22. Charon, Ménippe et Mercure

Charon
Paye-moi, coquin, le prix du passage !

Ménippe
Crie, si cela t'agrée, Charon.

Charon
Paye-moi, te dis-je, pour t'avoir passé.

Ménippe
Tu ne peux rien recevoir, puisque je n'ai rien à donner.

Charon
Qui est-ce qui n'a pas une obole ?

Ménippe
Je ne sais pas si d'autres en ont, mais moi je n'en ai pas.

Charon
Par Pluton ! je t'étrangle, scélérat, si tu ne me payes.

Ménippe
Et moi je te casse la tête avec mon bâton.

Charon
Tu auras donc fait pour rien un si long trajet ?

Ménippe
Que Mercure paye pour moi, lui qui m'a mis dans ta barque.

Mercure
Par Jupiter ! le beau profit, s'il faut encore que je paye pour les morts !

Charon
Ah ! je ne te lâcherai pas.

Ménippe
Si tu attends que je te paye, attache ici ta barque ; tu attendras longtemps. Puisque je n'ai rien, que veux-tu que je te donne ?

Charon
Ne savais-tu pas qu'il fallait apporter de quoi solder ?

Ménippe
Je le savais, mais je n'avais rien. Comment ! fallait-il, pour cela, que je fusse exempté de mourir ?

Charon
Ainsi, tu seras le seul à te vanter d'avoir passé gratis ?

Ménippe
Gratis ! non pas, l'ami ; j'ai vidé la sentine, mis la main à la rame, et, seul de tous les passagers, je ne me suis pas mis à crier.

Charon
Cela ne s'appelle pas un péage ; il faut que tu donnes une obole ; c'est une loi absolue.

Ménippe
Alors, reconduis-moi à la vie.

Charon
Tu es charmant, pour que je sois battu par Eaque !

Ménippe
Laisse-moi donc tranquille.

Charon
Montre ce que tu as dans ta besace.

Mercure
Des lupins, si tu en veux, et le souper d'Hécate.

Charon
Mercure, d'où nous as-tu donc amené ce chien ? Les beaux propos qu'il tenait à tous les passagers, pendant la traversée ! Comme il les raillait ! Comme il s'en moquait, seul à chanter pendant que les autres gémissaient !

Mercure
Tu ne sais pas, Charon, quel homme tu as passé là ; un homme vraiment libre, et qui n'a souci de rien ; c'est Ménippe !

Charon
Ah ! si jamais je t'y rattrape...

Ménippe
Oui, l'ami, si tu m'y rattrapes ; mais, tu ne m'y prendras pas deux fois.

Traduction d'Eugène Talbot (1857)