Education d'Achille par Chiron

Cette peinture, trouvée avec la suivante dans les fouilles de Résine en 1739, est une de celles qui ont le plus arrêté l'attention des connaisseurs ; ils en ont admiré et ils en admirent tous les jours encore la beauté et la perfection. Elle représente le centaure Chiron enseignant à Achille l'art de jouer de la lyre ou de la cithare.

Chiron, moitié homme et moitié cheval, devait le jour à Philyre et à Saturne, qui s'était métamorphosé en cheval pour dérober à la jalousie de Rhéa, son épouse, son intrigue amoureuse avec cette jeune nymphe (1). Philyre ressentit tant de honte de cet accouchement monstrueux qu'elle désira n'y pas survivre, et qu'elle obtint de Jupiter d'être changée en tilleul (2). On a donné à Chiron une autre origine : on a prétendu qu'Ixion, amoureux de Junon, eut l'audace de lui faire violence ; que la reine des dieux, pour se dérober à ses embrassements, laissa une nuée revêtue de sa forme entre les bras du jeune téméraire ; et que l'accouplement d'Ixion et du nuage donna naissance au centaure Chiron (3). Quelle que soit son origine, Chiron fut le père des centaures, et il donna à la terre des exemples multipliés de justice et de sagesse. Il inventa la botanique, et acquit une grande habileté dans la chirurgie.

C'est même à cette science qu'il emprunta son nom. Il enseigna à Esculape les premiers éléments de la médecine, à Hercule ceux de l'astrologie, et, comme on le voit ici, à Achille ceux de la musique (4). Il paraît aussi qu'il introduisit l'usage des plantes dans la médecine, et qu'il écrivit à ce sujet pour Achille des préceptes en vers ; enfin, il aurait inventé la médecine vétérinaire, ce qui lui aurait valu le nom de Centaure, kentauros, de kenteô, piquer, et tauros, taureau. Il mourut d'une blessure qu'Hercule lui fit avec une flèche empoisonnée. Selon Pline (5), sa mort devrait être attribuée à une autre cause, car il aurait guéri cette blessure en y appliquant une plante qui, depuis lors, a été appelée centaurée.

H. Roux, Herculanum et Pompéi, tome II,
planche 3, pp.9 sqq (éd. 1875)

L'attitude que l'artiste lui a donnée dans cette peinture est littéralement exprimée par Stace : linos submissus in armos (6). Il repose sur ses jarrets de derrière. La peau dont il est couvert lui convient à plusieurs titres : d'abord, à cause de son goût pour la chasse, dont l'invention lui a été attribuée, et ensuite parce que le Centaure faisait partie du cortège de Bacchus (7). Sa tête, remarquable d'ailleurs sous tous les rapports, est couronnée d'un feuillage qui appartient sans doute à une des plantes auxquelles il a donné son nom (8). Il tient de la main droite un plectrum d'une forme assez singulière (9), et semble apporter beaucoup d'attention à la leçon qu'il donne au jeune Achille.

Thétis, fille de Nérée, était si belle que Jupiter, Neptune et Apollon se disputaient sa main ; Prométhée prédit que le fils qui naîtrait d'elle serait plus illustre et plus puissant que son père. Cette prédiction découragea les divins prétendants, qui laissèrent le champ libre aux mortels. Alors Pélée, plus amoureux et moins jaloux de sa gloire que les habitants de l'Olympe, demanda et obtint la main de la fille de Nérée (10). De cette union naquit Achille. Thétis, craignant pour les jours de son fils, dont elle prévoyait sans doute la destinée guerrière, voulut le rendre invulnérable en le plongeant dans les eaux du Styx. Mais comme, pour faire subir à son jeune fils cette immersion préservatrice, elle l'avait tenu par le talon, cette partie de son corps resta exposée à l'atteinte des blessures (11). Les étymologistes ont exercé leur imagination pour donner une raison du nom d'Achille : les uns ont voulu que le héros grec ait été ainsi nommé de acheilos, sans lèvres, les autres de achulos, sans chyle. Son nom ferait allusion alors à ce fait bien connu, que le héros grec ne fut pas allaité. Tout ce qui a rapport à ce sujet se trouve d'ailleurs recueilli avec soin par Bayle, dans ses deux articles Achille. L'éducation du jeune héros paraît avoir été confiée au centaure Chiron ; cependant Homère (12) accorde à Phénix l'honneur d'avoir élevé Achille, et ne réserve à Chiron que celui de lui avoir enseigné le nom et l'usage des plantes. Ce qui est bien certain, c'est que, d'après Homère lui-même, Achille était musicien. Quand il se tenait renfermé dans sa tente, il conjurait l'ennui par les accords de sa lyre (13), dont il se servait peut-être aussi pour accompagner ses improvisations poétiques (14). Son intervention dans la guerre de Troie et sa mort étant des conditions nécessaires à la victoire des Grecs et à leur entrée dans les murs d'Ilion, Thétis, qui connaissait l'arrêt du destin, voulut le soustraire à la fatalité en le cachant chez Lycomède, roi de Scyros, où des habits de femme devaient le mettre à l'abri des recherches de l'adroit Ulysse. Mais la ruse du mari de Pénélope triompha de la supercherie d'une mère, qui ne put dérober son fils à la gloire qui l'attendait sous les murs de Troie, et à la mort que lui donna Pâris, dont Apollon dirigea le bras.

L'artiste lui a donné dans cette peinture les formes gracieuses de l'adolescence, et l'on aura à décider s'il a rendu l'idée d'Homère, qui appelle Achille le plus beau des Grecs ; ou bien encore celle du Scoliaste (15), qui le nomme le plus beau de tous les héros. Ses pieds, contrairement à l'avis de Philostrate (16), qui prétend que les héros étaient toujours représentés nu-pieds, sont chaussés de sandales. Achille, podas ôkus, aux pieds légers, Achille, qui, suivant la tradition de la Fable, avait été nourri de moelle de lion et de cerf, sans doute parce qu'il était impétueux comme le premier et agile comme le second (17), devait, plus que tout autre héros, avoir les pieds nus.

Il semble toucher avec les doigts de sa main gauche les cordes de la lyre ou de la cithare. Ici s'élève une question qui consiste à savoir si ces deux mots ont été employés indistinctement dans l'antiquité pour désigner le même instrument, ou si chacun d'eux a une signification particulière. La plupart des auteurs anciens (18) ne semblent faire aucune distinction entre ces deux mots. Ainsi, par exemple, ils attribuent à Apollon tantôt l'invention de la lyre et tantôt celle de la cithare. D'autres, au contraire (19), distinguent et prétendent qu'il était de tradition chez les Grecs que Mercure a inventé la lyre et Apollon la cithare. Les auteurs ne sont pas plus d'accord sur le nombre des cordes de cet instrument. Mercure (20), quand il l'inventa, l'arma de trois cordes pour obtenir trois tons qui pussent correspondre aux saisons de l'année : un ton aigu, qui se rapportait à l'été, un ton grave, qui indiquait l'hiver, et un ton intermédiaire, qui rappelait les saisons tempérées. Les nombres quatre et cinq ont eu aussi leurs partisans (21) ; cependant on s'est généralement accordé (22) à donner sept cordes à la lyre, et cela en l'honneur des sept Pléiades, dont Maïa, mère de Mercure, faisait partie. Ceux qui lui en ont donné neuf l'ont fait en l'honneur des neuf Muses. Timothée en éleva le nombre jusqu'à onze (23). La lyre que l'on voit dans notre peinture a aussi onze cordes.

Elle ressemble par sa forme à la plupart de celles qui ont été conservées dans les monuments antiques, ou dont les auteurs ont donné des descriptions (24). Il y en avait pourtant de triangulaires, et dans la lettre de Generib. Music., attribuée à saint Jérôme, la lyre est désignée par un à qui renferme vingt-quatre cordes (25). Les anciens employaient les deux mains pour toucher les cordes de la lyre ; la droite tenait le plectrum et produisait un son que l'on appelait intus canere, chanter en dedans ; la gauche n'avait recours qu'aux doigts, et le son obtenu de cette manière s'appelait au contraire foris canere, chanter en dehors. Cicéron parle d'un Aspendius, célèbre joueur de lyre, qui obtenait avec la main gauche ces deux résultats distincts, et il paraîtrait que les Romains donnaient aux voleurs adroits et qui savaient cacher leur jeu, le nom d'Aspendii citharistae (26).

L'architecture qui forme le fond du tableau, et dont l'exécution ne répond pas à celle des figures, se retrouve encore dans la planche suivante. Cette circonstance ne permet pas de douter que ces deux peintures, dont les dimensions sont les mêmes, et qui d'ailleurs ont été trouvées dans le même lieu, n'aient entre elles un rapport quelconque ; mais il n'est pas aussi facile de décider si le fond, qui leur est commun, a un rapport avec les sujets. Il existait dans les Septa (l'enclos du Champ de Mars) (27) deux beaux groupes, l'un d'Achille et de Chiron, l'autre de Pan et d'Olympe, que les Romains devaient au ciseau d'un sculpteur de la Grèce. On a pensé que nos deux peintures pouvaient très bien être des copies de ces groupes : la finesse du goût et le mérite de l'exécution donnent assez de poids à cette hypothèse. De plus le Musée de Florence contient une pierre précieuse où l'on voit un groupe parfaitement semblable à celui-ci. Et il est permis de croire que notre peinture et la pierre précieuse ont été faites toutes deux d'après le groupe grec, mais seulement de deux points de vue différents. Le peintre qui, par un scrupule de modestie, voulait indiquer la source où il avait puisé le sujet de ses deux tableaux, aura donné pour fond à cette peinture et à celle de la planche suivante, l'architecture elle-même des Septa. Cette interprétation n'est pas dénuée de vraisemblance ; cependant on peut dire encore de l'ornement qui forme le fond de ces deux tableaux, comme de toutes les décorations d'architecture et de toutes les arabesques peintes sur les murailles des édifices découverts dans les fouilles, qu'il n'avait d'autre motif que le caprice de l'artiste, d'autre but que de recevoir et d'encadrer des groupes ou des figures isolées, et d'autre rapport avec le sujet que celui de la symétrie et de l'ajustement.


(1) Apollonius, Argon., II.
(2) Hyginus, Fab., 438.
(3) Natalis Comes, IV, 12 et VII, 4.
(4) Hyginus, Astron. Poet., II, in Centaurus ; Apollodore, Biblioth.,III ; Philostrate, Her., IX.
(5) Pline, XXV, 6.
(6) Achill., I, 125.
(7) Buonarotti dans le Camée du Triomphe de Bacchus
(8) Pline, liv. XXV, 6.
(9) Montfaucon, Ant. Expl., tom.I, P.I, pl. 59 et 60.
(10) Apollodore, Bibl., III ; Hyginus, Fable 54.
(11) Fulgence, Mythol., III, 7 ; Servius, sur Virgile, VI, 57.
(12) Il., IX.
(13) Homère, Il., IX, v.186 et suiv.
(14) Philostrate, Her., c. 19.
(15) Il., 673.
(16) Epist., XXII.
(17) S.Grégoire de Nazianze, Orat., XX.
(18) Macrobe, Sat., 1, 19 ; Fulgence, Myth., I, 14.
(19) Pausanias, V, 44 ; Plutarque, de Mus., p.1131.
(20) Diodore, I, 16.
(21) Macrobe, Sat., I,19 ; Nicomaque dans Boèce, de Mus., V.
(22) Homère, Hymn. à Merc. ; Virgile, Aen., VI, 645 ; Horace, Odes, III, 11.
(23) Pausanias, III, 1.
(24) Philostrate, Im. , X, liv. I ; la Chausse, Thes. Her. Ant., t.II, sect.IV , P.IV et V.
(25) Spon, Miscell. Her. Ant., p. 23.
(26) Boulenger, de Theat., II, 39 ; Cicéron, in Verr., I, 20 ; Asconius, in Verr., 1, 20.
(27) Pline, XXXVI, 5.


Commentaire de M. L. Barré dans l'édition d'Herculanum et Pompéi mentionnée ci-dessus.