LUIGI DA PORTO A MADAME LUCINA SAVORGNANA
Il y a quelques jours que je vous parlais du désir que j'ai d'écrire une Nouvelle dont l'action s'est passée à Vérone. Quoique je vous l'aie racontée, cependant je regarde comme un devoir de vous la mettre ici sur le papier. Par ce moyen, je fixerai plus sûrement mon récit dans votre mémoire, et d'ailleurs, étant moi-même malheureux, il me convient assez de parler de deux infortunés amants dont les aventures font le sujet de cette histoire. C'est à vous que j'en fais la dédicace, afin que vous puissiez voir dans quels dangers, à quelles infortunes inattendues et enfin à quelle mort cruelle sont entraînés la plupart des amants. Je vous adresse cette Nouvelle d'autant plus volontiers que ce sera sans doute le dernier essai de ce genre qui sortira de ma plume, et que je désire vous consacrer mon dernier travail. Vous êtes comme le port où tout ce qui a quelque mérite et quelque talent cherche à aborder ; aussi après avoir navigué si longtemps sur l'océan poétique, c'est à vos rives que je viens abriter et lier ma frêle barque.
Recevez donc ma Nouvelle, madame, et lisez-la avec bienveillance, tant à cause du sujet intéressant qu'elle renferme, qu'en raison des liens de parenté et d'amitié qui nous lient.
Quoique j'aie éprouvé bien des chagrins en ma vie, cependant le ciel ne m'a pas toujours été rigoureux, comme vous le savez, puisque, dans ma jeunesse, ayant pris le parti des armes et m'étant trouvé dans la compagnie d'hommes braves et recommandables, je fus employé quelque temps dans votre belle patrie, le Frioul. Là, j'allais, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, selon que mon devoir l'exigeait. J'avais alors à mon service, lorsque je voyageais à cheval, un archer de Véronne, âgé d'environ cinquante ans, brave de sa personne et parlant très agréablement comme tous les gens de son pays. Il se nommait Pellegrino. Cet homme courageux, soldat consommé, était assez droit de corps et de plus toujours amoureux, disposition qui ne s'accordait peut-être pas trop bien avec son âge, mais qui doublait sa vivacité dans l'occasion. Il prenait ordinairement un grand plaisir à raconter (ce qu'il faisait avec beaucoup d'art et de grâce) les plus belles et les meilleures nouvelles, et choisissait de préférence celles où il est question d'amour.
Un jour donc que je sortis de Gradisca où je logeais, tourmenté par des pensées d'amour, j'allai du côté d'Udine accompagné de plusieurs des miens et entre autres de ce Pellegrino. A cette époque la route était déserte, car les habitations qui la bordaient avaient été brûlées pendant la guerre. Je cheminais seul, éloigné de mes gens et absorbé dans mes pensées, lorsque Pellegrino, qui sembla deviner la disposition d'esprit où j'étais, s'approcha de moi. - Est-ce que vous voulez vivre ainsi éternellement dans la tristesse, me dit-il, parce qu'une belle ne répond pas à vos voeux ? Quand je devrais être en contradiction avec moi-même, et bien qu'il soit infiniment plus facile de donner un bon conseil aux autres que d'en faire son profit, je vous dirai, mon cher maître, qu'outre votre profession qui vous fait un devoir de ne pas vous laisser aller trop avant dans la prison d'amour, il n'y a rien de si triste que les effets et les résultats de cette passion. Oh ! c'est s'exposer à de grands dangers que d'obéir à l'amour, ajouta-t-il, et s'il vous plaisait que je vous en donnasse quelques preuves, je pourrais vous raconter une aventure arrivée dans ma ville natale. La route vous en paraîtrait moins triste et moins solitaire. Vous verriez comment deux amants de famille noble ont été entraînés par un amour malheureux et digne de pitié, vers une mort terrible. A peine avais-je laissé échapper un signe d'approbation, que mon conteur commença ainsi :
Dans le temps où Bartolomeo della Scala, seigneur plein de bonté et d'honneur, gouvernait ma belle patrie (vers 1330), il y avait, à ce que m'a dit mon père qui lui-même l'avait entendu raconter, il y avait, dis-je, dans Vérone deux très nobles familles, divisées par une haine privée ou produite par la différence des factions auxquelles les chefs de maisons se rattachaient. L'une était celle des Montecchi, l'autre celle des Capolletti. On regarde comme certain que M. Nicole et M. Giovanni, résidant aujourd'hui à Udine sous le nom de Monticoli, tirent leur origine de la famille des Montecchi et sont sortis de Vérone pour quelque raison particulière que j'ignore. Quoi qu'il en soit, ils n'ont guère conservé de l'héritage de leurs ancêtres que les bonnes manières qui distinguent ordinairement une famille illustre. J'ai bien lu dans quelque vieille histoire, qu'autrefois ces deux familles réunies chassèrent Azzo d'Asti, gouverneur de Vérone, lequel Azzo fut réintégré ensuite par la faveur de St Boniface : mais j'aime mieux vous rapporter mon histoire telle qu'on me l'a racontée, et je n'y changerai rien.
Comme je vous disais donc, il y avait à Vérone, du temps de Bartolomeo, deux familles qui, par la faveur du ciel, joignaient à l'avantage des richesses celui de voir dans leur sein des hommes très distingués et très braves. Comme il n'arrive que trop souvent, il régnait une haine implacable entre elles. Déjà plusieurs hommes, tant de l'une que de l'autre famille, avaient reçu la mort. Les choses en vinrent au point cependant que, soit par lassitude, soit à cause des menaces que fit le seigneur Bartolomeo qui voyait cette inimitié d'un mauvais oeil, les Montecchi et les Capelletti s'abstinrent de se faire des attaques ; que bientôt le temps sembla amortir leur haine, et qu'enfin les hommes des deux familles ennemies parvinrent à se rencontrer sans colère et même à se parler familièrement. Tout tendait à faire croire que la paix était rétablie. Mais il arriva qu'un certain carnaval, messire Antonio Capelletto, chef de la famille et homme d'ailleurs qui aimait la joie et le plaisir, donna dans son palais des fêtes de jour et de nuit, fêtes auxquelles toute la ville accourut. Les amants ne manquent guère de suivre leurs maîtresses dans tous les lieux où elles se trouvent. A l'une de ces fêtes nocturnes, un jeune homme de la famille des Montecchi y fut donc attiré par l'espoir d'y rencontrer une dame dont il n'avait encore rien pu obtenir. Il était beau, grand de sa personne, et ses manières étaient aussi gracieuses que polies. Ainsi que tous ceux qui assistaient au bal, il avait ôté son masque et, comme il portait un habit de femme, tous les yeux étaient dirigés sur lui, tant pour admirer sa beauté que pour en faire comparaison avec celle des dames. Outre cela, il excitait encore une curiosité particulière, car chacun s'étonnait de ce qu'un Montecchio fut venu au bal d'un Capelletto et surtout à un bal de nuit. Sa présence produisit donc de l'impression sur tout le monde, mais particulièrement sur la fille unique de messire Antonio, le maître de la maison. Cette demoiselle était très belle, sa tournure était élégante et ses manières pleines de grâce. En voyant le jeune homme, elle fut tellement frappée de sa beauté, que dès le premier regard que ces deux jeunes gens se lancèrent, la jeune fille s'aperçut qu'elle n'était plus à elle-même.
De son côté, le jeune homme, devenu timide, demeura seul une bonne partie de la fête, ne parlant ou ne dansant que rarement, comme quelqu'un que l'amour a subjugué. Cela déplaisait fort à la jeune fille qui avait entendu vanter les grâces et l'esprit du cavalier dont elle était occupée.
Après minuit et vers la fin du bal, on commença la Torche et le Chapeau, deux danses ainsi nommées chez nous et par lesquelles ordinairement on termine les fêtes. Les hommes et les femmes se tiennent en cercle, les uns et les autres changeant successivement de dame ou de cavalier, à volonté. Dans le cours de cette figure, plus d'une alla prendre le beau jeune homme, qui enfin, par hasard, se plaça auprès de la jeune fille dont il avait fait naître l'amour. Près d'elle, mais du côté opposé à celui où elle donnait la main à notre Montecchio, était un autre jeune gentilhomme nommé Marcuccio le louche, lequel, de sa nature, avait les mains froides au mois de juillet comme dans le mois de janvier. Roméo Montecchio, car tel est le nom de notre jeune homme, avait pris la main gauche de cette demoiselle, d'après les règles de la danse, quand celle-ci, curieuse sans doute de l'entendre parler, lui dit aussitôt : - Soyez le bienvenu auprès de moi, M. Roméo. Le jeune homme, qui s'était peut-être déjà aperçu de l'intérêt qu'on prenait à lui, témoigna cependant quelque étonnement de ce discours et demanda : - Comment ! je suis le bienvenu ? - Oui, très bienvenu auprès de moi, reprit-elle, parce qu'au moins vous me réchaufferez la main gauche, tandis que Marcuccio me glace la droite. Il prit un peu de hardiesse et continua : - Si je réchauffe votre main dans la mienne, vous, vous enflammez mon coeur avec vos yeux.
La demoiselle, après avoir laissé échapper un petit sourire et craignant d'être vue ou que l'on n'entendît ce qui venait d'être dit, ajouta : - Je vous jure sur ma foi, Roméo, qu'il n'y a pas ici une dame dont la beauté me paraisse égale à la vôtre. - Quel que soit mon mérite, mademoiselle, répondit le jeune homme, je serai toujours, si cela ne vous déplaît pas, votre fidèle serviteur. La fête terminée, Roméo retourna chez lui, et là, après avoir réfléchi à la cruauté de la première personne à laquelle il s'était adressé, après avoir repassé dans son esprit les agréments de la seconde qu'il venait de rencontrer, il résolut de se laisser aller à l'amour que lui inspirait cette dernière, bien qu'il sût qu'elle descendait d'une famille ennemie de la sienne, et que d'ailleurs il ne fût pas encore bien certain qu'elle partageât ses sentiments.
De son côté, la demoiselle ne pensa guère à autre chose qu'a Roméo. Aussi, après avoir bien réfléchi, bien soupiré, elle s'affermit dans l'idée qu'elle ne serait vraiment heureuse que si elle pouvait l'obtenir pour époux. Cependant l'inimitié qui séparait les deux familles ne lui laissait que peu d'espoir d'arriver à ce but. Tourmentée par la crainte et ses désirs, elle se faisait souvent des reproches à elle-même : - Insensée que je suis ! dans quelle erreur me laissai-je entraîner ? Comment et par qui pourrai-je en sortir ? Si Roméo Montecchio ne m'aime pas, je ne puis me dissimuler qu'avec la haine qui existe entre nos parents, il ne doive rechercher dans ses relations avec moi qu'une occasion de me nuire ! et en supposant qu'il voulût me prendre pour sa femme, certainement mon père ne consentira jamais à me donner à lui.
Quelquefois elle se livrait à des réflexions moins inquiétantes : - Qui sait ? pensait-elle, si, pour cimenter la paix entre deux familles lasses de haine et de combats, on n'aura pas l'idée de m'unir à Roméo ? et elle s'arrêta avec plaisir sur cet espoir dont elle vécut assez longtemps.
Les deux amants, enflammés d'une même ardeur, conservaient l'un de l'autre un souvenir qu'ils ranimaient encore, tantôt en se guettant par la fenêtre, tantôt en se rencontrant dans les églises, tant qu'enfin ils ne furent plus heureux que quand ils pouvaient se voir. Roméo, surtout, était si fort épris des charmes de sa dame, que, malgré le danger qu'il y aurait eu pour lui si on l'eût rencontré près de la maison des Capelletti, il y allait seul toutes les nuits. Là, à l'insu de son amante, il grimpait sur le balcon, s'asseyant pour l'entendre parler, puis après, redescendant pour se coucher dans la rue.
Or, il arriva, sans doute d'après la volonté d'Amour, qu'une certaine nuit, la lune brilla plus qu'à l'ordinaire. A ce moment Roméo s'apprêtait à monter sur le balcon dont j'ai déjà parlé, quand la jeune demoiselle, soit par l'effet du hasard, soit qu'elle se fût douté précédemment de ce qu'avait fait Roméo, ouvrit la fenêtre, mit la tête dehors et aperçut le jeune homme. Ce dernier, craignant que ce ne fût tout autre qu'elle qui ouvrît la croisée, chercha à fuir à l'ombre d'un mur qui était près de là. Mais elle l'ayant reconnu et l'appelant par son nom : - Roméo, dit-elle, que faites-vous seul comme vous êtes, à cette heure et dans ce lieu ? - Ce que commande l'Amour, répondit le jeune homme rassuré par la voix qu'il avait reconnue. - Mais si quelqu'un vous voyait ici, savez-vous bien que vous pourriez y trouver la mort ? - Je le sais, mademoiselle, et je l'y trouverai infailliblement si vous n'avez pas pitié de moi. Mais comme je suis exposé à la mort partout ailleurs aussi bien qu'ici, je préfère de perdre la vie le plus près possible de celle avec laquelle je serais si heureux de vivre si c'était la volonté du ciel et la vôtre. - Ce n'est certainement pas moi qui m'opposerai à ce que nous vivions honnêtement ensemble. L'obstacle ne pourrait venir que de votre part, ou au moins de l'inimitié que je vois régner entre nos familles. - Vous pouvez croire qu'il n'y a rien que je désire plus au monde que de vivre avec vous ; c'est l'objet continuel de mes pensées, et puisque je suis certain à présent que vous voulez être mienne, comme j'ai l'intention de vous appartenir, je suis très disposé à contracter cette union, et après cela ne craignez pas que qui que ce soit ose essayer de vous arracher de ma possession. Dès qu'ils eurent parlé ainsi et après s'être donné rendez-vous pour une autre nuit afin de s'entretenir plus a l'aise, ils se séparèrent.
Ces entrevues eurent lieu plus d'une fois. Un soir que la neige tombait en abondance, ils se trouvèrent au lieu désigné pour parler ensemble. - Pourquoi, dit Roméo, me faites-vous languir si longtemps ? est-ce que vous n'avez pas quelque pitié de moi qui viens vous trouver toutes les nuits par un temps si dur ? - Au contraire, car vous me faites bien de la peine, mais que voulez-vous que je fasse, si ce n'est de vous engager à vous retirer ? - Laissez-moi entrer dans votre chambre où nous pourrons parler plus commodément ensemble. - Roméo, je vous aime autant que l'on peut aimer honnêtement quelqu'un, et je vous ai accordé plus peut-être qu'il ne convient de le faire. Enfin je vous ai témoigné tout l'amour que votre mérite m'a inspiré ; mais si vous pensiez que par le cours du temps et à force d'importunités vous puissiez me faire oublier mon devoir, vous vous trompez ; ôtez-vous cela de l'esprit. Mais je ne veux pas vous exposer plus longtemps au danger que vous courez en venant dans ce quartier : ainsi, sachez que quand il vous plaira de me prendre pour votre femme, je suis prête à me donner tout entière à vous, à vous suivre dans tous les lieux où il vous plaira d'aller. - Eh ! c'est ce que je désire ! que ce soit à l'instant même ! - Oui, à l'instant même, mais avant, nous renouvellerons notre promesse devant le Frère Laurent de St.-François, si vous voulez que je me donne à vous en pleine satisfaction. - Frère Laurent de Reggio est donc celui qui sait tous les secrets de votre coeur ? - Oui, et je vous en prie, pour mon entier contentement, que tous nos arrangements se fessent devant lui. Ils s'entretinrent encore pour fixer les précautions qu'ils avaient à prendre et se quittèrent.
Ce Frère Mineur était un grand philosophe, également versé dans les sciences naturelles et magiques. Il existait entre lui et Roméo une amitié si grande, qu'on n'aurait peut-être pas pu en trouver un second exemple dans ces temps. Or, ce Frère, voulant se maintenir en bonne réputation auprès du vulgaire, et désirant cependant jouir de la vie, avait osé se confier à quelques jeunes gens de la ville. De ce nombre était Roméo connu par sa prudence et son mérite. Le Frère l'avait distingué, lui avait ouvert son coeur et lui faisait part de toutes les pensées les plus secrètes qu'il cachait soigneusement aux autres. Roméo alla le trouver, et après lui avoir avoué franchement le désir qu'il avait d'épouser une jeune demoiselle qu'il aimait ; après lui avoir soumis tous les projets que sa maîtresse et lui avaient conçus, il ajouta que tous deux, ils avaient pensé que lui seul, Frère Laurent, serait le témoin secret de leur mariage, et qu'il pourrait même, par l'effet de ses soins, amener le père de la demoiselle à consentir à cette union.
Le Frère reçut la confidence et l'offre avec plaisir. Il n'aurait pu se trouver dans la nécessité de refuser quelque chose à Roméo sans que cela ne lui causât de la peine. De plus il fit réflexion qu'il y aurait peut-être moyen d'obtenir le succès de cette affaire, et que, dans ce cas, il s'attirerait la considération particulière du seigneur Bartolomeo, ainsi que celle de plusieurs autres personnes puissantes, s'il parvenait, au moyen de ce mariage, à rétablir la paix entre deux familles dont les haines inquiétaient beaucoup de gens. Il promit donc à Roméo de le servir.
Comme c'était le temps du Carême, la jeune demoiselle feignit de vouloir se confesser. Elle alla donc au monastère de St.-François, et, étant entrée dans un de ces confessionaux dont les religieux de cet ordre ainsi que les Observants font encore usage, elle demanda le Frère Laurent. Dès que celui-ci sut que la demoiselle et Roméo étaient entrés au couvent et dans le même confessional, il en ferma la porte, et ayant écarté la plaque de fer trouée qui était entre la demoiselle et eux, il s'adressa à cette dernière et lui dit : - J'ai toujours coutume de vous voir venir ici avec plaisir, ma fille, mais aujourd'hui mon plaisir serait plus grand qu'à l'ordinaire si, en effet, vous vouliez prendre mon cher Roméo pour mari. - Je ne désire rien plus ardemment, dit la demoiselle, que d'être sa femme légitime ; c'est aussi pour cela que je me présente devant vous, vous, en qui je mets toute ma confiance ; je désire que Dieu et vous, soyez témoins de ce que l'amour me force de faire. Alors en présence du Frère, qui assura accepter tout sous forme de confession et se porter comme témoin , Roméo épousa sa belle demoiselle. Après avoir reçu la permission de se réunir la nuit suivante et lorsqu'ils se furent donné un seul baiser, les jeunes gens se retirèrent. Le Frère rajusta la plaque du fer dans le mur et se remit à confesser d'autres femmes.
Les deux amants, devenus époux ainsi que nous l'avons dit, passèrent plusieurs nuits délicieuses en attendant qu'il se présentât une occasion opportune pour apaiser le père de la demoiselle que les époux supposaient contraire à leurs désirs. Les choses en étaient à ce point, quand le destin, ennemi de tout bonheur sur la terre, ranima je ne sais comment les étincelles de la haine presque éteinte qui couvait cependant encore entre les deux familles.
Depuis plusieurs jours déjà la paix avait été troublée quand les Montecchi et les Capelletti, se rencontrant dans la grande rue du Cours, ne voulurent point se céder le pas et s'attaquèrent. Roméo s'y trouvait, mais par égard pour sa femme, il s'abstint longtemps de frapper personne de la maison ennemie de la sienne. Enfin, voyant presque tous ses serviteurs mis en fuite et ne pouvant plus retenir sa colère, il se jeta sur Tebaldo Capelletto qui paraissait le plus redoutable de ses ennemis. Du premier coup il l'étendit mort sur le pavé. Tout le monde avait vu Roméo frapper Tebaldo et l'homicide était patent. Aussi dès que la plainte fut portée devant le seigneur, les Capelletti accusèrent Roméo et demandèrent qu'il fût banni de Vérone à perpétuité.
Maintenant tous ceux qui savent ce que c'est que d'aimer peuvent se figurer ce que devint la pauvre jeune femme en apprenant ces nouvelles. Elle pleurait tant et si fort, que personne ne pouvait la consoler, car son chagrin était d'autant plus amer qu'elle n'osait s'en ouvrir à qui que ce fût.
Dans son malheur, Roméo n'était occupé que d'elle. C'était en quelque sorte peu pour lui que d'abandonner sa patrie, mais il ne voulait point en sortir sans prendre congé de sa femme. Ne pouvant rentrer dans sa maison, il alla chez le Frère, fit dire à son épouse de s'y rendre, en ordonnant au serviteur chargé du message de l'y conduire ; ce qui fut exécuté. Lorsque Roméo et sa femme furent réunis dans le confessionnal, ils pleurèrent longtemps ensemble sur leur malheur ; enfin elle rompit le silence : -Que vais-je faire sans vous ? Je n'ai plus le coeur à la vie. Ne vaudrait-il pas mieux que je vous accompagnasse en quelque lieu que vous puissiez aller? Je couperai mes cheveux, je vous suivrai comme un serviteur, et je puis vous l'assurer d'avance, vous n'aurez jamais été mieux ni plus fidèlement servi. - A dieu ne plaise, si vous deviez me suivre, ma chère âme, que ce soit sous une autre apparence que celle de mon épouse ! Mais j'en suis certain, les choses ne peuvent rester dans l'état où elles sont ; et même j'espère que la paix ne tardera pas à se rétablir parmi les nôtres, ce qui me fera obtenir grâce de notre souverain. Il est donc raisonnable que vous restiez quelques jours ici sans moi. En admettant même que les choses ne tournent pas comme je l'imagine, nous verrons un peu plus tard le parti qu'il nous restera à prendre. Après cet arrangement, les deux époux s'embrassèrent mille et mille fois. La jeune dame pleura, recommanda à son mari de fixer sa résidence le plus près d'elle qu'il pourrait et ils se séparèrent. Peu de jours après ces adieux, Roméo partit du monastère de Frère Laurent où il s'était tenu caché, et se retira à Mantoue, comme s'il eût été mort. En partant de Vérone, il avait eu soin de recommander au serviteur de sa femme de recueillir soigneusement tout ce qui la touchait et d'en faire aussitôt parvenir la nouvelle au Frère chargé de la transmettre à lui-même.
Il y avait plusieurs jours que Roméo était parti et la pauvre dame pleurait en si grande abondance que sa beauté en avait déjà souffert. Sa mère qui l'aimait tendrement ne cessait de lui demander quelle était la cause de son chagrin : - O ma chère fille ! toi que j'aime comme ma vie, qu'est-ce qui t'afflige ? d'où vient que toi qui étais si gaie, tu es devenue tout-à-coup si triste ? désires-tu quelque chose ? dis-le moi, fais-le-moi connaître, et, à moins que ta demande ne soit tout-à-fait déraisonnable, je te satisferai.
Mais la fille ne put trouver que de faibles raisons pour motiver ses pleurs, ce qui fit soupçonner à sa mère qu'elle désirait un mari, et que, par crainte et par pudeur, elle se retranchait dans le silence.
Enfin cette bonne mère, inquiète de la santé et même de la vie de sa fille, prit la résolution de parler à son mari : - M. Antonio, dit-elle, il y a déjà plusieurs jours que je vois notre enfant pleurer au point que, comme vous pouvez vous en assurer vous-même, elle est changée du tout au tout. Malgré les efforts que j'ai faits pour découvrir la source de son chagrin, je n'ai pu le deviner et elle n'a pas voulu me le dire. Je soupçonne qu'elle désire se marier, mais que, comme une fille sage, elle n'a pas voulu faire un tel aveu. Il serait peut-être bon, avant qu'elle ne tombât tout-à-fait dans le chagrin, de lui donner un mari. Car elle aura dix-huit ans accomplis à la sainte Euphémie,et les femmes, lorsqu'elles ont atteint cet âge, perdent plutôt qu'elles ne gagnent en beauté. C'est, vous le savez d'ailleurs, une marchandise qu'on ne peut pas toujours tenir à la maison, quoiqu'il soit juste de dire que notre enfant n'a jamais montré que des inclinations honnêtes. Je sais que vous lui tenez sa dot toute prête, ainsi avisons au moyen de lui trouver un mariage convenable. M. Antonio répondit à cela que ce serait bien fait de la marier, et loua beaucoup sa fille de ce qu'ayant eu ce désir, elle avait préféré se chagriner elle-même plutôt que de déplaire à ses parents en risquant une demande indiscrète. Il ne perdit pas de temps, et, à quelques jours de là, il commença à traiter de mariage avec un des comtes de Lodron. L'affaire était près de se conclure, quand la mère croyant faire le plus grand plaisir à sa fille, lui dit : - Allons, allons, réjouis-toi, ma chère enfant, avant peu tu seras mariée à un gentilhomme, et tes pleurs cesseront de couler. Tu n'as pas voulu m'en dire la cause, mais, par la grâce de Dieu, je suis parvenue à la connaître et nous avons si bien fait, ton père et moi, que tu seras contente. A ces paroles la jeune dame ne put retenir ses larmes. - Crois-tu, lui dit sa mère, que je veuille te faire un conte ? Point du tout. Il ne se passera pas huit jours sans que tu deviennes la femme d'un beau garçon de la maison de Lodron. Les pleurs de la fille redoublèrent à ces mots. - Est-ce que tu ne seras pas satisfaite, ajouta la mère ? - Jamais, ma mère. - Que veux-tu donc ? dis-le-moi, tu sais que je suis disposée à faire tout en ta faveur ? que veux-tu ? - Mourir et rien de plus.
Madame Jeanne (c'était le nom de la mère) était une femme prudente et sage ; elle comprit bien que le coeur de sa fille était pris d'amour ; aussi après avoir fait quelques observations vagues, elle se retira pour aller retrouver son mari. Elle lui raconta tout ce que sa fille lui avait dit en pleurant. Le père, peu satisfait de ce qu'il venait d'apprendre, pensa qu'il serait à propos, pour éviter tout ce qui pourrait arriver de fâcheux par la suite, de suspendre les arrangements de mariage projetés avec le comte de Lodron, jusqu'à ce que leur fille se fût expliquée plus nettement.
En effet, à quelque temps de là, M. Antonio fit venir Juliette (c'est le nom de sa fille) auprès de lui. - Mon intention, lui dit-il, est de te marier noblement, cela ne te plairait-il pas, ma fille ? Après quelques instants de silence, elle répondit : - Non mon père, cela ne me plairait pas. - Comment ? tu veux donc te faire religieuse ? A cette question, Juliette pleura beaucoup et finit par répondre : - Je ne sais... - Et moi je sais ce que tu ne veux pas. Tiens-toi donc en paix, et sache que j'ai l'intention de te préparer un mariage avec un des comtes de Lodron. Les pleurs de Juliette redoublèrent encore à ce moment, et elle dit :- Cela ne sera jamais. Alors M. Antonio tout ému, menaça sa fille de sa colère si elle osait encore contredire ses volontés, et surtout si elle ne faisait pas connaître la cause de ses pleurs. Mais d'autres pleurs furent la seule réponse qu'il put obtenir de sa fille, ce qui l'indisposa tellement qu'il la laissa brusquement avec sa mère, sans avoir rien appris de ce qu'il désirait savoir.
Juliette répéta au serviteur de son père (celui qui était dans sa confidence) tout ce qui s'était passé entre elle et ses parents. Elle jura même, en présence de ce domestique nommé Pierre, qu'elle s'empoisonnerait plutôt que d'épouser un autre homme que Roméo. Pierre ne manqua pas, d'après l'ordre qu'il avait reçu de Frère Laurent, de donner connaissance de tout à Roméo. Celui-ci écrivit aussitôt à Juliette qu'elle repoussât toute proposition de mariage ; que surtout elle se gardât bien de laisser deviner leur amour, et que, sans aucun doute, d'ici à huit ou dix jours, il trouverait moyen de l'enlever de la maison de son père.
Bien que les prières et les menaces n'eussent pu faire découvrir à M. Antonio et à sa femme pourquoi 1eur fille refusait de se marier, et qu'il ne leur eût pas été possible d'imaginer de qui elle était amoureuse, cependant madame Jeanne ne se découragea point. - Eh bien ! ma fille, lui dit-elle, ne pleure pas ainsi, tu auras un mari de ton goût, quand même tu désirerais épouser un des Montecchi, ce qu'à coup sûr tu ne voudrais pas. Mais Juliette ne répondit à ces consolations stériles que par des sanglots et des larmes. Enfin les inquiétudes de ses parents augmentant toujours, ils pensèrent à conclure le plus tôt possible le mariage projeté avec le comte de Lodron.
Dès que Juliette eut connaissance de cette résolution, elle tomba dans le désespoir, et ne sachant plus que faire, elle appelait mille fois la mort dans la journée. Enfin elle s'arrêta à l'idée de faire connaître le sujet de ses tourments au Frère Laurent. Après Roméo, c'était la personne dans laquelle elle mettait le plus de confiance, et d'ailleurs son époux lui avait souvent parlé du grand savoir de cet homme. C'est pourquoi Juliette s'adressant à sa mère lui dit qu'elle ne devait pas s'étonner si elle ne lui avait pas dit la cause de ses pleurs, qu'elle-même ne la connaissait pas, qu'elle se sentait ordinairement atteinte d'une si profonde mélancolie que, non seulement toutes les choses de ce monde, mais la vie même lui était devenue insupportable, et qu'enfin elle était si éloignée de pouvoir lui en dire la cause, qu'elle ne doutait pas que tout cela ne vînt de quelque péché commis et dont elle n'avait pas gardé le souvenir. - La dernière fois que j'ai été me confesser, ajouta-t-elle, j'en ai éprouvé tant de soulagement, qu'avec votre permission, ma mère, j'y retournerai encore, car voilà la Pâque de mai qui s'approche, et je pourrai recevoir le sacré corps de Notre-Seigneur, ce qui sera le plus grand adoucissement que je puisse apporter à mes maux. Sa mère lui ayant accordé la permission qu'elle demandait, la conduisit elle-même, quelques jours après, vers le Frère Laurent auquel elle confia sa fille, après avoir recommandé à ce prêtre de faire en sorte d'apprendre la cause du chagrin de Juliette par le moyen de la confession. Mais aussitôt que la jeune dame vit sa mère éloignée d'elle, elle s'empressa de faire connaître à Frère Laurent les tribulations qui lui étaient survenues, et à le conjurer au nom de l'amitié qu'il portait à Roméo, de faire en sorte de trouver quelque moyen pour la tirer d'embarras. - Que veux-tu que je fasse pour toi, ma chère fille, dit le Frère, quand je vois la haine qui s'est ranimée entre ta famille et celle de ton mari ? - Mon père, je ne doute pas un instant que vous ne puissiez faire quelque chose. Vous avez mille moyens de nous être utile si vous voulez en prendre la peine ; mais faites ce que je vais vous dire, c'est la seule chose que je demande de vous : je sais que l'on fait les préparatifs de mes noces dans un des palais de mon père, situé à deux milles de Mantoue ; je sais qu'on a l'intention de me conduire en ce lieu où l'on espère que je perdrai le courage de refuser l'époux qu'on me destine ; je sais encore que cet homme doit se rendre au palais de mon père, avant que j'y arrive moi-même, et que, par cette précaution, on espère m'ôter toute excuse ; ainsi, je vous en prie, donnez-moi du poison, afin que je puisse, par ce moyen, m'épargner le désespoir qui m'attend, et éviter à Roméo l'affront dont il est menacé. Si vous me refusez, je souffrirai davantage et mon époux en éprouvera plus de chagrin ; mais je vous préviens que je me plongerai un couteau dans le coeur. La résolution de Juliette parut si ferme au prêtre, et ce dernier pensa que Roméo prendrait si mauvaise opinion de lui, dans le cas où il n'apporterait pas quelque remède à ce qui arrivait, qu'il parla ainsi à la femme de son ami : - Ecoute, Juliette, tu sais que c'est moi qui suis le confesseur de la moitié des gens qui habitent sur ce territoire ; que je jouis de la confiance de tout le monde, et qu'il ne se fait ni un accommodement ni un testament que je n'y intervienne ; tu dois donc comprendre que je ne voudrais pas pour tout l'or du monde, devenir un sujet de scandale, ou que l'on s'imaginât même que je me suis mêlé d'une action qui pourrait le faire naître. Mais parce que je t'aime sincèrement ainsi que Roméo, je me déciderai à faire pour vous ce que je n'ai jamais fait pour aucun autre, sous la condition expresse toutefois que tu me garderas toujours le secret. - Mon père, vous pouvez me donner ce poison en toute assurance. Ce secret ne sera connu que de moi seule. - Je ne te donnerai pas de poison, mon enfant, car ce serait un trop grand malheur qu'une personne si jeune et si belle que toi, mourût ; mais si tu as assez de courage pour exécuter ce que je te dirai de faire, je tiens pour certain que je te remettrai d'une manière sûre entre les bras de ton Roméo. Tu sais que le caveau des Capelletti, ta famille, est hors de cette église, dans notre cimetière. Je te donnerai une poudre que tu avaleras, et dont l'effet sera de te faire dormir pendant quarante-huit heures plus ou moins ; ton sommeil sera tellement profond qu'il n'y a pas de médecin si habile qu'il puisse être, qui ne te regarde comme morte. Comme telle, on te transportera dans le caveau de ta famille, d'où je viendrai te retirer, quand il en sera temps. Je te conduirai à ma cellule, dans laquelle je te donnerai refuge jusqu'au moment où je partirai pour tenir chapitre à Mantoue, ce qui ne tardera pas. Là, après t'avoir fait déguiser sous l'habit de notre ordre, je te conduirai vers ton mari. Mais, dis-moi, n'auras-tu pas de crainte d'être placée auprès du corps de ton cousin Tebaldo qui a été enterré tout nouvellement dans ce lieu ? - Ah ! dit Juliette toute joyeuse, s'il fallait passer par l'enfer pour retrouver Romeo, je ne balancerais pas. - Puisqu'il en est ainsi, reprit le Frère, je suis tout disposé à t'aider. Mais avant tout, il serait convenable que tu écrivisses la chose entièrement à Roméo, pour éviter qu'à la nouvelle de ta mort qu'il croirait véritable, il ne se livrât à quelque acte de désespoir, car je sais à quel point il t'aime. Ecris-lui donc tous nos projets et je lui ferai remettre la lettre à Mantoue par une main sûre, car il y a toujours quelqu'un des Frères du couvent qui est obligé d'aller à la ville.
Après qu'il eut ainsi parlé, il sortit du confessionnal. Il entra dans sa cellule, d'où il revint bientôt avec un petit vase. - Prends cette poudre, dit-il à Juliette, et vers les trois ou quatre heures de nuit, après l'avoir mêlée avec de l'eau pure, tu la boiras. Elle commencera à produire son effet vers les six heures, et alors notre projet réussira. Mais surtout n'oublie pas de m'envoyer la lettre que je dois faire tenir à Roméo ; c'est un point de la plus grande importance.
Juliette enchantée de tenir cette poudre, retourna vers sa mère et lui dit : - En vérité, madame, Frère Laurent est le meilleur confesseur qu'il y ait au monde. Il m'a donné de si bonnes consolations que je me souviens à peine du chagrin qui me tourmentait. - Tant mieux, dit la mère qui avait repris courage en voyant sa fille plus tranquille. Il faudra faire quelque chose pour ce bon Frère, ma chère enfant. Donne-lui quelque aumône, il a beaucoup de ses Frères qui sont bien pauvres. Sur ces entrefaites, les deux dames rentrèrent chez elles. M. Antonio et sa femme, voyant que Juliette était redevenue si tranquille et si gaie après la confession, perdirent presque l'idée que l'amour l'occupât. Ils pensèrent que quelque contrariété l'avait jetée dans cet état de mélancolie passagère. Ils l'auraient même volontiers laissée tranquille, sans lui parler de nouveau du mariage projeté, si l'affaire n'eût point été aussi avancée avec l'autre famille et qu'il n'y eût pas eu de l'inconvenance à en retirer la proposition. De son côté, le comte de Lodron désirant que ses parents vissent celle à laquelle il devait s'unir, madame Jeanne fut forcée, elle qui avait pris grande part à cette affaire, d'envoyer sa fille au château que nous avons déjà désigné plus haut, et de la faire accompagner en ce lieu par deux de ses tantes. Juliette ne fit aucune résistance et partit. Mais dès qu'elle fut arrivée, elle pensa que son père l'avait envoyée ainsi à l'improviste pour la mettre dans la nécessité d'épouser à l'instant un autre mari. Elle ne balança donc pas à prendre sa résolution, et comme elle portait avec elle la poudre que le Frère lui avait donnée, elle appela une jeune servante compagne de son enfance et qu'elle chérissait comme une soeur. - Donne-moi un verre d'eau froide, lui dit-elle, car le repas de ce soir m'a altérée. Ses ordres ayant été exécutés, Juliette mit la poudre dans l'eau et but, en présence d'une de ses tantes et de la petite servante. Maintenant, ajouta-t-elle, mou père ne me donnera pas un mari contre mon gré.
Les deux personnes présentes étaient de bonne pâte ; aussi quoique la poudre eût été mise dans le verre sous leurs yeux, et qu'elles eussent entendu les dernières paroles proférées par Juliette, cependant elles ne virent, ne comprirent rien, et, sans qu'il leur fut venu le plus léger soupçon à l'esprit, elles allèrent se coucher.
Dès que la lumière fut éteinte et que les deux femmes furent sorties, Juliette se leva et s'habilla, puis, s'étant replacée sur son lit comme si elle eût été persuadée qu'elle allait mourir, elle arrangea ses vêtements et ses draps du mieux qu'elle put, croisa ses bras sur sa poitrine, et, dans cette attitude, attendit que le breuvage fît son effet. En deux heures de temps, Juliette était comme morte.
C'est dans cet état que, le lendemain matin, on retrouva Juliette étendue sur son lit. On voulut la réveiller, mais sans succès ; on fit des efforts pour réchauffer ses membres glacés, mais en vain. Ce fut alors que la tante et la jeune servante se ressouvinrent de l'eau, de la poudre, du verre d'eau bue, et des paroles que Juliette avait dites. Elles remarquèrent que l'infortunée était habillée, qu'il fallait que ce fut elle-même qui eût ainsi arrangé ses vêtements ; enfin elles ne purent plus douter que la poudre était du poison et que Juliette ne fût morte.
Cette nouvelle se répandit dans le palais. On pleura beaucoup, surtout la petite servante, qui ne cessait de répéter en sanglotant : - Ah ! madame, vous le disiez bien que votre père ne vous donnerait pas un mari contre votre gré ! Quand je pense que vous me trompiez en me demandant de l'eau froide qui devait causer votre mort ! Malheureuse que je suis ! de qui ai-je le plus à me plaindre, de la mort ou de moi ? Pourquoi, en mourant, avez-vous méprisé l'assistance de votre servante que vous paraissiez tant aimer lorsque vous viviez ? Moi qui avais tant de plaisir à vivre avec vous, pourquoi ne sommes-nous pas mortes ensemble ? En parlant ainsi la pauvre servante montait sur le lit, et embrassait la jeune dame, comme si elle eût été effectivement sans vie.
M. Antonio qui n'était pas très éloigné de là, ayant entendu le bruit qui se faisait, courut tout tremblant à la chambre de sa fille. Dès qu'il la vit étendue sur son lit et qu'il eut appris ce qu'elle avait bu et les paroles qu'elle avait prononcées, bien qu'il eût perdu toute espérance de la rappeler à la vie, il envoya cependant un exprès à Vérone pour chercher le médecin de sa maison. Celui-ci, dès qu'il fut arrivé, jeta les yeux sur le corps de Juliette, le toucha et déclara qu'il y avait déjà plus de deux heures que le poison avait opéré, et qu'enfin Juliette était morte : alors le père fondit en larmes.
Bientôt cette triste nouvelle parvint aux oreilles de la malheureuse mère qui, d'abord, en l'apprenant, devint froide et tomba évanouie. Un peu revenue à elle-même, elle poussa un cri perçant, se frappant la poitrine comme si elle eût perdu l'esprit, et s'écriant avec l'accent du désespoir : - Oh ! ma fille, seule consolation de ma vieillesse ! est-il vrai que tu sois morte ? comment se fait-il que tu aies quitté ce monde, sans que j'aie pu au moins recueillir tes dernières paroles ? Si au moins j'avais pu fermer tes beaux yeux ! Vous toutes qui m'entourez, délivrez-moi de la vie, avant que mes mains ne se tournent contre moi-même ! et toi, grand Dieu du ciel, si je ne puis pas mourir aussitôt que je le désirerais, frappe-moi ! délivre-moi de moi-même, car la vie m'est odieuse !
Une de ses femmes l'ayant soulevée de terre, on parvint à la placer sur son lit, où, sans entendre les consolations qu'on s'efforçait de lui prodiguer, elle pleura abondamment.
Cependant on enleva le corps de la jeune dame du lieu où il était pour le transporter à Vérone, et, au milieu des regrets de tous ses parents et de ses amis, on lui fit des obsèques magnifiques. Enfin on l'enferma, comme si elle eût été morte, dans le caveau des Capelletti, au monastère de St.-François.
Frère Laurent que ses affaires avaient entraîné hors du couvent, avait en effet donné la lettre de Juliette pour Roméo, à un de ses religieux qui devait aller à Mantoue ; mais arrivé dans cette ville, le porteur du message ayant été deux fois chez Roméo sans le trouver, et ne voulant remettre l'écrit qu'à lui-même, faute d'occasion, il avait encore la lettre en main. Dans ce même moment, Pierre, le domestique qui était dans l'intérêt de Juliette, croyant que sa jeune maîtresse était effectivement morte, tout troublé et ne trouvant pas le Frère Laurent dans Vérone, eut l'idée de porter lui-même cette terrible nouvelle à Roméo. Sans prendre conseil de personne, il se dirige donc, à la brune, vers Mantoue, y arrive le matin suivant, et trouvé le jeune exilé qui n'avait pas encore reçu la lettre du Frère. Tout en pleurant, il lui dit comme il avait vu enterrer Juliette morte, sans omettre de lui rapporter ce qu'elle avait dit et fait un peu avant de mourir. A cette affreuse nouvelle, Roméo devint pâle, et tirant son épée,il s'en serait pereé le coeur, si le fidèle Pierre ne l'eût retenu. - Laisse-moi ! ma vie ne peut se prolonger davantage, puisque celle qui lui donnait tout son prix n'existe plus. O ma Juliette ! c'est moi seul qui ai été cause de ta mort, en n'allant pas t'enlever de chez ton père, comme je te l'avais promis ! Tu as voulu mourir pour ne point m'abandonner, et je craindrais la mort ! non, il n'en sera pas ainsi.
Puis, se tournant tout-à-coup du côté de Pierre, il lui donna un manteau brun qu'il portait et lui ordonna de partir sur-le-champ. Roméo s'enferma chez lui. Là, se persuadant toujours davantage que rien n'était plus redoutable pour lui que la vie, il délibéra en lui même sur ce qu'il avait de mieux à faire pour s'en délivrer. Enfin, s'étant déguisé en paysan, et après s'être muni d'un flacon d'eau de serpent qu'il conservait depuis longtemps et qu'il mit alors dans la manche de son habit, il se dirigea du côté de Vérone, pensant ou qu'il serait arrêté et mis à mort par les gens de la justice, ou que, selon son désir, il irait mourir auprès de Juliette, dans le caveau qu'on lui avait indiqué comme le lieu de sa sépulture. Ce fut à cette dernière intention que le destin fut favorable. Car, sur le soir du jour qui avait suivi les funérailles de Juliette, Roméo entra dans Vérone sans être reconnu. Dès que la nuit fut venue, et que le silence commença à régner, il se glissa à l'endroit du couvent des Frères Mineurs où était situé le caveau.
Alors ces religieux n'occupaient pas encore dans Vérone le lieu où est St.-Fermo, et les Observants de l'ordre ne s'étaient point séparés d'eux pour fonder le couvent de St.-Bernard. Tous les Frères Mineurs se rassemblaient dans une petite église que l'on peut voir encore dans la citadelle, et où alors ils observaient rigoureusement les règles de leur ordre devenu si relâché de notre temps.
Près d'un des angles de ce couvent, en dehors des murs, il y avait, selon l'usage, des pierres sépulcrales appliquées sur la muraille. L'une d'elles indiquait la sépulture des Capelletti, et c'était là qu'on avait enseveli la jeune dame. Roméo reconnut le lieu, s'en approcha (vers quatre heures environ) et comme il était très fort, après avoir levé la pierre et l'avoir étayée avec des morceaux de bois qu'il avait apportés exprès, pour que cette fermeture ne retombât que quand il le voudrait, il se glissa dans le tombeau et le referma. Le malheureux jeune homme s'était muni d'une lanterne sourde, pour considérer quelques instants encore sa femme. Dès qu'il eut repoussé les étais et que la pierre fut retombée, il tira sa lumière et vit alors sa belle Juliette couchée comme morte sur des débris d'ossements. Longtemps les sanglots et les pleurs le rendirent comme muet : mais enfin il ne put s'empêcher de se plaindre : - Voilà donc ces yeux que je me plaisais tant à voir ! cette bouche d'où il sortait des paroles si douces et si sages, cette bouche que j'ai baisée tant de fois ! ce coeur, ce coeur que j'ai senti battre avec tant de joie ! tout cela
maintenant est froid.......glacé...... et cependant je vis encore......Oh ! malheureuse Juliette ! où l'amour t'a-t-il conduite ? dans un étroit espace qui doit servir de dernière demeure à deux amants. Hélas ! ce n'est pas là ce que me faisait espérer les premiers moments de nos amours......Qu'ai-je fait ? En parlant ainsi, il couvrait de larmes et de baisers les yeux, la bouche et le corps de Juliette. Puis s'arrêtant tout-à-coup : - Oh ! insensible pierre, pourquoi en retombant, n'as-tu pas abrégé ma vie, s'écria-t-il ; oh ! mort ! c'est parce que nous sommes maîtres de nous donner à toi, que l'on se fait une vertu d'attendre ta fantaisie ! en proférant ces mots, il tira le flacon de poison qu'il portait dans sa manche. - Je ne sais, ajouta-t-il, quel destin me condamne à mourir dans le sépulcre et sur le corps de mes ennemis tués par ma propre main ? Mais au moins c'est une consolation pour moi de quitter la vie près de cette épouse que j'ai tant aimée ; mourons : et alors il but toute l'eau empoisonnée que contenait le flacon.
Cependant il tenait embrassé le corps de son amante, il le serrait étroitement et lui adressait ces paroles : - O corps inanimé, dernier terme de mes derniers regrets, s'il t'est resté quelque étincelle de cette âme séparée de toi, et que tu puisses entrevoir encore combien ma mort est cruelle, qu'il te plaise de sentir que n'ayant pu vivre heureux et ouvertement ton époux, au moins cet époux vient mourir malheureux auprès de toi et dans ton tombeau ! Après avoir terminé ces plaintes, il resta immobile sur le corps de Juliette.
Mais l'heure où la poudre bue par Juliette devait perdre son effet, était venue. D'ailleurs, l'agitation de Roméo avait pu contribuer à ranimer son amante qu'il tenait embrassée : elle se réveilla. Revenue à elle-même, et après avoir poussé un grand soupir : -Hélas ! où suis-je ? dit-elle ; qui me presse ainsi ? Malheureuse ! qui est-ce qui m'embrasse ? - et croyant que c'était le Frère Laurent : - Frère, s'écria-t-elle, est-ce ainsi que vous êtes fidèle à l'amitié de Roméo ? Quoi ! vous qui m'aviez promis de me remettre saine et sauve entre ses mains !
Roméo s'apercevant que Juliette était vivante, tomba dans un étonnement extrême, et eut à peine la force de lui dire : - Ne me connaissez-vous plus, ma chère amie ? ne voyez-vous pas que je suis votre malheureux époux qui, seul et en secret, suis venu de Mantoue pour mourir auprès de vous ? Juliette en se voyant dans un tombeau, et se sentant dans les bras d'un homme qui se disait Roméo, ne savait plus où elle en était, mais l'ayant tant soit peu repoussé loin d'elle, pour mieux considérer les traits du visage de celui qui lui parlait, tout-à-coup elle le reconnut, lui sauta au cou et lui donna mille baisers. - Quelle folie, dit-elle, vous a poussé à venir ici, et à courir un si grand danger ? ne vous suffisait-il pas d'avoir appris par la lettre de Frère Laurent, qu'au moyen de ses soins et de son art, je devais passer pour morte, et que bientôt je vous serais rendue ? A ces paroles l'infortuné jeune homme commença à s'apercevoir de l'erreur qu'il avait commise. - Ah ! que je suis malheureux, s'écria-t-il, jamais coup semblable n'a frappé un amant ! Je n'ai point reçu la lettre dont vous me parlez. Il lui raconta alors de quelle manière le serviteur Pierre lui avait annoncé sa mort comme certaine et comme vraie, et que sur cette assurance, lui Roméo s'était muni de poison pour venir mourir auprès d'elle ; qu'il avait bu ce poison, et que déjà il sentait le froid de la mort qui circulait dans toutes ses veines. La malheureuse Juliette vaincue par la douleur n'eut de force que pour s'arracher les cheveux et se battre la poitrine. Pâle et tout en pleurs, elle couvrit de baisers et noya d'une mer de larmes la figure de son amant qui était déjà tombé sans forces. - Faudra-t-il, dit-elle enfin, que ce soit à cause de moi et en ma présence que vous mourriez, mon seigneur ? Le ciel souffrira-t-il que je vive après vous, quelque courte que soit encore mon existence ? Malheureuse que je suis, si au moins je pouvais mourir seule en vous donnant la vie! Roméo l'interrompit et d'une voix languissante lui répondit : - Si jamais la foi que je vous ai jurée et mon amour vous ont été chers, je vous en prie, ne renoncez pas à la vie, afin que vous puissiez penser quelquefois à la tendresse que nous avons eue l'un pour l'autre.
- Ah ! Roméo ! si vous mourez pour m'avoir crue morte, comment ne mourrai-je pas pour vous qui perdez réellement la vie ? Mon plus grand chagrin est de penser que je ne cesserai pas de vivre la première. Mais je sens que je ne tarderai pas à vous rejoindre. Comme elle finissait de prononcer avec peine ces paroles, elle tomba sans connaissance, jusqu'à l'instant où reprenant quelque force, elle fit les derniers efforts pour embrasser encore son époux, dont la fin était prochaine.
C'était vers cet instant que le Frère s'attendait à ce que la force de la poudre qu'il avait donnée à Juliette, dût avoir perdu son effet. Pensant donc qu'elle était réveillée ou sur le point de l'être, il prit avec lui un compagnon dévoué et se dirigea une heure avant le jour, vers le tombeau, pour en retirer la jeune dame. Arrivé près de la pierre sépulcrale, il entendit des plaintes ; et après avoir regardé par les fentes, comme il vit briller une lumière, il en fut fort étonné et pensa toutefois que la dame s'était munie à tout hasard d'une lanterne ; qu'elle s'était réveillée, et qu'effrayée de l'idée de se trouver au milieu des morts, elle exprimait ses craintes et sa douleur. Ayant donc ouvert le caveau avec l'aide de son compagnon, le Frère aperçut Juliette pâle, les cheveux épars et tenant près d'elle son amant mort. - Craignais-tu donc, ma fille, lui dit-il, que je te laissasse mourir en ce lieu ? - Au contraire, dit l'infortunée Juliette ; je crains à présent que vous ne m'en tiriez. Au nom de Dieu refermez ce sépulcre, éloignez-vous, afin que je puisse mourir, ou plutôt donnez-moi un couteau, afin qu'en me frappant je me délivre de tous mes maux ; ô mon père ! c'est donc ainsi que vous avez envoyé ma lettre, et que vous deviez me conduire vers mon Romeo ? Tenez, regardez-le maintenant, le voilà mort sur mes genoux.
Le Frère Laurent resta immobile quelque temps à la vue de ce spectacle. Puis tout en pleurant, il éleva la voix, en s'adressant à Roméo qui n'avait plus que quelques instans à vivre. - O Roméo, dit-il, quel malheur affreux t'arrache à la vie ! Roméo, parle-moi, tourne un peu tes regards vers les miens ! Romeo, vois ta chère Juliette qui te prie de la regarder encore ! Pourquoi ne lui réponds-tu pas au moins. Au nom de sa bien-aimée, le mourant souleva tant soit peu ses paupières appesanties par les approches de la mort, les referma presqu'aussitôt qu'il eut vu Juliette, et après avoir fait quelques mouvements convulsifs et poussé un soupir, il mourut.
- Et toi, ma fille, que vas-tu faire ? demanda le Frère à Juliette. - Je mourrai ici. - Allons, mon enfant, ne tiens pas un semblable langage. Sors, sors de ce lieu, et comme il me serait impossible de te donner une retraite, il te convient d'en aller chercher une dans quelque monastère où tu pourras prier Dieu sans cesse pour toi et ton époux mort. - Mon père, je ne vous demande qu'une grâce : puisque vous l'avez aimé et que vous portez intérêt à sa mémoire (en disant ces mots Juliette montrait le corps de Roméo), tenez, je vous en prie, notre mort secrète, afin que nos deux corps puissent reposer toujours dans le même sépulcre. Si cependant elle venait à être connue, employez tous vos soins à fléchir nos deux familles et à engager mes parents à voir sans regrets que deux personnes qui ont ressenti le même amour, qui ont été conduites à la même fin, sont enfermées dans le même tombeau.
Après ces tristes paroles, Juliette se tourna vers le corps gisant de Roméo, lui plaça la tête sur un coussin qui était resté pour elle dans la cérémonie de ses funérailles, et après lui avoir fermé complètement ses yeux restés à demi ouverts, elle baigna encore de ses larmes le visage froid de Roméo. - Que pourrais-je faire dans la vie, sans toi, mon seigneur ? dit-elle enfin. Il faut te suivre. En ce moment la perte de Roméo et l'excès du malheur se présentant vivement à l'esprit de Juliette, elle résolut de mourir. Ayant donc retenu sa respiration avec force pendant un certain espace de temps, elle tomba morte sur le corps de son époux.
Dès que le Frère Laurent vit que Juliette était sans vie, il resta immobile, comme un homme étourdi. Il ne savait que faire, et dans cette pénible indécision, il pleurait, ainsi que celui qui l'accompagnait, sur le sort affreux des deux amants. Quelques gens qui demeuraient près de là et qui s'étaient levés de bon matin, aperçurent, à la lueur qui sortait du tombeau, Frère Laurent. L'un d'eux se bâta d'aller conter l'affaire aux Capelletti. Ceux-ci s'empressèrent aussitôt d'implorer l'assistance du seigneur Bartolomeo della Scala, pour savoir du Frère (par la torture même s'il en était besoin) ce qu'il allait chercher dans le tombeau des Capclletti, à l'heure à laquelle on l'y avait trouvé. Cette famille mettait d'autant plus d'activité à poursuivre Frère Laurent, qu'elle savait très bien qu'il était l'ami de leurs ennemis.
Le seigneur Bartolomeo fit donc placer des gardes pour empêcher l'évasion du Frère ; puis ayant ordonné qu'on l'amenât devant lui, il lui demanda : - Que cherchiez-vous ce matin dans le tombeau des Capelletti ? dites-le-nous ; nous voulons absolument le savoir. Pendant que le Frère, par des défaites et des mensonges, cherchait à se disculper et à cacher la vérité, les autres religieux du couvent, auxquels toutes ces nouvelles étaient parvenues, voulurent ouvrir le caveau, pour voir ce qu'il contenait et savoir pourquoi les deux religieux de leur ordre y avaient passé la nuit.
Ils levèrent donc la pierre et virent dans le tombeau le corps mort de l'amant. Cette découverte produisit beaucoup d'agitation, et aussitôt on alla dire au seigneur Bartolomeo, qui interrogeait encore le Frère, que l'on avait trouvé dans ie caveau près duquel s'étaient tenus les deux religieux pendant la nuit, le corps de Roméo Montecchio mort. La chose causa d'abord un tel étonnement, qu'on la regarda comme incroyable. Mais le Frère Laurent, voyant bien qu'il n'y avait plus moyen de garder le secret, se jeta aux genoux de Bartolomeo et lui dit : Mon seigneur, si j'ai altéré la vérité en répondant à vos demandes, je n'ai agi ainsi, croyez-moi, ni par méchanceté ni par intérêt, mais seulement pour remplir une promesse que j'avais faite à deux malheureux amants auxquels je puis dire que j'ai donné la mort. Il raconta alors en détail toute l'histoire telle que vous la connaissez.
Bartolomeo della Scala fut tellement ému par ce récit, qu'il voulut voir lui-même les corps des deux amants.
Accompagné d'une grande foule de monde, il se transporta au tombeau, d'où après avoir fait retirer les deux cadavres, il les fit placer sur des tapis, dans l'église de Saint-François. Les deux pères, Capelletto et Montecchio s'y rendirent bientôt et pleurèrent ensemble sur leurs deux enfants morts.
Leur attendrissement fut si profond, leurs peines étaient tellement les mêmes, qu'ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en abjurant à jamais la longue haine qui avait divisé leurs familles. Ainsi ce fut la mort de ces deux amants qui éteignit une inimitié que ni les prières des amis, ni les menaces du souverain, ni les malheurs sans cesse renaissant qu'ils avaient causés jusque-là, n'avaient pu amortir.
Le seigneur Bartolomeo fit ensevelir les deux jeunes gens en grande pompe. Leurs parents, leurs amis et toute la ville même, assistèrent à cette triste cérémonie. Peu après on éleva un beau monument sur lequel on fit graver la cause et les circonstances de la mort de Roméo et de Juliette.
Telle fut la fin malheureuse de l'amour de Roméo et de Juliette. Je vous en ai fait le récit en suivant fidèlement celui de Pellegrino.
O constant amour qui régnais dans le coeur des femmes d'autrefois, où es-tu allé ? Dans quel sein t'es-tu réfugié ? Quelle femme se conduirait aujourd'hui comme la fidèle Juliette auprès de son amant mort ? Ce nom célèbre de Juliette sera toujours redit par les voix les plus habiles ! Combien n'y a-t-il pas de femmes à présent qui, leur amant mort, loin de se résoudre à mourir près de lui, auraient pensé à en trouver un autre ? En voyant que, contre toutes les lois de la justice, de l'amour et de la constance, les amants qui paraissent les plus chéris sont oubliés, non pas seulement quand ils sont sortis de ce monde, mais même quand la fortune a cessé de leur être favorable, que doit-on penser que feront leurs maîtresses quand effectivement ils ne seront plus ? Malheureux les amants de ce siècle qui, ayant donné toutes les preuves d'attachement et de constance, jusqu'à rechercher la mort pour leurs dames, non seulement ne peuvent espérer qu'elles veuillent jamais mourir avec eux, mais ont même la certitude qu'ils ne sont jamais aimés qu'autant qu'ils peuvent satisfaire galamment toutes les fantaisies de leurs belles.
Traduit de l'italien par E.J. Delécluze (1827)