de Justice personnifiée dans le grand nombre de noms féminins dont Diké fait partie intégrante. Il est possible que celui d'Eurydiké, l'amante d'Orphée, le plus connu de tous, ait eu à l'origine une signification symbolique : le chanteur qui représente le triomphe de la civilisation sur la barbarie s'unit à la vierge qui est l'expression de toute justice.

C'est la vivacité même de ces sentiments qui a valu à Diké une place, si petite qu'elle soit, dans la mythologie et dans le culte, quoique son rôle y eût été de bonne heure absorbé par Thémis, les Moïrae, les Érinyes, etc. Diké avait un téménos dans le porl commerçant de Mégare ; Pausanias cite près d'Haliarte un sanctuaire de Praxidiké, personnification de la justice active, où l'on prêtait serment sous la voûte libre du ciel, sans doute en invoquant la garantie de Zeus έπόψιος, au regard duquel rien n'échappe ; il existe des inscriptions en l'honneur de Diké ; quelques-unes même en l'honneur de Dikaiosuné, personnification plus récente, parfois identifiée avec Isis : l'une de ces inscriptions mentionne une statue érigée à Diké.

Les Romains, eux aussi, ont de très bonne heure personnifié l'idée du droit et de l'équité, dans les divinités de FIDES et d'AEQUITAS, qui sont authentiquement latines. La vague personnification de Fas assimilée à Thémis et celle de Justitia qui correspond à Diké ont été créées sous l'influence de la morale hellénique. En ce qui concerne Fas, on ne saurait dire qu'une divinité de ce nom se soit jamais installée dans la mythologie et dans le culle. Il faut noter cependant le caractère religieux d'invocations comme celle-ci, où les deux neutres de Jus et de Fas prennent la valeur de véritables personnalités : Audi, Jupiter, haec scelera ! Audite Jus Fasque ! En y songeant, le poète Ausone a pu écrire : « Il y a des noms de dieux monosyllabiques : la première des déesses est Fas, la même que Thémis pour les Grecs. » La plupart des observations que nous a suggérées l'emploi de θέμις, nom commun, conviennent également à Fas ; mais le genre même rendait ce dernier impropre à l'usage poétique. Quant à Diké, elle eut son pendant exact dans la personnification de Justitia, qui ne parait pas antérieure aux dernières années de la République. Il faut en faire honneur aux nombreux traducteurs des Phénomènes d'Aratus, à Germanicus entre autres. Ils en firent, comme les Grecs, une fille de Jupiter et de Thémis ou de Jupiter et de Dioné. Virgile se contente de l'appeler Virgo dans l'Eglogue à Pollion où elle représente l'Age d'or : Jam redit et Virgo. Dans les Géorgiques, il la désigne par son nom et incarne en elle les vertus champêtres. Horace en fait la compagne de Pudor et de Fides, la sœur de Veritas ; ailleurs, il lui donne l'épithète de potens et l'associe aux Parques. Ovide la nomme Justitia dans les Fastes, Astraea, comme Aratus, dans les Métamorphoses et il lui attribue un rôle analogue. Les poètes de la décadence multiplient jusqu'à l'abus les personnifications morales du même genre et les lèguent à la poésie allégorique et symbolique du moyen Age. Justitia a néanmoins plus que la valeur d'une allégorie ; les Fastes Prénestins mentionnent pour l'an 13 ap. J.-C. (8 janvier), la dédicace d'une statue de la Justitia Augusta, dont on retrouve plus tard l'image sur les monnaies de Nerva et d'Hadrien ; elle fut même l'objet d'un culte ailleurs qu'à Rome et une inscription mentionne un sacerdos Justitiae en province.

J.-A. Hild.