NEMESIS. Les dieux grecs, personnifications de forces souvent redoutables, étaient plus craints qu'aimés des hommes ; on pensait que la prospérité des mortels et la fierté qui vient à sa suite leur déplaisaient au point qu'ils faisaient vite expier l'une et l'autre par le malheur. A peu d'exceptions près, on a attribué ce sentiment à tous les dieux et de tout temps ; entre autres noms, il a reçu celui de νέμεσις, qui revient plusieurs fois dans la poésie homérique. Mais a-t-il d'aussi bonne heure été l'objet d'une personnification spéciale, qui est la déesse Némésis ? On ne trouve pas de Némésis déesse dans Homère, et Ed. Tournier met en doute que la personnification ait pu être antérieure au VIe° siècle ; même il conteste l'authenticité du passage d'Hésiode où la déesse est expressément désignée comme fille de la Nuit. La question pourtant ne se pose pas dans ces termes stricts. S'il y a moins de textes sur Némésis déesse que sur la νέμεσις, désapprobation de ce qui passe la mesure, il en est de même pour toutes les abstractions divinisées qu'Hésiode énumère. On a pu, dans le même temps, en des régions diverses, ou peut-être dans les mêmes, envisager selon les circonstances ou la malveillance divine ou Némésis déesse, comme on parle en même temps de la chance τύχη et de la déesse Τύχη, de la Lune astre et de la Sélènè déesse. Et l'une et l'autre conception sont sans doute mêlées dans le passage où Hésiode montre Némésis, c'est-à-dire la conscience du mal, quittant pour les régions célestes les hommes trop corrompus.

Il est probable qu'en Ionie on croyait depuis longtemps à la déesse absente des poèmes homériques. D'après les Cypriaques, Zeus l'a aimée malgré elle, malgré les métamorphoses par lesquelles elle cherchait à lui échapper. A Smyrne elle était déjà, au VIe siècle, l'objet d'un culte assez ancien pour qu'on lui consacrât une image dans un sanctuaire. La Némésis ou plutôt les Némésis de cette ville (on en compte deux, sans doute celle de l'ancienne et celle de la nouvelle Smyrne) y avaient un temple où Bupalos plaça des statues de Charites.

De très nombreuses monnaies d'Asie Mineure reproduisent plus ou moins exactement le type figuré de la déesse smyrniote. Des plus vieilles idoles en ξόανα, nous n'avons naturellement pas d'idée ; mais les monnaies nous apprennent que les artistes d'Asie Mineure, une fois en possession de moyens d'exécution suffisants, mirent entre les mains de Némésis une courte baguette qui est la mesure d'une coudée, peut-être aussi un joug, et lui firent baisser la tête, en écartant avec la main son chiton par un geste fréquent dans d'autres statues féminines. Est-ce ici la traduction d'un sentiment de réserve et de pudeur en présence d'un mot, d'un acte choquants ? On ne saurait dire. Mais cette attitude némésiaque survivra longtemps.

La Némésis ancienne d'Asie Mineure nous est attestée encore par ce fait que des légendes la font intervenir dans les origines de la guerre de Troie. Ce ne serait pas Léda, mais Némésis qui aurait conçu l'œuf d'où sort Hélène, cause de la guerre. Idée postérieure sans doute à la première poésie épique : on aura voulu faire remonter à la fâcheuse déesse la responsabilité de tant de malheurs. M. Furtwängler pense au contraire que, dans la légende la plus ancienne, Némésis était la mère d'Hélène et que Léda aurait été après coup substituée dans ce rôle pour des raisons d'effet poétique. Et il rapporte à Némésis une série de statuettes du IVe siècle, représentant une femme qui, d'une main, tient relevé le bord de son vêtement, de l'autre semble protéger un cygne en tournant ses regards vers le ciel. Ce cygne serait Zeus qui l'a séduite et qu'elle défend contre un oiseau de proie qu'elle voit fondre du haut des airs. La mention de Némésis par un poète lyrique de Colophon, le premier qui l'identifie à Adrastée, déesse phrygienne, l'existence d'un temple de la déesse à Antioche, une inscription qui lui est consacrée en Chypre, concourent à placer dans les îles et côtes asiatiques le premier foyer d'un culte némésiaque. Une localité crétoise s'appelait Rhamnus. Or, c'est à Rhamnus, près Marathon, que nous trouvons le second sanctuaire connu de Némésis. On en a induit que Rhamnus d'Attique a été fondée par des gens venus de Crète et apportant avec eux le culte de la déesse.

Il est bien possible que ce culte rhamnusien soit ancien. Toutefois, nous n'en trouvons pas trace avant les guerres médiques. Est-ce par hasard que la déesse qui punit les entreprises démesurées s'est trouvée célébrée surtout près de Marathon ? Elle y avait un temple, dont les ruines, récemment retrouvées, donnent, comme date de construction, le milieu du Ve siècle. Une prêtresse honorait la déesse dans ce temple et dans un temple de Thémis très voisin. Ce culte durait encore aux premiers siècles de l'Empire. Sa célébrité fut cause que la vieille légende de la poursuite de la déesse par Zeus fut rattachée à Rhamnus (en même temps Cratinos, dans une comédie portant le nom de la déesse, imaginait sa transformation en oie). Dans ce sanctuaire attique fut érigée une statue de Némésis par Agoracrite, élève de Phidias. La tête mutilée a été retrouvée récemment. Comme elle était du style du maître, on la lui a attribuée en supposant qu'Agoracrite aurait seulement passé, grâce à la complaisance de Phidias, pour en être l'auteur. D'autre part, on imagina que c'était une statue d'Aphrodite, laissée pour compte à l'artiste et accommodée après coup par lui en Némésis, parce que, au lieu de présenter le type usité en Asie Mineure, la déesse tenait simplement une coupe d'une main, une branche de pommier de l'autre. Sur la base de cette statue, l'artiste avait sculpté une scène à dix personnages, dont divers morceaux ont subsisté ; on y voyait, suivant la vieille légende, Léda conduire Hélène à Némésis sa mère.

De Smyrne et Rhamnus, le culte s'étendit à quelques autres pays grecs, mais en assez petit nombre. Némésis n'est pas un type divin qui se soit développé très vite. Il ne s'est généralisé qu'assez tard. C'est surtout, pour les poètes, un nom par lequel ils expriment de façon saisissante l'idée plus ou moins confuse de justice immanente, mais la vierge de Rhamnus n'entre dans aucun mythe nouveau, dans aucune combinaison dramatique qui nous soit connue. En prose et dans les idées courantes, on s'attachait plutôt au simple concept moral de la νέμεσις, sentiment humain qui allait s'épurant et s'affinant : le nom commun si répandu et l'idée morale si étudiée n'ont pendant longtemps pas laissé grande place à la personnification divine. Némésis déesse n'est bientôt plus qu'un lieu commun que, par manière d'allusion, les littérateurs rappellent sans s'y arrêter. Ceux de l'époque alexandrine donnent au geste du voile une interprétation singulière, mais qui s'explique par la croyance généralement répandue que l'on pouvait par un moyen pareil détourner le mauvais sort : selon les Alexandrins, pour exprimer son aversion, Némésis crache dans sa robe ouverte sur son sein, et, en imitant ce rite, on détourne sa colère.

 

Sculpteurs et graveurs conservent, en le compliquant et en l'entourant diversement, le type d'Asie Mineure. Au reste, ces représentations sont tardives et peu nombreuses (sauf les monnaies qui se copient l'une l'autre). Némésis y fait son geste spécial, ce qui est de tradition ancienne,mais elle est très souvent ailée, ce qui est assez récent. Elle est ainsi figurée sur un relief du Pirée, où elle a la roue et un serpent (à droite), et dans un ex-voto du Musée de Gizeh où elle court à vive allure.

Dans un autre, quivient de l'amphithéâtre de Gortyne, elle est sans ailes avec un griffon et les mêmes attributs que dans celui celui-ci, sa main tient la coudée (πῆχυς), symbole de mesure, et ses pieds foulent un homme à terre, sans doute un arrogant puni. Un autre relief trouvé au théâtre de Thasos présente dans une niche la déesse ailée avec une balance et une roue, et, à côté, les deux Némésis du type de Smyrne sans ailes.

 

Les fouilles d'Olympie nous ont donné deux statues de la déesse, datant du IVe siècle de notre ère, qui étaient à l'entrée d'une crypte et qui ont, outre les attributs némésiaques, le gouvernail de la Fortune. Le cratère Chigi, oeuvre délicatement archaïsante, offre une Némésis grave, tête inclinée, gracieusement drapée, tenant un rameau d'arbre fruitier, derrière un Éros éploré qui a devant lui l'Espérance.

D'autres oeuvres dont nous n'avons pas de vestiges ont peut-être continué en Asie Mineure cette complication des attributs autour de la déesse. Les monnaies de cette région les imitèrent ; on y trouve souvent les deux Némésis ensemble, fréquemment le type ailé, presque toujours le geste caractéristique de la déesse, et, comme accessoires, outre la coudée et la roue, la bride, le joug, le griffon, la patère, le gouvernail et le sistre isiaque. Toutes ces représentations qui font le plus souvent ressembler la déesse à Tyché sont du type de Smyrne. Le type de Rhamnus n'a rien donné qui soit venu à notre connaissance. On ignore ce qu'était la Némésis placée à Rome, au Capitole.

La poésie alexandrine, qui ne croit plus sérieusement à la déesse punisseuse des excès, s'amuse à décrire et commenter ces multiples motifs artistiques. Elle envisage souvent Némésis comme cause des froideurs qui désolent les amants. Puis d'autres poètes moins frivoles s'évertuent à associer dans une même conception tous les attributs moraux dont ils ont entendu parler et aussi tous les attributs matériels et artistiques. L'hymne de Mésomède est un type achevé de cet effort de synthèse morale et descriptive. Enfin, d'autres esprits sont surtout frappés du concept philosophique et de l'idée morale élaborée depuis les temps homériques. Ils expriment ce sentiment en confondant à dessein Némésis d'abord avec les déesses les plus voisines et ressemblantes, telles qu'Adrastée l'inévitable, la force des choses, divinité imaginée dans d'autres régions que Némésis et de très bonne heure identifiée avec elle, avec Tyché (FORTUNA), Nortia, déesse étrusque du sort, et même avec les plus grandes divinités des anciens temps comme Héra, Aphrodite, la Mère des Dieux ; enfin avec Hygiée, Psyché et avec la plus vénérée des déesses étrangères, l'égyptienne Isis. On voit un prêtre de Sérapis consacrer un culte à Isis-Némésis. Enfin on l'a regardée comme une émanation du Soleil. Tels sont les moyens successifs employés par l'art plastique et la littérature pour traduire, sans les serrer de très près, ces idées voisines l'une de l'autre et mêlées : 1° les dieux sont malveillants ; 2° tout bonheur humain se paie tôt ou tard ; 3° les excès choquants sont châtiés par la force des choses.

ADRIEN LEGRAND.