L'étudiant Nathanaël, un des plus jolis garçons et des plus studieux écoliers qui aient jamais brillé à l'université de Goettingue, écrivait, un jour, à son ami Lother, la lettre qu'on va lire :

«Gronde-moi bien, très cher, car voilà plus de six semaines, passées depuis mon départ, sans que j'aie donné de mes nouvelles. Ma pauvre nièce doit être inquiète, et j'entends d'ici notre bonne petite Clara, ta soeur aimée, m'accuser tout bas de l'oublier au milieu des goguettes de ma vie d'étudiant. Je t'assure, toutefois, et tu me croiras, que je n'ai à me reprocher ni inconduite ni paresse ; je vous garde à tous une chaleureuse affection, et c'est justement pour cela que j'éloignais, d'heure en heure, la lettre qui m'échappe aujourd'hui. Pourquoi te le cacher davantage ? ma vie, naguère si joyeuse et si calme, se remplit de pressentiments lugubres. Il me semble qu'une fatalité pleine de périls inévitables enveloppe mon avenir, et dussé-je te paraître fou à lier, il faut que je vide mon coeur dans le tien.

Dans notre enfance, ma soeur et moi, nous ne voyions notre père qu'à l'heure des repas. C'était un homme fort occupé de choses que nous n'avons jamais pu connaître. Mais, presque chaque soir, après le souper, ma mère nous conduisait près de lui dans son cabinet, autour d'une table ronde, couverte d'un tapis vert. Mon père se faisait apporter un pot de bière, qu'il vidait à petites gorgées, et nous contait, en fumant sa pipe, une foule d'histoires fantastiques. Quand il n'était point d'humeur à causer, il ouvrait devant nous de gros livres pleins de vieilles estampes, et s'enfonçait dans son fauteuil, en suivant,d'un oeil distrait les bouffées de tabac qui montaient, en spirales bleuâtres vers le plafond. Mais ces jours-là, notre mère était triste, et dès que l'horloge sonnait neuf heures : «Allons, enfants, disait-elle, au lit, au lit ! voici l'Homme au sable : il monte l'escalier ! vite, vite !...»

Nous entendions en effet un bruit de pas lents et lourds, qui nous faisait fuir comme des chats. Ma mère s'étant aperçue que mon imagination se frappait d'épouvante, voulut effacer l'effet de cette menace. «Cher petit, me dit-elle en m'embrassant, il n'y a point d'homme au sable. Mais quand vous avez bien sommeil, ne vous semble-t-il pas qu'on vous a jeté du sable dans les yeux ? C'est cette idée que je tourne en plaisanterie». L'explication fut loin de me satisfaire, car je me demandais sans cesse pourquoi j'entendais du bruit dans l'escalier, chaque fois que ma mère annonçait l'homme au sable. J'en parlai en secret à la vieille servante qui berçait ma petite soeur. «L'homme au sable ? s'écria-t-elle avec un gros rire édenté, c'est un vilain homme, sec comme du bois, qui vient chercher les enfants quand ils refusent d'aller au lit ; il leur jette du sable dans les yeux pour les aveugler ; puis il les fourre dans un sac, et les emporte dans la lune pour servir de pâture aux hiboux». Ce conte grossier produisit un terrible effet sur ma tendre imagination. A partir de ce moment, je n'eus plus de repos, ni jour ni nuit. Je me mettais à trembler comme une feuille, chaque soir où j'entendais retentir des pas sur l'escalier, puis un être inconnu entrer dans le cabinet d'où je venais de m'échapper à toutes jambes. Ces impressions de terreur ne s'effacèrent point avec l'âge».

Quand j'eus atteint ma dixième année, ma mère me fit coucher seul dans une petite chambre située au fond d'un corridor, et contiguë au cabinet de mon père ; le visiteur inconnu faisait toujours, très régulièrement, ses visites à la même heure. Un soir, enfin, la curiosité dominant en moi toute autre sensation, je feignis une fatigue extraordinaire, et demandai la permission de me coucher avant neuf heures. Dès que ma mère m'eut quitté, j'ouvris tout doucement la porte du cabinet de mon père, qui, absorbé dans ses pensées, et me tournant le dos, ne s'aperçut pas de mon équipée. Je me glissai derrière un immense rideau, et retenant mon souffle pour n'être pas découvert, j'attendis un frissonnant. Bientôt le pas mystérieux fit craquer la boiserie de l'escalier, la sonnette tinta, mon père se leva brusquement et vint ouvrir ; j'aperçus... devine qui, cher Lother ?le vieil avocat Coppélius, un habitué de la maison.

Ce Coppélius est l'homme le plus laid que je connaisse. Imagine-toi une tête en forme de bassinoire ; un visage d'un jaune d'ocre ; des yeux verdâtres, creusés sous des sourcils gris hérissés comme des moustaches de chat ; un énorme nez crochu, retombant sur une bouche moqueuse armée de longues dents clairsemées ; le tout surmontant un buste grêle et voûté, qui fléchissait sur de longs échalas entortillés d'une culotte noire râpée, avec des bas bleus. Ajoute à ce portrait un habit gris à basques traînantes, un gilet rouge ; une perruque à trois marteaux, posée de travers au sommet du crâne, et trop courte pour abriter des oreilles plates et démesurément longues ; tu me diras ce que tu penses d'un pareil personnage. Mon père l'invitait, de temps en temps, à dîner. Chaque fois était pour nous un jour de supplice. Coppélius avait remarqué notre aversion, et surtout le dégoût que nous inspiraient ses doigts osseux et velus. Eh bien ! ce maudit homme se faisait un malicieux plaisir, au dessert, de toucher à toutes les sucreries qu'on mettait sur notre assiette, ou bien encore il affectait de porter à ses lèvres violettes le vin qu'on nous versait. Il nous appelait petites bêtes, et voulait toujours nous embrasser. Ma mère le détestait autant que nous ; mais notre père, au contraire, se conduisait à son égard avec cette déférence et cette obséquiosité dont on n'use guère qu'envers un être supérieur, de qui l'on doit tout attendre et tout supporter. Il fallait, bon gré mal gré, qu'à son aspect tous les visages prissent un air joyeux, ou du moins les apparences du plus cordial empressement ; on lui servait ses mets favoris, et les vins les plus généreux.

Rien ne pouvait effacer de mon esprit la pensée que ce laid Coppélius ne fût l'homme au sable, le cruel ravisseur de petits enfants, le diabolique pourvoyeur des hiboux qui perchent dans la lune. Je me tenais donc, immobile et terrifié, derrière le rideau, en me repentant déjà de ma curiosité, lorsque Coppélius se mit à parler à mon père, de sa voix brève et stridente. «A l'oeuvre, à l'oeuvre, disait-il en mettant bas son habit gris ; nous sommes en retard !» Mon père ôta sa robe de chambre, et tous deux se revêtirent de blouses longues et toutes souillées de fumée. Mon père ouvrit une espèce de porte basse qui donnait sur un obscur enfoncement où se trouvait un petit fourneau, parmi des ustensiles de toute forme et de toute grandeur, dont je ne comprenais pas l'usage. Coppélius se mit à souffler, et aussitôt une flamme bleuâtre éclaira le laboratoire. Il maniait avec d'énormes tenailles de gros morceaux d'un métal brillant qu'il faisait rougir à blanc et qu'il frappait ensuite à grands coups de marteau. A chaque instant, je croyais voir s'agiter dans la flamme du fourneau, et à travers les millions d'étincelles jaillissant de la vapeur, des figures étranges qui me faisaient des grimaces menaçantes. Je m'imaginais ouïr la voix de Coppélius, me criant : «Tes yeux ! tes yeux ! Donne-moi tes yeux, pour mes hiboux qui ont faim !» L'émotion que me causait le désordre de mas idées fut bientôt si violente, que ma tête n'y put résister. Je glissai sur le parquet en poussant un cri.

Je fus découvert. Coppélius m'enleva, de sa griffe sèche et crispée, comme il eût fait d'un jeune chat, et me fit craquer toutes les articulations des mains et des pieds. Je perdis connaissance d'effroi et de douleur. Quand je revins à moi, une tiède haleine caressait mon visage. Ma mère, penchée sur moi, me contemplait avec une tendresse pleine d'inquiétude. «Mère, lui dis-je d'une voix qu'elle entendit à peine, l'hommeau sable est-il parti ?»

L'excellente femme me rassura de son mieux, et fit rentrer un peu de calme dans mon âme. Mais la terreur avait dépassé mes forces. Je fus, pendant plusieurs semaines, tourmenté d'une fièvre ardente, et je ne guéris que par des soins de tous les instants.

Une année s'écoula, sans que j'entendisse parler de Coppélius. On disait qu'il avait quitté la ville, et son souvenir s'était presque effacé de ma pensée, lorsqu'un soir, vers neuf heures, comme nous étions tous rangés, à l'ordinaire, autour de la grande table ronde, dans le cabinet de mon père, la porte de la rue grinça sur ses gonds avec un craquement lugubre, et l'escalier trembla, comme autrefois, sous ce même pas lourd et ferré qui nous avait tant de fois causé des transës mortelles.

«C'est Coppélius ! s'écria ma mère en pâlissant.

- Oui... oui... répondit mon père d'une voix qu'il s'efforçait en vain détendre ferme et tranquille ; c'est Coppélius ; mais Dieu merci! Ce sera sa dernière visite. Emmène les enfants et laisse-moi seul».

Il fallut obéir. Quand je fus au lit, toutes mes appréhensions, tous mes souvenirs d'autrefois se redressèrent dans mon imagination ; l'affreux visage de Coppélius se penchait sur mon chevet, comme une apparition infernale, et je ne pouvais fermer les yeux. Tout à coup, une secousse épouvantable, accompagnée d'un bruit plus violent que le tonnerre, ébranla notre maison de fond en comble. Quelqu'un passa en courant dans le corridor où se trouvait ma chambre, et, peu d'instants après, la porte extérieure se ferma avec fracas. «C'est Coppélius !, m'écriai-je avec horreur. Ah mon Dieu ! qu'est-il arrivé !»

J'entendais les cris de désespoir d'une servante : «Mon maître ! mon pauvre maître !»

Je m'élançai du lit, je courus à la chambre de mon père. Dieu ! quel spectacle ! L'infortuné était étendu sur le carreau, la figure brûlée et noircie. Ce n'était plus qu'un cadavre. Ma mère et ma soeur se tordaient, en proie au délire, et je tombai entre elles deux sans connaissance.

La justice, éveillée par les rumeurs du voisinage, ouvrit une enquête sur la mort tragique de mon pauvre père. Elle ne put en pénétrer le mystère, et quand elle voulut faire comparaître Coppélius, le misérable avait disparu de la ville.

Eh bien ! figure-toi, mon cher Lother, que, dernièrement, j'ai vu entrer ici, dans ma chambre, un marchand de baromètres et de lorgnettes, et que dans ce marchand j'ai reconnu Coppélius. Et je n'ai pas vengé sur cet infâme la perte de mon père ! Un pouvoir inconnu paralysait mon cerveau et mes membres ! oh ! oui, c'était bien lui ! Quoiqu'il ait changé de costume, qu'il porte le nom de Giuseppe Coppola, et qu'il se donne pour un colporteur piémontais, je l'ai parfaitement reconnu !

Cette vision me présage quelque malheur. J'en ai le sinistre pressentiment. Mais quoi qu'il arrive, il faut que je venge mon père. Le ciel m'inspirera. Garde secrète cette révélation ; n'en dis rien à ma mère, et embrasse pour moi ta bonne soeur Clara. Je lui écrirai quand ma pensée aura retrouvé un peu de calme».

II

Malgré les recommandations de Nathanaël, sa lettre tomba, je ne sais comment, aux mains de la jolie Clara, qui lui fit une réponse pleine de douce moquerie, l'endroit de ses préoccupations fantasmagoriques. Ses arguments dissipèrent ce qu'elle appelait les billevesées d'un songe creux. Nathanaël écrivit une seconde fois à Lother, pour lui reprocher sa négligence et lui donner des détails sur sa bizarre aventure.

«Je t'en veux, lui disait-il, de n'avoir pas été discret. Mais puisque notre aimable Clara est heureusement douée d'une si bonne dose de philosophie positive, je ne veux pas rester au-dessous d'elle. D'ailleurs, je suis aise de t'annoncer que le marchand de baromètres, Giuseppe Coppola, n'a rien de commun avec l'avocat Coppélius. Une étrange ressemblance m'avait abusé ; mais j'ai pris sur son compte des renseignements complets, et je sais à quoi m'en tenir. Je suis le cours d'un professeur de physique fameux, nouvellement arrivé à l'université. Il se nomme Spallanzani. C'est un Italien, compatriote de Coppola, qu'il connaît depuis longtemps. De plus, Coppélius était Allemand, et Coppola possède un accent italien très prononcé.

Cependant, à dire vrai, je ne suis pas encore entièrement rassuré. Regardez-moi, Clara et toi, comme un rêveur et un visionnaire ; riez de mon absurdité tant qu'il vous plaira ; mais je ne puis bannir entièrement l'impression qu'a produite sur moi cette fatale ressemblance de Coppélius etde Coppola. Le marchand de baromètres a quitté la ville. Spallanzani m'en a donné l'assurance. Tant mieux !

Mon digne professeur de physique est un petit homme tout rond ; ses traits sont fins, ses yeux perçants, ses pommettes saillantes. Dernièrement, comme je montais chez lui, à l'heure de sa leçon, j'aperçus, à travers le rideau d'un cabinet vitré, une femme d'une taille admirable, et richement vêtue, assise devant une table sur laquelle elle appuyait ses deux mains croisées. Rien n'était plus enchanteur que son angélique visage ; seulement ses regards étaient d'une fixité saisissante. Elle semblait ne me point voir, quoique ses yeux fussent directement attachés sur moi. On eût dit une personne dormant les paupières ouvertes. Je me sentis tout ému de cette rencontre, et je me glissai dans la salle du cours avec un singulier battement de coeur. J'ai appris que cette belle personne se nomme Olympia. C'est la fille de Spallanzani, et son père, par une cruelle bizarrerie, la tient constamment enfermée, sans lui permettre la plus innocente communication avec qui que ce soit. Peut-être est-elle idiote : ce serait grand dommage. Dans le cas contraire, Spallanzani serait un être bien cruel et bien dénaturé. Mais, après tout, que me fait cette Olympia, et que t'importe, cher Lother, le radotage qui remplit cette lettre ! Songeons plutôt à notre prochaine réunion, car, s'il plaît à Dieu, dans quinze jours, au plus, je serai près de ma mère, près de toi, cher ami, et près de l'excellente Clara, que je me propose de gronder un peu pour son excès de philosophie positive. A bientôt».

III

Il est temps de faire plus ample connaissance avec l'étudiant Nathanaël, et d'éclairer les parties obscures de son histoire en complétant les deux lettres qu'on vient de lire.

Peu de temps après la mort du père de Nathanaël, Lother et Clara, tous deux enfants d'un parent éloigné qui les laissait orphelins, furent recueillis par la mère de l'étudiant. Clara et Nathanaël ne purent se voir longtemps sans s'aimer. Ils étaient même fiancés, lorsque Nathanaël dut retourner à l'université de Goettingue, pour y passer les examens qui terminent l'éducation d'un jeune homme soigneusement élevé.

Clara n'était pas une beauté. Cependant, sa taille ne manquait point d'élégance, et un peintre n'eût pu reprocher à ses épaules et à sa poitrine que des ligues un peu trop chastes, un peu trop enfantines. Mais elle possédait une magnifique chevelure ; sa peau blanche et satinée se colorait des riches teintes d'une jeunesse pleine d'éclat. Un fin sourire se jouait sans cesse sur ses lèvres de carmin, et son imagination vive et folâtre s'épanouissait en joie bruyante, au récit de toutes les scènes fantastiques qui meublaient la cervelle un peu sombre de son futur mari. Cette charmante nature contrebalançait heureusement les rêveries de Nathanaël, et lui firent oublier, dès son retour, le funèbre souvenir de Coppélius. Cependant, cette diversion dura peu. L'étudiant souffrait d'entendre la jeune fille faire une guerre continuelle de persiflage à ses hallucinations. Son coeur en était blessé ; il ne pouvait se défendre d'une certaine aigreur, et Clara, qui s'en était aperçue, y répondait, à son insu, par un peu de refroidissement.

Un jour, Nathanaël, plus obsédé que jamais par ses visions, avait composé un poème dans lequel il peignait ses jeunes amours, troublées tout à coup et détruites par l'infernal prestige de Coppélius. Clara, forcée d'en subir la lecture, ne put s'empêcher d'éclater en reproches amers contre l'esprit funeste qui poussait son fiancé à tourmenter le repos de sa vie par des compositions délirantes. Nathanaël s'irrita, et l'appela outrageusement du titre d'automate. Clara fondait en larmes, lorsque Lother survint. Lother adorait sa soeur, et traita son ami avec l'emportement d'une légitime indignation. Tous deux sautèrent sur des épées ; le sang allait couler, lorsque Clara, tout éperdue, se jeta entre les adversaires. Cette scène finit par des sanglots. Les deux amis, réconciliés dans les bras de la jeune fille, se jurèrent une éternelle affection ; Nathanael jura qu'il était à jamais guéri de ses manies fantastiques, et repartit pour Goettingue, où il devait passer encore quelques mois, avant de s'établir dans sa ville natale, avec l'espoir d'obtenir un emploi honorable, et d'assurer son bonheur en s'unissant à Clara.

IV

En arrivant à l'université, Nathanaël apprit avec surprise que la maison où se trouvait sa modeste chambre d'étudiant avait été dévorée par un incendie. Ses camarades étaient seulement parvenus à sauver du désastre ses papiers, ses livres, et quelques instruments de physique. Tous ces objets avaient été portés dans un autre logis où il s'installa.

Ce nouveau domicile était situé en face des fenêtres du professeur Spallanzani. De la sienne, Nathanaël pouvait plonger ses regards dans le cabinet où mademoiselle Olympia se tenait invariablement assise à la même place, dans la même toilette, le regard fixe, et les deux mains croisées sur la table. L'étudiant n'y fit d'abord qu'une médiocre attention, et s'arrêtait rarement à lancer une oeillade de ce côté. La pensée qu'Olympia pouvait être idiote, dominant en lui toute autre supposition, il se souciait peu de son immobile beauté, et gardait fidèlement le souvenir de Clara.

Un matin que, tout entier aux douces rêveries de son prochain mariage, il écrivait une longue lettre à sa fiancée, on frappa à sa porte. «Entrez», fit-il avec un mouvement d'impatience contre la visite importune qui venait troubler son recueillement.

Le visiteur, c'était Giuseppe Coppola.

Nathanaël éprouva un frisson fébrile ; mais se rappelant aussitôt les renseignements donnés par le professeur Spallanzani, il s'efforça de comprimer le sentiment de mystérieuse défiance qui l'agitait, et s'écria, d'une voix qui défendait la réplique : «Allez au diable avec vos baromètres. Je ne veux rien !

- Ah ! cher monsieur, répondit Coppola sur un ton nasillard et en faisant trois humbles saluts jusqu'à terre, je n'ai pas seulement des baromètres ; j'ai aussi de bien jolis yeux pour regarder de loin les jeunes filles !»

Et fouillant aussitôt dans les immenses poches de son hahit, Coppola en tira toute une collection de lunettes et de lorgnons qu'il étala sur la table. «Voilà, voilà, disait-il, des yeux comme vous n'en avez jamais eu».

Et, toutes ces lunettes, tous ces lorgnons commencèrent à scintiller et à projeter de tous côtés d'étranges reflets. Il semblait à Nathanaël que chacun de ces objets fût une paire de regards animés et convulsifs, dont il ne pouvait plus détourner les siens. Et Coppola ne cessait d'en tirer encore de ses poches inépuisables ; et de cet amas qui allait déborder la table, jaillissaient, de plus en plus, des rayons fauves et ardents qui semblaient s'injecter de lueurs rouges comme du sang.

«Arrête ! arrête ! s'écria l'étudiant. Ote-moi tout cela, brigand ! ou je l'étrangle !» Et déjà, joignant le geste à la menace, il avait saisi le bras de Coppola. Mais l'impassible colporteur, insoucieux comme s'il n'eût senti qu'une étreinte d'enfant, ramassait et empochait toutes ses lunettes : «Au moins, dit-il, mon jeune seigneur, vous prendrez ce petit lorgnon, pour me faire étrenner. Voyez ! il est tout simple, mais excellent ; je vous le garantis, et vous me le payerez quand vous voudrez. Oh ! je ne suis pas tracassier, et j'ai en vous, mon cher monsieur, une confiance illimitée».

Et il présentait à Nathanaël interdit un lorgnon monté en ébène, d'un travail soigné, mais sans aucun luxe. L'étudiant, qui se reprochait déjà son accès de vivacité, prit le lorgnon et jeta trois ducats à Coppola.

Dès que le marchand fut sorti, en renouvelant ses révérences, Nathanaël se prit à rire de sa propre folie. «Où diable ai-je donc fourré ma raison, se disait-il ; et que penseraient mes amis de là-bas, s'ils pouvaient voir comme je suis fidèle à mes promesses ! Au fait, ce lorgnon est un meuble utile, et je trouve qu'il convient parfaitement à ma vue un peu courte». En raisonnant de la sorte, il s'approcha de la fenêtre, et se mit à regarder machinalement à travers celle de Spallanzani.

Olympia était toujours assise à la même place. A force de chercher son regard fixe et d'y concentrer la puissance du lorgnon qu'il essayait, Nathanaël crut voir d'humides rayons lunaires jaillir des prunelles de cette belle personne, et s'embraser peu à peu d'un éclat magnétique. «Diable ! se dit l'étudiant, mademoiselle Olympia ne saurait être idiote avec des yeux pareils ; mais d'où vient donc que je ne les avais pas encore remarqués ? Au surplus, qu'est-ce que cela me fait ? Je ne dois pas y songer, Clara m'attend... finissons ma lettre». Et il se remit à écrire jusqu'à ce qu'un de ses amis d'études vînt le chercher, pour aller au cours de Spallanzani.

Le lendemain Olympia resta invisible ; les persiennes de la fenêtre étaient soigneusement fermées. Elles s'ouvrirent le troisième jour, mais derrière les vitres tombait une épaisse draperie. L'impossibilité de lorgner sa mystérieuse voisine remit martel en tête à Nathanaël. Pour se distraire, il alla se promener aux environs de la ville. Mais l'image d'Olympia le poursuivit ; elle flottait devant lui dans les airs, elle s'élevait des buissons, elle rayonnait dans le cristal des ruisseaux limpides. La pauvre Clara subissait le malheur des absents, elle était complètement oubliée. Nathanaël courait çà et là, comme un fou, jetant à tous les échos ses plaintes amoureuses et les improvisations échevelées de sa cervelle en feu.

Quand la fatigue le ramena au prosaïsme de la vie réelle, il revint chez lui à pas lents, la tête penchée, l'âme toute confuse de ses faiblesses. Un grand bruit qui se faisait de l'autre côté de la rue l'appela à sa fenêtre. L'appartement de Spallanzani était plein d'ouvriers qui allaient et venaient précipitamment. Les uns portaient des meubles, les autres coulaient des draperies ; c'était un vacarme de marteaux à rendre sourd.

L'étudiant s'informa bien vite de ce qui causait tout ce remue-ménage. Un voisin lui apprit que M. le professeur Spallanzani devait offrir le lendemain un bal aux notabilités de la ville et de l'université, et que cette fête solennisait la première présentation de mademoiselle Olympia dans un monde où cette jeune personne, dont on disait merveille, produirait l'effet le plus saisissant. Nathanaël reçut le même soir une lettre d'invitation, et Dieu sait de quelle joie son coeur palpitait, lorsqu'à l'heure dite, il arriva, dans sa tenue la plus coquette, à ce rendez-vous inespéré qui lui permettrait de contempler de près, tout à son aise, l'idole de ses rêves.

Une nombreuse société était déjà réunie dans les salons du professeur. Mademoiselle Olympia, parée avec une recherche et un goût sans pareils, étalait aux regards éblouis toutes les grâces de sa personne. Quelques critiques féminins blâmaient seulement, tout bas, la cambrure un peu affectée de sa taille. Les jeunes gens qui avaient remarqué ce détail supposaient plus charitablement que la nature éminemment délicate de cette belle fille souffrait de la pression exagérée de son corset. Olympia marchait avec la majesté d'une reine ; cependant il y avait dans ses mouvements une certaine raideur. On l'attribuait à sa timidité naturelle.

Le concert commença. Olympia prit place au clavecin et chanta une romance nouvelle avec une voix dont l'éclat et les modulations argentines ressemblaient aux mélodies qu'on exécute sur l'harmonica. Nathanaël était ravi. Placé au dernier rang des assistants, il ne pouvait pas bien distinguer les traits d'Olympia au milieu de l'éblouissante clarté des bougies. Alors, sans que l'on s'en aperçût, il tira de sa poche la lorgnette de Coppola, et, la tenant à demi cachée dans le creux de sa main, il se mit à dévorer du regard tous les charmes de la jolie fille de Spallanzani. Il lui semblait de temps en temps qu'elle lui décochait à la dérobée des oeillades langoureuses, et que tout son être exprimait à l'avance chaque nuance de son chant. Les roulades compliquées d'Olympia résonnaient à son oreille comme les cris de joie, céleste d'une âme exaltée par l'amour, et, lorsqu'enfin retentit bruyamment dans le salon le trille prolongé de la cadence finale, Nathanaël sentit un nuage passer sur ses yeux et son coeur défaillir. Son imagination, détachée de tout ce qui l'entourait, s'égarait dans un monde idéal, tout peuplé de légers fantômes qui prenaient, pour lui sourire, les traits d'Olympia.

Le concert fini, le bal commença. Danser avec elle ! c'était pour Nathanaël le but de tous ses désirs, de toute son ambition. Mais comment oser l'inviter ? On ne saurait dire comment cela se fit ; personne, sans doute, n'y prit garde ; mais la danse était à peine engagée, que Nathanaël se trouva près d'Olympia dont il avait saisi la main sans pouvoir prononcer une parole. Cette main était froide comme du marbre. Nathanaël tressaillit et fixa un regard craintif sur la jeune fille ; mais il crut lire dans ses yeux l'expression d'un doux encouragement. Cette croyance lui rendit son aplomb, et il l'entraîna dans le cercle des valseurs. Olympia dansait avec une précision qui rendit jalouses toutes les femmes. Quand l'orchestre se tut, Nathanaël la reconduisit à sa place avec un frémissement d'orgueil, et, s'emparant d'un siège vide auprès d'elle, il se mit à lui faire bravement sa déclaration d'amour, entourée de toutes les fleurs de réthorique que sa mémoire put lui fournir. Mais la très vertueuse fille, en véritable modèle de modestie, se contenta de répondre à toutes ses avances par un monosyllabe guttural qui ressemble assez au son produit par : Ach ! ach ! ach !

Tout autre que Nathanaël eût été fort ébahi de ce langage aussi bizarre que peu clair. Mais notre étudiant croyait entendre une musique céleste, et lui disait tout bas : «0 femme digne de l'amour des anges ! ô chaste reflet du bonheur des élus, laisse encore tomber sur moi un de tes doux regards !...» A quoi mademoiselle Olympia se contentait de répondre : Ach ! ach ! ach !

Pendant cet entretien délicieux, le professeur Spallanzani avait passé plusieurs fois devant le pauvre Nathanaël, et chaque fois il lui souriait d'une manière étrange. L'amoureux transi ne s'apercevait pas que les bougies s'éteignaient, et que les invités avaient depuis longtemps abandonné la place. Il ne pouvait se résoudre à partir sans avoir obtenu un aveu ou une espérance, et s'exténuait à découvrir des phrases qui pussent lui mériter la faveur d'une réponse intelligible. Mais tout à coup mademoiselle Olympia se leva et se mit à marcher en faisant de nouveau : Ach ! ach ! ach ! Nathanaël la suivait comme un fou, en multipliant ses hélas, sans songer à prendre son chapeau pour se retirer en galant discret. Spallanzani le tira enfin de cette espèce d'hallucination en l'arrêtant par le bras pour lui dire : «Mon cher monsieur, puisque la conversation de ma fille a tant de charmes pour vous, je vous autorise de grand coeur à nous faire de temps en temps quelques visites».

Le paradis se fût ouvert à ses yeux, que l'étudiant ne se serait pas senti plus heureux. Il s'en alla, le coeur plein d'amour, et, dès le lendemain, le bal du professeur et les grâces ravissantes d'Olympia devinrent l'objet continuel de ses discours. Malheureusement, tous ses auditeurs ne partageaient pas son enthousiasme. Certains critiques imberbes poussaient même la malice jusqu'à relever, dans les faits et gestes du docte professeur, je ne sais combien de petites maladresses, fort excusables sans doute, mais qui dénotaient peu d'habitude du monde. Quelques-uns poussaient encore plus loin l'irrévérence, en discutant les plus secrètes imperfections dont eût pu s'affliger mademoiselle Olympia. Ce terrible chapitre était traité à fond, et se terminait par une conclusion impardonnable, à savoir que la fille de Spallanzani offrait tous les caractères physiologiques de la stupidité ; en conséquence de quoi on se permettait de déclarer, à la presque unanimité, que monsieur son père eût sagement fait de la tenir enfermée dans une de ses caisses d'histoire naturelle. Nathanaël était furieux ; mais il n'osait éclater, de peur que le fracas d'un duel ne compromît la réputation de la reine de ses pensées, et que M. Spallanzani ne lui fermât sa porte au nez. «Je suis bien lâche, se disait-il tout bas, en s'égratignant la poitrine ; je devrais mettre en pièces tous ces maudits bavards ; mais patience, quand je serai l'époux de la divine Olympia, je rabattrai vivement leur caquet. Je serai dans mon droit irrécusable !»

A cheval sur cette belle résolution, il écoutait, en rongeant son frein, tous les quolibets. Un jour, son ami Sigismond ne put s'empêcher de lui dire : «En vérité, mon cher Nathanaël, je ne puis comprendre qu'un bomme de bon sens devienne amoureux d'une poupée qui ne sait que marcher, tourner, et faire : Ach ! ach ! ach !

- Mon brave, répondit Nathanaël, si une lumière intérieure, une seconde vue te dévoilait comme à moi les trésors mystérieux de cette fille incomparable, tu partagerais mon idolâtrie. Je suis enchanté de voir que tu ne les soupçonnes même pas. Ton aveuglement à cet égard m'épargne le chagrin de rencontrer dans le meilleur de mes camarades un rival que je ne pourrais m'empêcher de détester, fût-il mon propre frère.

- Pauvre Nathanaël, reprit Sigismond, tu es bien malade ! Après tout, la beauté n'est pas quelque chose d'absolu ; elle n'a de réalité que dans notre imagination, et chacun voit ses voisins selon les facultés visuelles que lui donne son nerf optique. Sois donc pleinement rassuré sur mon compte. Je ne prendrai jamais mademoiselle Olympia pour une des houris du paradis de Mahomet, et si tu n'as jamais de rival plus dangereux que moi, je t'engage à dormir sur l'une et l'autre oreille. Au surplus, je ne suis point seul de mon avis. Tous nos camarades d'université s'accordent à confesser que mademoiselle Olympia possède des yeux sans regard, et que sa personne ressemble à une machine assez soignée. Elle chante, mais c'est toujours la même chose ; elle danse, mais tous ses pas sont mesurés, comme si elle n'agissait que par ressorts. Voilà ce que nous avons tous constaté, en concluant qu'une personne aussi régulièrement organisée ressemble un peu plus à une horloge qu'à une jolie fille».

- Grâce pour elle, répliqua Nathanaël. Vous êtes tous des êtres prosaïques, alourdis par la bière et la fumée de tabac. Vous ne savez pas même épeler dans 1e livre des merveilles de la nature. Oui, certes, pour des esprits bornés, qui ne peuvent s'élever aux sublimes régions de l'idéal, Olympia ne semble être qu'une femme ordinaire. Elle m'a très peu parlé, j'en conviens, mais est-il besoin de discours pour communiquer son âme ? elle ne m'a même dit qu'un seul mot, toujours le mêne : Ach ! ach ! ach ! Eh bien, je déclare que cette vague expression produit sur moi l'effet d'une ravissante note de musique tombée d'un clavecin céleste !

- Oui, oui, tu as raison, reprit Sigismond en jetant sur Nathanaël un regard de compassion moqueuse : Je ne suis qu'un imbécile et tu es un grand poète ; je n'ai point d'ailes pour te suivre dans les cieux, et je reste humblement sur la terre. Si tu daignes quelquefois redescendre au niveau des pauvres humains, et si tu as besoin de quelque service, fais-moi l'honneur de ne pas oublier notre ancienne amitié». Là-dessus, il se retira à reculons, en saluant jusqu'à terre, et persuadé que la cervelle de Nathanaël s'était subitement dérangée.

V

La bonne petite Clara était aussi complètement oubliée que si elle n'eût jamais existé. Lother avait également disparu du souvenir de Nathanaël. Le malheureux étudiant, enfermé dans son amour comme dans une galère, ne pouvait plus s'occuper d'aucun autre objet que de la belle Olympia. Il passait toutes ses journées à côté d'elle ou à ses genoux, sa passion, de plus en plus ardente et folle, s'épanchait en petits poèmes qu'il composait la nuit pour venir les lui réciter. Olympia l'écoutait avec une impassibilité fantastique. Elle fixait sur lui ses deux yeux noirs éternellement fixes, et lorsque l'étudiant, fasciné par cet étrange regard, se jetait à ses pieds, couvrait ses mains d'ardents baisers, et la suppliait de lui accorder un seul mot d'amour, elle se contentait de lui faire cette invariable réponse : «Ach ! ach ! ach !»

Tout autre que Nathanaël se fût impatienté ; mais l'amour est aveugle. Le monosyllabe d'Olympia était une parole magique au son de laquelle un monde sans fin de voluptés platoniques s'ouvrait devant le pauvre étudiant. Il se plongeait dans une mer d'ineffables délices, et maigrissait à vue d'oeil. Quelquefois, quand il était seul, bien tard dans sa petite chambre, il retrouvait des instants de lucidité fugitive ; mais sa raison ne pouvait lutter longtemps contre les ravages de la passion. Il fuyait ses camarades et ne se montrait plus nulle part. Jamais l'amour n'avait produit un tel bouleversement des facultés chez un jeune homme, qui passait à juste titre pour un des sujets les plus distingués de l'université. Le professeur Spallanzani, loin de chercher à le ramener au bon sens, semblait suivre avec un intérêt scientifique les progrès du déménagement intellectuel qui s'opérait graduellement dans son élève. Il ne témoignait aucune inquiétude et engageait, au contraire, Nathanaël à prolonger ses assiduités auprès de sa fille, en lui rappelant seulement qu'il se fiait à son honneur. Nathanaël, orgueilleux de cette incroyable confiance, restait scrupuleusement, vis-à-vis d'Olympia, dans les termes d'une adoration pudique. Mais, un beau jour, sentant que le tête-à-tête devenait trop dangereux et qu'il ne pourrait bientôt plus résister à l'entraînement de ses désirs auprès d'une belle fille qui ne songeait jamais à lui retirer sa main, il prit l'héroïque résolution de mettre un terme à ce long martyre qui durait depuis un mois. «Je veux, se dit-il, qu'aujourd'hui même Olympia m'autorise à la demander en mariage. L'épreuve qu'elle m'a fait subir a bien assez duré ; je mérite la récompense de ma sagesse, et, à moins qu'elle n'ait un coeur de pierre, il faudra bien qu'elle sorte de son impitoyable réserve pour m'avouer que mes sentiments ne lui sont pas indifférents !»

Là-dessus Nathanaël chercha dans sa cassette un bel anneau d'or qu'il tenait de sa mère, et qu'il voulait passer au doigt d'Olympia, en signe de fiançailles. «Si elle l'accepte, pensait-il, et pourquoi le refuserait-il, je suis au comble de mes voeux !»

Sans perdre un moment, il courut chez Spallanzani, résolu de ne point quitter la place qu'il n'eût obtenu le consentement de la fille et du père. Comme il montait l'escalier, un vacarme effroyable qui avait lieu dans l'appartement du professeur frappa tout à coup son oreille. A travers des piétinements, des cliquetis métalliques, des coups violemment heurtés contre les cloisons du logis, il discernait deux voix d'hommes qui hurlaient des injures furieuses. Il s'arrêta, tout tremblant, pour écouter. «Diable ! diable ! se disait-il, je crois que j'ai choisi un jour néfaste pour franchi le Rubicon ! Allez donc proposer un gendre à un homme en colère !»

Cependant le tapage allait crescendo. Les voix s'entremêlaient avec une fureur dont il n'y avait point à douter. «Brigand ! s'écriait l'une, veux-tu me lâcher ! - Scélérat, hurlait l'autre voix, c'est mon sang et ma vie ! - Tu m'as volé ! - Toi aussi ! - Mais les ressorts sont à moi ! - Mais j'ai fait la carcasse ! - Rends-moi mon bien !... - Tu m'étrangles !... - Malédiction ! ha !, ha !...»

Et puis c'était un enchevêtrement de corps qui se bousculaient à qui mieux mieux, et des craquements à faire dresser les cheveux.

«On assassine mon digne professeur ! mon futur beau-père !» s'écria Nathanaël ; et se jetant de tout son poids contre la porte de l'appartement, il la fit céder et tomba comme une bombe au milieu des combattants.

Jamais spectacle plus horrible n'eût pu s'offrir à ses regards ! Le professeur Spallanzani se cramponnait aux épaules d'une femme que son adversaire tirait avec rage par les jambes. Cette femme, c'était Olympia !...

Le barbare inconnu, c'était l'Italien Coppola !...

«Horreur !» s'écria Nathanaël en sautant sur le maudit marchand de lorgnettes. Mais avant que l'étudiant eût pu le saisir à la gorge, Coppola, qui jouissait d'une force peu commune, avait fini par arracher Olympia des mains de Spallanzani, et la soulevant de ses bras nerveux, il la fit tournoyer comme une massue, et on déchargea un si rude coup sur la tête du professeur, que le pauvre homme, presque assommé, alla rouler à dix pas.

Un nuage passa sur les yeux de Nathanaël qui s'affaissa comme une masse, dans un état d'hébétude impossible à décrire. Coppola entraînant sa proie descendit fièrement l'escalier tout le long duquel les jambes d'Olympia cliquetaient comme des castagnettes. La tête de la victime était restée sur le champ de bataille... c'était une tête de cire, dont les yeux d'émail roulaient sur le plancher !

L'infortuné Spallanzani gémissait dans son coin, parmi des débris de cornues et d'alambics et de bocaux. Son visage, ses mains, sa poitrine débraillée étaient couverts d'égratignures saignantes qui attestaient une lutte furieuse. - «Coppélius, Coppélius ! disait-il d'une voix étouffée, tu m'emportes le fruit de vingt ans de travail !... mais, c'est égal... j'ai sauvé les yeux !..»

C'en était trop pour la raison de Nathanaël. Sa cervelle se fondait comme au feu d'un brasier. Il fixait des yeux hagards sur les preuves de la cruelle mystification, qu'il avait si longtemps subie. Nathanaël, l'amant d'un mannequin, d'un automate !... Il devenait fou à lier ; ses nerfs se tordaient, ses yeux sortaient de leur orbite, sa bouche écumait... quelques voisins, accourus au bruit, eurent à peine le temps de le contenir pour qu'il ne se jetât point sur Spallanzani. On le porta, étroitement garrotté, à l'hôpital des fous, et son ami Sigismond alla s'établir, en pleurant, au chevet de son lit, pour lui prodiguer les soins d'un coeur dévoué.

Le célèbre professeur Spallanzani fut guéri en peu de jours de ses légères blessures ; mais dès qu'il put marcher, il se hâta de quitter la ville, car les étudiants de l'Université avaient juré de lui tordre le cou pour venger leur ami Nathanaël. Il avait même été question de lui intenter un procès criminel comme coupable d'avoir, par ses perfides artifices, détraqué le cerveau d'un élève qui donnait les plus belles espérances. Heureusement pour lui qu'il parvint à fuir à temps. On ne revit pas davantage le marchand de lorgnettes, Giuseppe Coppola.

VI

Au bout de trois mois, Nathanaël, qui n'avait dû la vie qu'à des soins assidus, s'éveilla un matin dans sa petite chambre, entouré de sa mère, de Clara et de son ami Lother. Le pauvre jeune homme croyait sortir d'un long cauchemar. Quand il ouvrit les yeux, Clara lui parla la première :

«Ami, lui dit-elle, tu as été bien malade ; nous avons craint de te perdre ; mais le bon Dieu t'a rendu à nos larmes et à nos prières.

- Clara... Clara !... » murmura Nathanaël en promenant autour de lui de longs regards étonnés, comme pour chercher à recueillir un souvenir ; puis comme sa faiblesse était extrême, il ferma de nouveau les yeux et se rendormit.

On lui prodigua longtemps encore les soins les plus touchants, en éloignant de lui tout ce qui pourrait lui rappeler la fatale aventure qui avait failli lui coûter la vie. Quand il fut rétabli, sa mère lui apprit qu'un vieil oncle qui, de son vivant, avait toujours paru fort pauvre et très avare, venait de mourir, laissant à ses héritiers une petite maison champêtre, à une lieue de la ville, et quelques sacs de bons ducats. C'est là que toute la famille se proposait d'aller habiter au sein d'une douce tranquillité. On fixa le jour de l'installation et chacun s'occupa en toute hâte des préparatifs du départ.

Quand ce moment désiré fut arrivé, Clara se montrait toute radieuse de joie naïve. On se mit en route avec cette impatience des navigateurs longtemps battus par la tempête, qui aperçoivent enfin le port. En traversant la place de l'Eglise, Clara qui donnait le bras à Nathanaël lui dit avec un doux sourire : «Ami, nous ne viendrons pas souvent à la ville ; ne voudras-tu pas me faire monter à la tour, pour que je voie encore une fois les vertes collines et les forêts ombreuses qui bornent l'horizon ?»

Nathanaël trouva l'idée délicieuse. Mais la vieille mère se souciait peu d'escalader trois cents degrés de pierre. Lother resta près d'elle, et Clara se mit à grimper avec son promis, en jetant derrière elle ses frais éclats de rire.

Quand ils arrivèrent sur la plate-forme, un majestueux spectacle se déroula devant eux. Les hautes cimes des grands bois ondulaient sous la brise comme des vagues d'eau verte, et les montagnes, dorées au sommet par le soleil du matin, s'échappaient en festons bizarres qui fuyaient au loin sous le ciel.

«Oh ! vois donc, cher, s'écria tout à coup la jeune fille, vois donc le singulier buisson gris qui remue là-bas ! on dirait qu'il vient vers nous !...»

Nathanaël, doué d'une vue moins perçante, chercha machinalement dans sa poche la lorgnette de Coppola. Mais à peine l'eut-il ajustée vers la plaine, qu'il poussa un cri rauque en bondissant comme un chat sauvage. Il venait de voir la ligure d'Olympia au bout du fatal instrument ; cette vision lui donna un transport au cerveau. Il jeta au loin la lorgnette, et fixant sur Clara, qui tremblait de tous ses membres, un regard où s'animait par degrés le feu du délire : «Mannequin, dit-il en grinçant des dents, mannequin de Satan, va-t-en à tous les diables !...»

Et comme la fièvre du souvenir tordait ses nerfs, il saisit la pauvre enfant par la taille, et voulut la jeter au bas de la tour.

Aux cris de Clara qui se cramponnait avec désespoir aux sculptures de la balustrade, Lother s'empressa d'accourir. Comme il posait le pied sur la dernière marche de l'escalier, il vit sa soeur évanouie, suspendue au-dessus de l'abîme par Nathanaël qui s'agitait en tout sens avec d'horribles ricanements. Plus prompt que la pensée, il s'élance, retire en arrière le corps de Clara, et, pour forcer Nathanaël de lâcher prise, il est réduit à lui asséner sur la tempe un terrible coup de poing. Nathanaël, étourdi, pirouette comme une toupie. Lother emporte sa soeur et descend précipitamment, de peur d'être poursuivi et jeté en bas des degrés avec son précieux fardeau. Quand il arrive sur la place, la foule accourt de tous côtés. Tous les regards sont levés vers le sommet de la tour, où l'on voit avec épouvante l'infortuné Nathanaël qui se livre à des cabrioles périlleuses en poussant des cris d'enragé.

Au même insfant, l'avocat Coppélius paraît au milieu des curieux, et se met à regarder comme tout le monde. Nathanaël, qui suspendait de temps en temps ses évolutions pour injurier les spectateurs de sa folie, le reconnaît, franchit la balustrade, et vient se briser le crâne à ses pieds.

Quand on le releva, il ne donnait aucun signe de vie. L'avocat Coppélius ne fit point mine de le reconnaître et s'éclipsa dans la foule.

Quelques années après, Clara, si miraculeusement échappée à une mort affreuse, et qui avait quitté le pays pour toujours, était mariée dans une jolie campagne. Sigismond, l'ami du pauvre Nathanaël, la rencontra un jour au bras d'un homme jeune, encore, qui la contemplait avec un sourire plein de bonheur. Deux jolis petits enfants blonds couraient devant elle en se tenant par la main.

Sigismond pensa tristement à l'oubli qui s'étend sur les morts comme un linceul impénétrable. En passant auprès de Clara, il détourna la tête, et doubla le pas.