Ci commence la fiction De l'image à Pygmalion.
Pygmalion le statuaire Sculptait et le bois et la pierre, La cire et l'os et le métal, Toute matière en général Qu'on voit en telle oeuvre fournie. Or un jour pour son grand génie Eprouver (car aucun mortel Depuis n'eut oncques talent tel Pour acquérir et los et gloire), Il fit une image d'ivoire. Tant y mit de soin, de travail, Jusque dans le moindre détail, Qu'il fit une image parfaite, Si bien compassée et si nette, Qu'elle semblait prête à mouvoir ; Rien de si beau n'eût-on pu voir. Onc Hélène ni Lavinie N'avaient eu sa grâce infinie, Son teint, son port, sa majesté, Ni de sa splendide beauté Voire la dixième partie. Tant son âme est lors ébahie, En la voyant, Pygmalion, Qu'il ne fait pas attention Qu'Amour en ses réseaux l'enlace, En lui ne sait ce qui se passe. Sans cesse à soi-même il se plaint, Mais sa souffrance oncques n'éteint : Las ! dit-il, quelle est cette rage ? Rêvé-je ? Or j'ai fait mainte image Dont nul ne connaîtra le prix Et d'amour onc ne fut surpris. Et par celle-ci ma pensée Voilà toute bouleversée Et mon coeur brisé sans retour. D'où me vient ce fatal amour ? J'aime une image sourde et mue Qui ne branle ni ne remue Et de mes feux pitié n'aura. Comment tel amour me navra ? Nul n'est qui parler en ouïsse Qui par trop ne s'en ébahisse. Une reine encor si j'aimais, Pitié peut-être espérerais, Car enfin c'est chose possible. Mais tant cette amour est horrible Que c'est crime de s'y livrer ; Nature n'a pu l'inspirer. En moi mauvais fils a Nature, Trop suis-je vile créature ; Aussi ne la dois-je blâmer Si je veux follement aimer. Il n'est plus fol que moi, je pense. Or que faire en cette occurrence ? Dois-je m'en prendre à d'autre ? Non. Depuis qu'ai Pygmalion nom Et que sur mes deux pieds chancelle, Je n'ouïs parler d'amour telle. Pourtant, à parler franchement, Est-ce trop aimer follement ? Car, après tout, si l'on peut croire Ce que nous raconte l'histoire, Maints ont plus follement aimé. N'aima-t-il pas au bois ramé, A la fontaine claire et pure, Narcisse sa propre figure, Quand il crut sa soif étancher ? Il ne s'en put onc arracher, Mais en mourut, nous dit l'histoire, Qui toujours est de grand' mémoire. Donc, moins fol suis-je toutefois ; Car lorsque je veux, maintes fois Je la prends, l'accole et la baise, Et mieux supporte mon mésaise. Mais lui, celle avoir ne pouvait Que dans la fontaine il voyait. D'autre part, en maintes contrées Maints ont maintes dames aimées, Et fins amants à les servir Sans jamais un baiser cueillir Se sont peines toute leur vie ; Donc Amour, malgré ma folie, M'a frappé moins cruellement. Mais non. Je m'abuse vraiment ; Car, malgré tout, en leur doutance, Ils ont toutefois espérance, Tandis qu'ils rêvent aux doux jeux Qu'attendent tous les amoureux Et d'un baiser et d'autre chose ; Pour moi toute espérance est close. Car si je veux me contenter, L'accoler, baiser et flatter, Je trouve ma mie aussi froide Qu'un ais de bois et aussi roide ; Quand je l'effleure d'un baiser Je sens ma bouche se glacer. Hé ! pardonnez, ma douce amie, Ma rudesse et mon infamie ; Frappez-moi, point ne m'épargnez ; Car du moment que vous daignez Me regarder et me sourire, Cela me doit, je crois, suffire, Car doux regard et ris piteux Sont aux amants délicieux. Ci demande Pygmalion, En offrant l'amende, pardon A son image des paroles Qu'il dit d'elle et qui sont trop folles. A genoux Pygmalion lors De pleurs inonde tout son corps, Son gage tend et puis s'amende. Elle n'a cure de l'amende, Puisque rien n'ouït ni ne sent Ni de lui ni de son présent, Si bien qu'il craint perdre sa peine Et de sa dureté se peine, Non plus ne sait son coeur ravoir ; Amour lui prend sens et savoir, Si bien que tout s'en déconforte, Ne sachant s'elle est vive ou morte. Lors il la tâte de la main, Et comme pâte de son sein Croit sentir la chair qui se plie, Mais c'est sa main qu'il y appuie. Ainsi Pygmalion combat Sans paix ni trêve ; en même état Un seul instant onc ne demeure ; Il aime, il hait, il rit, il pleure, Tantôt joyeux, tantôt navré, Apaisé, puis désespéré. Puis il la vêt en mainte guise De robe faite à grand' maîtrise De beau drap de laine ou soyeux, D'écarlate, de lin moelleux, De bleu, de vert ou de brunete, De couleur fraîche fine et nette, Où moult a riches carreaux mis D'hermine, vair ou petit gris, Puis les ôte pour qu'il revoie Comme lui sied robe de soie, Satins rayés et camelots, Velours, tissus orientaux, Bleus, vermeils, bis, d'or en la frange ; Certe on dirait un petit ange A voir son air simple et doucet. Puis ensuite un voile il lui met Et dessus couvre-chef de fête Qui couvre le voile et la tête, Mais qui ne couvre pas les traits, Méprisant les usages laids Des Sarrasins qui d'étamines Couvrent la face aux Sarrasines Par les chemins matin et soir, Pour que nul ne les puisse voir, Tant sont pleins de jalouse rage. Puis après il reprend courage D'ôter tout et mettre rubans Jaunes, vermeils, verts, bleus et blancs, Et bandeaux gracieux et frêles De soie et d'or à perles grêles, Et dessus la coiffure asseoir Un moult délicieux fermoir, Et dessus la blanche voilette Une couronne d'or coquette Où scintillent de mille feux Maints diamants moult précieux, Et maintes autres pièces rares Et beaux chatons à quatre carres Et à quatre demi-compas, Sans ce que je ne compte pas De pierrerie autre menue Qui sied autour épaisse et drue. Puis à ses deux oreilles pend Deux verges d'or grêle et brillant ; Pour tenir la coiffe qui baille, Deux broches d'or au col lui baille ; Emmi le sein une autre met Et de la ceindre s'entremet, Mais de ceinture si jolie Qu'onc pucelle n'eut telle mie, Et d'où riche aumônière pend Moult gentille et pleine d'argent ; Et puis y met cinq pierres fines, L'élite des rives marines, Dont pucelle joue aux marteaux Lorsque les trouve ronds et beaux, Et puis à grand' cure lui chausse En chaque pied soulier et chausse Moult artistement entaillés A deux doigts juste des pavés. N'était pas de houzeaux gênée, Car n'était pas de Paris née ; Trop dur eût été d'être ainsi Chaussé, pour un pied si joli. D'une aiguille bien effilée D'or fin, de fil d'or enfilée, Lui a, pour mieux être vêtus, Ses bras étroitement cousus, Puis lui baille fleurs nouvelettes Dont les gentilles pucelettes Font au printemps leurs chapelets, Leurs pelotes, leurs oiselets Et diverses choses nouvelles Délectables aux damoiselles, Et chapelets de fleurs lui fait ; Oncques n'en vîtes si parfait, Car sa science il y mit toute. Annelet d'or au doigt lui boute Et dit comme loyal époux : Belle douce, j'épouse vous Et deviens vôtre et vous la mienne ; Qu'Hymen, que Vénus s'en souvienne Et daigne à nos noces venir ; Prêtres ni clercs n'irai quérir, Non plus prélats, mitres ni crosses, Ceux-là sont les vrais dieux des noces. Lors chante à haute et claire voix Et tendre et douce toutefois, Au lieu de messes, chansonnettes Des jolis secrets d'amourettes, Et fait ses instruments sonner A n'en pas ouïr Dieu tonner, Car il en a de cent manières, Et ses mains volent plus légères Sur les cordes des violons, Et plus savantes qu'Amphyons Quand il bâtit les murs de Thèbes. Harpes il a, guigues, rubèbes, Luths et guitares à la fois, Pour se divertir à son choix, Et par ses salles et ses loges Fait sonner toutes ses horloges Faites à roue habilement Et de continu mouvement. Orgues il a bien maniables Et d'une seule main portables Où l'on souffle et touche à la fois, Et chante avec à pleine voix Beaux mottets à ténor et contre, Puis frappe cymbales encontre ; Puis souffle dans ses chalumeaux, Et maints airs joue en ses pipeaux, Prend tambourin, et flûte, et timbre Dont tambourine et flûte et timbre ; Puis trompette et chevrettre prend Et de chacune va jouant, Puis prend sa muse et se travaille Sur sa trompe de Cornouaille ; Et vielle et psaltérion Maniant avec passion, Il trépigne et bondit et baie, Frappe du pied parmi la salle Et la prend par la main dansant ; Mais au coeur moult a grand tourment, Car point ne répond ni ne chante A ses cris sourde son amante. uis il l'embrasse, et de ce pas Dedans sa couche entre ses bras L'étend, la baise et puis l'accole ; Mais ce n'est pas de bonne école Quand se baisent deux amoureux Si baisers ne plaisent aux deux. Ainsi s'occit, ainsi s'affole, Surpris de son action folle, Pygmalion l'infortuné Par sa sourde image enchaîné, Tant qu'il peut la pare et décore Et toujours la sert et l'adore, Et quand il voit son beau corps nu Plus beau le trouve que vêtu. Lors il advint qu'en la contrée Fut une fête célébrée Où mainte merveille advenait. D'un temple que Vénus avait, Aux fêtes vint grande affluence. Le Varlet qui moult a fiance, Pour son fol amour éclaircir, Y voulut à son tour venir. Lors se plaint aux dieux, se lamente De l'amour qui tant le tourmente ; Or maintes fois le gent Varlet Moult les servit, car il était Bon ouvrier habile et sage Et leur fit mainte belle image, Toujours vécut en chasteté.
Pygmalion
Beaux Dieux, dit-il, votre bonté, Je le sais, est toute-puissante. Oyez ma requête présente : Déesse de ce temple, et toi, Sainte Vénus, écoute-moi. Sans doute es-tu moult courroucée Que Chasteté soit exaucée ; Oui, j'ai ton courroux mérité, Trop l'ai servie en vérité. Je m'en repens et te conjure De me pardonner mon injure Et m'octroyer par ta pitié, Ta douceur et ton amitié, Que devienne ma douce amie Et de femme ait corps, âme et vie, La belle qui m'a pris mon coeur Et qui d'ivoire a la pâleur. Délivre-moi, bonne déesse, Et si Chasteté je ne laisse, Que je sois exilé, pendu, A grand' haches tout pourfendu, Qu'en sa triple gueule me noie, Tout vif m'engloutisse et me broie, Me lie et me charge de fers Cerbérus le portier d'enfers !
L'Auteur
Or Vénus, la requête ouïe Du varlet, s'est moult éjouïe, De ce que Chasteté laissait Et d'elle servir s'empressait, Tout plein de bonne repentance Et prêt à faire pénitence Dans les bras de son cher objet Si vivant oncques le tenait. Pour mettre fin à sa souffrance Lors Vénus, en grand' jouissance, Une âme en l'image conçut Qui si très belle femme fut, Que jamais, en nulle contrée, Si belle on n'avait rencontrée. Plus n'est au temple séjourné Et vers sa mie est retourné Pygmalion, et ne s'arrête, Une fois faite sa requête ; Car plus ne se pouvait tarder De la tenir et regarder. Lors à grands pas il s'évertue Tant qu'il ait sa belle revue. Rien du miracle il ne savait, Mais en Dieu grand' fiance avait, Et quand de plus près la regarde, Plus son coeur frémit, saute et arde ; Il voit les cheveux blondoyants Comme ondes ensemble ondoyants, Et voit qu'elle est vive et charnue ; Il entrebaille sa chair nue Et sent le pouls battre et mouvoir. Est-ce mensonge ou fol espoir ? Il sent les os, il sent les veines, Qui de sang étaient toutes pleines, Puis se recule épouvanté, Car il a peur d'être enchanté Et n'ose plus s'approcher d'elle.
Pygmalion
Quelle est donc cette erreur nouvelle ? Veillé-je ? Non. Un songe, hélas ! Telle évidence n'aurait pas. Un songe ? Eh bien, non, je veille. D'où peut venir telle merveille ? Est-ce fantômes ennemis Qui se sont en l'image mis ?
L'Amant
Lors lui répondit la pucelle Soudain, l'avenante, la belle, Aux cheveux ondoyants et blonds :
L'Image à Pygmalion
Ce n'est ennemis ni démons, Doux ami, mais c'est votre amie ; Donnez-moi votre compagnie, Et je vous offre mon amour Céans, s'il vous plaît, en retour.
L'Amant
Quand certaine la chose entend Et voit le miracle évident, Alors il s'avance et s'assure A nouveau si c'est chose sûre, Et moult lui donne volontiers Son corps et son coeur tout entiers. A ces mots tous deux s'entr'allient, De leur amour s'entre-mercient ; Comme deux tendres colombeaux, N'est nulle joie et doux assauts Qu'alors tous deux ne s'entrefassent. En longs transports ils s'entr'embrassent Et s'entrebaisent tout le jour Et se témoignent leur amour. Aux Dieux tous deux grâces rendirent Qui pour eux tel miracle firent, Et par dessus tous à Vénus Qui les avait aidés le plus. Or est Pygmalion bien aise, Or n'est-il rien qui lui déplaise. Elle ne lui refuse rien, Ce qu'il veut, elle le veut bien, Lui de même obéit et prie, Il fait toute sa fantaisie, Et pour rien ne la contredit. Il la mène enfin dans son lit, De bon vouloir et sans contrainte. Tant ont joué, qu'elle est enceinte De Paphus qui donna son nom A l'île de Paphos, dit-on, Et jour à Cyniras, roi sage, Fors seulement en un passage.
Traduction en vers de Pierre Marteau (1879) |