Acte I - L'oracle
A Sparte. - Une place publique. - Au fond, le temple de Jupiter. - Devant le temple, un perron de cinq ou six degrés. - De chaque côté du perron, un
trépied allumé.
Scène 1
Peuple, puis Calchas et Philocome
Au lever du rideau, des hommes et des femmes, inclinés devant le temple, présentent des offrandes : fleurs, fruits, laitage, cages d'osier avec des tourterelles, etc.,
etc. - Les fleurs dominent.
Choeur
Vers tes autels, Jupin, nous accourons joyeux.
A toi nos voeux !
Nous voici tous
A tes genoux !
Dieu, souverain des dieux, toi, dont la barbe est d'or,
Ecoute nos accents, ô Jupiter Stator !
Vers tes autels, Jupin, nous accourons joyeux, etc.
Pendant la dernière partie du choeur, la porte du temple s'est ouverte. Paraît Calchas suivi de Philocôme. - Mélodrame à l'orchestre pendant que le
peuple dépose les offrandes sur les marches du temple.
Calchas regarde les offrandes et ne cache pas son mécontentement
Trop de fleurs, trop de fleurs, trop de fleurs !
Le peuple sort, après les offrandes déposées.
Scène 2
Philocôme, Calchas
Calchas
Plus personne... Pas de frais inutiles !... (Il éteint un trépied, Philocôme éteint l'autre.) Fais rentrer les offrandes, Philocôme.
Philocôme
Oui, grand augure.
Sur l'ordre de Philocôme, deux esclaves emportent les offrandes dans le temple.
Calchas
De piètres offrandes, en vérité... deux tourterelles, une amphore de laitage, trois petits fromages, des fruits très peu, et des fleurs beaucoup. Toutes ces
guirlandes nous encombrent en pure perte... Il est passé, le temps des troupeaux de boeufs et de moutons... Voilà où en sont les sacrifices !... Les dieux s'en vont !
les dieux s'en vont !
Philocôme
Pas tous, seigneur ! voyez Vénus...
Calchas
Elle lutte, je ne dis pas le contraire, elle lutte... J'ai lu dans le Moniteur de Cythère le chiffre exact des offrandes du mois dernier... c'est énorme !
Philocôme
Il doit faire de bonnes affaires, le grand augure de Vénus !
Calchas
Le fait est qu'il n'y en a plus que pour elle, depuis que, grâce au berger Pâris, elle a battu Junon et Pallas dans le concours du mont Ida... Tandis que ce pauvre Jupiter, le
père des dieux et des hommes cependant, il est dans une baisse !... Que de fleurs !... que de fleurs !... Enfin... tu porteras ce bouquet de roses à la petite Mégara,
la joueuse de flûte qui demeure près du temple de Bacchus...
Philocôme, qui a pris le bouquet
Oui, seigneur.
Calchas
Et le tonnerre ?... A-t-on rapporté le tonnerre ?
Philocôme
Pas encore.
Calchas
Comment, pas encore ?
Philocôme
Non, seigneur... mais je l'attends.
Calchas
Nous ne pouvons nous passer de tonnerre aujourd'hui... la journée sera chaude : la fête d'Adonis présidée par notre gracieuse souveraine... puis
l'assemblée des rois et, en leur présence, le concours des jeux d'esprit...
Philocôme
Sans compter l'imprévu !...
Calchas
Une pareille journée ne se passera pas sans oracle... et il n'y a pas d'oracle sans tonnerre... il me faut mon tonnerre.
Philocôme
Le forgeron Euthyclès m'a bien promis... et le voici !...
Euthyclès entre par la droite, portant une plaque de tôle.
Scène 3
Les mêmes, Euthyclès
Calchas
Allons donc, Euthyclès, allons donc... tu es en retard...
Euthyclès
C'est que j'ai été obligé de finir une besogne très pressée... une commande du bouillant Achille.
Calchas
Je sais... je sais... une bottine cuirassée, pour ce talon qui l'inquiète toujours...
Euthyclès
Justement !
Calchas
Il m'a parlé de ça... il était enchanté !
Euthyclès
Et puis, si vous croyez qu'il n'y avait pas d'ouvrage... Il était dans un joli état, votre tonnerre !... Il faut que vous tapiez là-dessus comme un sourd !...
Calchas
C'est Philocôme qui tape !... Il tape dur, et il a raison ! Il faut frapper l'imagination des peuples !... Marche-t-il bien maintenant ?
Euthyclès
Ecoutez plutôt !...
Il agite la plaque de tôle.
Calchas, se précipitant sur lui
Veux-tu bien finir ?... Le peuple va croire que c'est Jupiter... Il faut ménager ces effets-là !...
Euthyclès
Pardon... je ne savais pas !...
Calchas, regardant à gauche
Allons, la journée commence !... Voici venir la plus belle moitié de Sparte, les pleureuses d'Adonis conduites par notre gracieuse souveraine...
Euthyclès
Ah ! ah !... C'est aujourd'hui l'anniversaire...
Calchas
Oui... c'est à pareil jour que Vénus, courant au secours d'Adonis, déchira ses petits pieds et de son sang divin fit la couleur des roses, blanches avant cet
événement. Cette légende est poétique... Allons, Philocôme, dépêchons-nous d'aller remettre le tonnerre à sa place, il n'est que
temps. (Euthyclès, en emportant le tonnerre, l'agite encore par mégarde.) Chut ! donc, malheureux !...
Ils montent tous les trois les marches du temple et disparaissent.
Scène 4
Hélène, Suivantes, Pleureuses d'Adonis, puis Calchas
Entrée des Pleureuses d'Adonis, par la gauche ; puis Hélène, accompagnée de deux suivantes.
Choeur
C'est le devoir des jeunes filles,
Rejetons des grandes familles,
De soupirer de temps en temps,
Sur la mort des beaux jeunes gens !
Hélène
Adonis, nous versons des larmes,
Sur ton sort !
Et toi, Vénus, vois nos alarmes :
L'amour se meurt, l'amour est mort !
I
Amours divins ! ardentes flammes !
Vénus ! Adonis ! gloire à vous !
Le feu brûlant vos folles âmes,
Hélas ! ce feu n'est plus en nous !
Ecoute-nous, Vénus la blonde,
Il nous faut de l'amour, n'en fût-il plus au monde !
II
Les temps présents sont plats et fades ;
Plus d'amour ! plus de passion !
Et nos pauvres âmes malades
Se meurent de consomption...
Ecoute-nous, Vénus la blonde,
Il nous faut de l'amour, n'en fut-il plus au monde !
C'est le devoir des jeunes filles,
Rejetons des grandes familles,
De soupirer de temps en temps
Sur la mort des beaux jeunes gens !
Pendant ce choeur, toutes les femmes montent les marches du temple. Calchas, qui vient d'en sortir, les reçoit et les fait entrer. Au moment de mettre le pied sur la
première marche, Hélène s'arrête et retient Calchas qui l'invitait à entrer.
Scène 5
Hélène, Calchas
Hélène
Un mot, grand augure !
Calchas
Volontiers, fille de Léda !... mais le sacrifice...
Hélène
Le sacrifice attendra.
Calchas
Qu'est-ce que c'est encore ?... voyons.
Hélène
Vous allez dire que je suis folle...
Calchas
Oh ! reine... le respect...
Hélène
L'affaire du mont Ida... j'y pense sans cesse... Ce bois mystérieux, ces trois déesses, cette pomme et ce berger... ce berger, surtout... Vous n'avez pas de nouveaux
détails ?
Calchas
Non... je regrette...
Hélène
Est-il vrai que, pour remercier ce berger, Vénus lui ait promis l'amour de la plus belle femme du monde ?
Calchas
Cela paraît officiel.
Hélène
Mais... la plus belle femme du monde...
Calchas
C'est vous, reine, c'est vous, assurément !
Hélène, passant à droite
Taisez-vous... taisez-vous !... car, si cela était...
Calchas
Eh bien ! reine ?...
Hélène
Elle !... toujours elle !...
Calchas
Qui, elle ?
Hélène
La main de la fatalité, qui pèse sur moi !
Calchas
Ça... c'est vrai...
Hélène
Ma naissance, d'abord... vous la connaissez...
Calchas
Qui ne la connaît pas ?
RONDEAU D'ORPHEE AUX ENFERS
Ce cygne traqué par un aigle,
Que Léda sauva dans ses bras...
Hélène
Ce cygne-là... c'était mon père ! l'aigle, c'était Vénus !... Cruelle Vénus !... Vous voyez bien, Calchas, que je ne suis pas une femme
ordinaire... Et cependant j'aurais voulu... savez-vous, grand augure, ce que j'aurais voulu être ?..
Calchas
Non, fille de Jupiter.
Hélène
J'aurais voulu être une bourgeoise paisible, la femme d'un brave négociant de Mitylène... Au lieu de cela, voyez quelle destinée !... A seize ans,
enlevée par ce petit fou de Thésée, pendant que je dansais avec abandon dans le temple de Diane.
Calchas
Ce fut votre début...
Hélène
Oui, et depuis... mais vous les connaissez... aussi bien que toute la Grèce, les égarements involontaires de ma jeunesse... Enfin, après tant de naufrages, j'ai pu
croire que j'arrivais au port...
Calchas
C'était Ménélas !...
Hélène
Oui... bon et excellent homme !... J'ai tout fait pour l'aimer... Je n'ai pas pu... je n'ai pas pu...
Calchas
Qu'est-ce que vous voulez ?... quand on ne peut pas !...
Hélène
Lorsque, au milieu de cent rivaux, il se présenta pour disputer ma main, ce fut lui que je choisis, ce fut à lui que j'octroyai... le trône de Sparte... ma dot, une
dot royale... car, enfin, c'est moi qui l'ai fait roi de Sparte...
Calchas
Je le crois incapable de l'oublier.
Hélène
Et moi donc !... pauvre cher !... Et quand je pense que Vénus a promis à ce berger l'amour de la plus belle femme du monde... quand je pense que je suis
probablement...
Calchas
Oui, probablement !
Hélène
Qu'est-ce qu'il va devenir, ce bon et excellent homme ?
Calchas
Dame ! si Vénus l'ordonne...
Hélène
Qu'est-ce que je vous disais ?... la fatalité !..
Calchas
C'est une excuse !
Hélène
Et on m'accusera cependant...
Calchas
Oui.
Hélène
passant à gauche. Et quand je traverserai la foule, du haut de mon char, j'entendrai, comme tout à l'heure, une voix qui sortira des rangs du peuple et qui dira : «Ce
n'est pas une reine, c'est une cocotte !...»
Calchas
«Cocotte», grande reine !...
Hélène
Oui !... et après tout, il avait raison, cet homme... Mais est-ce ma faute ?... moi, la fille d'un oiseau, est-ce que je puis être autre chose qu'une cocotte ?
Un air de flûte se fait entendre au dehors.
Calchas
qui a regardé à droite. Entrez, entrez vite, grande reine : voici le jeune prince Oreste.
Hélène
Mon coquin de neveu !
Calchas
Oui... il vient de ce côté, et en assez fâcheuse société.
Hélène
Il ne faut pas trop lui en vouloir, à lui non plus... on n'est pas impunément de la race des Atrides... Entrons !
Elle commence à gravir les marches du temple. Calchas la suit. Des cris de : «Calchas ! ohé Calchas !» se font entendre au dehors.
Calchas
Entrez vite, grande reine ; je reste pour empêcher votre neveu d'aller plus loin... Il serait capable de faire irruption dans le temple et d'y troubler la majesté du
sacrifice.
Hélène
Il est gai.
Calchas
Oui, mais je connais ses farces et je les redoute.
Hélène, se retournant vers la droite avant d'entrer dans le temple
Tiens ! il est avec Parthénis... Elle s'habille bien, cette Parthénis ! Il n'y a que ces femmes-là pour s'habiller avec cette audace !
Elle entre dans le temple.
Scène 6
Calchas, puis Oreste, Parthénis, Léaena, Joueuses de flûte, Danseuses, Amis et Amies d'Oreste
Calchas, regardant à droite
Et dire que c'est le fils d'Agamemnon, le fils de mon roi !...
Entrée d'Oreste, entrée vive et bruyante. Une petite troupe de joueuses de flûte et de danseuses accompagne Oreste, Parthénis et Léaena. Toute la
bande se précipite sur Calchas et l'enveloppe.
Tous
Ohé ! Calchas ! ohé !
Oreste, à Calchas
I
Au cabaret du Labyrinthe
Cette nuit, j'ai soupé, mon vieux,
Avec ces dames de Corinthe,
Tout ce que la Grèce a de mieux.
(Présentant à Calchas Parthénis et Léaena).
C'est Parthénis et Léeena,
Qui m'ont dit te vouloir connaître.
Calchas, passant entre les deux femmes
Pouvais-je m'attendre à cela ? Mesdames, j'ai bien l'honneur d'être...
Oreste
C'est Parthénis et Léaena !
Tous
C'est Parthénis et Léaena !
Danses autour de Calchas sur un accompagnemeut de flûtes et de cymbales.
Tsing la la, tsing la la !
Tsing la la, tsing la la !
Oreste, passant près de Calchas
II
C'est avec ces dames qu'Oreste
Fait danser l'argent à papa ;
Papa s'en fiche bien, au reste,
Car c'est la Grèce qui paiera...
C'est Parthénis et Léaena,
Qui m'ont dit te vouloir connaître.
Calchas
Pouvais-je m'attendre à cela ?
Mesdames, j'ai bien l'honneur d'être...
Tous
C'est Parthénis et Léaena.
(Reprise plus vive de la danse.)
Tsing la la, tsing la la!
Tsing la la, tsing la la!
A la fin des couplets, Calchas se trouve prisonnier au milieu du groupe formé par les femmes et les danseuses.
Oreste
Donc, Calchas, voici ce qui nous amène. Je reconduisais ces dames, au son de la musique, quand de loin elles ont aperçu votre tunique abricot... «Ah ! le bel homme!
s'est écriée Parthénis. - Son nom ? a dit Léaena. - Calchas ! ai-je fait. - Calchas ? l'illustre Calchas ? - Lui-même ! - Nous le voulons voir de
près». J'ai crié : «Ohé ! Calchas !» Tu sais le reste. (à Parthénis et à Léaena.) Mesdames, voici le Calchas
demandé ! Calchas, le grand augure ! Calchas, l'oracle officiel ! Calchas, le confident de papa !... Comment le trouvez-vous ?
Parthénis
Bien.
Léaena
Très bien.
Calchas
Trop bonnes, en vérité, belles dames !... mais un sacrifice très pressé...
Léaena
Un sacrifice, aujourd'hui ?
Parthénis
A quelle occase ?
Calchas, allant à Parthénis
Tiens ! vous parlez Argos ?
Parthénis
Quand ça me vient !...
Oreste
Ce dialecte a de l'avenir.
Calchas, s'oubliant
A l'occase, alors, à l'occase de la fête d'Adonis.
Léaena
C'est la fête d'Adonis ?
Parthénis
Mais nous en sommes, de la fête d'Adonis !
Léaena
Nous sommes de toutes les fêtes !
Parthénis
Une jolie fête que celle dont nous ne serions pas...
Léaena
Raisonnez un peu, bon Calchas : la fête d'Adonis, c'est un peu la fête de Vénus, n'est-ce pas ? Eh bien, si c'est la fête de Vénus, il me semble...
Parthénis
Nous devrions avoir des places réservées...
Calchas
Je ne dis pas... mais il a été décidé que, seules, les femmes du monde...
Oreste
Les femmes du monde ?...
Calchas
Oui, seigneur.
Oreste
Elles voudraient garder Adonis pour elles toutes seules !
Calchas
Je ne dis pas cela... je dis qu'il a été décidé... Des ordres supérieurs...
Léaena
Que Pluton les emporte, ceux qui ont donné ces ordres supérieurs !... et entrons.
Tous
Oui, oui, entrons.
Ils remontent.
Calchas, les arrêtant
Seigneur, je vous en conjure... Vous me placez entre mon respect et mon devoir... je ne puis... La fête est présidée par la reine elle-même...
Oreste
Ma tante, ma tante Hélène ?... Ah ! voyons, je l'aime bien, ma tante Hélène... mais elle aurait tort de faire la sévère, car elle a eu des
aventures...
Calchas
Seigneur !...
Oreste
Je sais bien qu'elle se rattrape en disant que c'est la fatalité !... mais, après tout, ces dames aussi, c'est la fatalité !
Parthénis
Ça, c'est bien vrai. Ainsi, moi, ce désir insensé qui m'est venu de m'engager dans la troupe de Thespis et de monter sur son chariot, pour y jouer les grues... c'est
la fatalité !
Léaena
Et moi, donc !... cette rencontre faite aux bains de mer de Nauplie, ce jeune philosophe, qui m'a enseigné la sagesse et qui m'a fait comprendre que le beau et le bon,
c'était la même chose... fatalité aussi !
Oreste
Et moi !... pourquoi est-ce que je sens là qu'il y aura dans mon existence des événements prodigieusement dramatiques ?... ces furies que j'entrevois là-bas...
là-bas... et, plus tard, ce tas de tragédies... dont je serai le héros... fatalité !
Calchas
Eh bien, et moi donc !... moi qui ne demanderais pas mieux que de vous laisser entrer là dedans et de rire un brin avec vous, pourquoi est-ce que je suis obligé de vous
répéter que, décidément ?... c'estla fatalité !
Oreste
Ne vous fâchez pas... nous nous inclinons devant elle et nous partons... En avant la musique ! Au revoir, Calchas !... bien des choses à ma tante !
Tous
Au revoir, Calchas !
(Sortie sur la reprise du choeur.)
Tsing la la, tsing la la !
Tsing la la, tsing la la !
Ils sortent par la gauche.
Calchas
les regardant s'éloigner. Tsing la la... Et dire que c'est le fils d'Agamemnon, le fils de mon roi !... Oh ! folle, folle jeunesse !... Du reste, ils sont dans le vrai ! Et si
j'avais suivi ma vocation... moi aussi, j'aurais été homme déplaisir !... (Avec un soupir.) Les dieux ne l'ont pas voulu !... Au sacrifice !... au sacrifice
!...
En même temps qu'Oreste sortait par la gauche avec son cortège, Pâris entrait par la droite, vêtu en berger, le bâton à la main, le chapeau de
paille dans le dos. - Il a monté les degrés du temple ; il va sonner, mais, apercevant Calchas en scène, il s'arrête.
Scène 7
Calchas, Pâris
Pâris
Un mot... N'êtes-vous pas le grand augure de Jupiter ?
Calchas
Oui, c'est moi, Calchas !
Pâris
Calchas... c'est bien cela... J'allais sonner.
Calchas
Je ne vous dis pas non... mais je suis occupé... un sacrifice déjà fort en retard...
Pâris
Le sacrifice attendra. Je viens pour affaire pressante.
Calchas
Si vous croyez que je me dérange comme ça, pour le premier berger venu !...
Pâris, très digne
J'ai besoin de vous.
Calchas, s'animant
Pourquoi faire ?... Vous allez peut-être me demander de vous tirer les cartes ? Il y a dans les faubourgs de petits oracles pour les bergers... Je suis, moi, l'oracle des salons
!
Pâris, le retenant
Vous n'avez pas reçu une lettre de Vénus ?
Calchas
Pas le moins du monde !
Pâris
C'est singulier... la colombe est partie devant moi... Elle aura rencontré quelque ramier !... C'est terrible pour ça, les colombes !... ça ne rencontre pas plus
tôt un ramier que... Eh bien, voilà !...
Calchas
Vous savez que je n'y crois pas du tout, à votre lettre de Vénus et à votre colombe !
Pâris
Vous n'y croyez pas ?... Eh bien, regardez !...
Il montre la droite. - Musique très douce à l'orchestre.
Calchas
Quoi ?
Pâris
Là-bas... dans l'azur... ce petit point noir qui grossit, grossit, grossit...
Calchas, regardant
Eh bien, c'est un pierrot.
Pâris
C'est ma colombe... et c'est ma lettre.
Calchas
Eh ! mais... le fait est...
La colombe, arrivant de la droite, vient s'abattre sur le doigt de Pâris ; elle bat des ailes et tient une lettre dans son bec.
Pâris
Vous voyez !...
Calchas
Il est vrai !...
Pâris
Prenez la lettre... elle est pour vous.
La colombe agite ses ailes.
Calchas, prenant la lettre
Eh bien, qu'est-ce qu'elle a ?
Pâris
Elle demande s'il y a une réponse... (A la colombe.) Non, il n'y en a pas. (La colombe s'envole vers la gauche. - La suivant des yeux.) Tiens, elle prend une autre
direction... elle a une autre commission, sans doute... Cette Vénus a une correspondance !...
Calchas, regardant la lettre
Le timbre de Cythère !... De Vénus... c'est bien de Vénus !...
Il mouille le timbre, le décolle et le met dans une petite boîte.
Pâris
Qu'est-ce que vous faites donc ?
Calchas
C'est pour l'album de timbres de la petite princesse Hermione... elle fait collection.
Pâris
Ah ! très bien !
Calchas, ouvrant la lettre
Vous permettez ?...
Pâris
Comment donc !...
Calchas, lisant. - Pendant cette lecture,le mélodrame continue à l'orchestre.
Homme de vingt ans, à la tête blonde,
Un berger viendra ;
Au nom de Vénus, qui sortit de l'onde, Calchas l'entendra.
A ce doux berger, dont Vénus proclame
Le goût merveilleux,
Vénus a promis la plus belle femme
Qui soit sous les cieux.
Lors, quand paraîtra la divine Hélène,
Fille de Léda,
Calchas au berger montrera la reine,
En disant : «Voilà !»
Fin du mélodrame.
Pâris
Voilà !
Calchas
Quoi ! ce serait vous ce Pâris, le fils du roi Priam ?... On ne parle que de vous à Sparte... et dans toute la Grèce !... (L'examinant.) C'est vous qui avez
prononcé ce fameux jugement ?
Pâris
Moi-même !
Calchas
Ainsi, vous avez vu la déesse ?...
Pâris
Un peu !...
Calchas, lui donnant une poussée
Coquin !... Pardonnez, prince !...
Pâris
Faites donc, faites donc !
Calchas
Si ce n'était pas abuser, je vous prierais...
Pâris
De quoi ?
Calchas
De me donner un léger aperçu...
Pâris, lui tapant sur le ventre
Farceur !... Pardonnez, grand augure !
Calchas
Ne vous gênez pas !... Eh bien ?
Pâris
Voici l'aperçu.
IAu mont Ida trois déesses
Se querellaient dans un bois :
Quelle est, disaient ces princesses,
La plus belle de nous trois ?
Evohé ! que ces déesses,
Pour enjôler les garçons,
Evohé ! que ces déesses
Ont de drôles de façons !
IIDans ce bois passe un jeune homme,
Un jeune homme frais et beau ; Sa main tenait une pomme...
Vous voyez bien le tableau.
Evohé ! que ces déesses, etc., etc.
IIIHolà ! hé ! le beau jeune homme,
Un instant arrêtez-vous,
Et veuillez donner la pomme
A la plus belle de nous...
Evohé ! que ces déesses, etc., etc.
IVL'une dit : J'ai ma réserve,
Ma pudeur, ma chasteté.
Donne le prix à Minerve :
Minerve l'a mérité !...
Evohé ! que ces déesses, etc., etc.
VL'autre dit : J'ai ma naissance,
Mon orgueil et mon paon ;
Je dois l'emporter, je pense :
Donne la pomme à Junon !...
Evohé ! que ces déesses, etc., etc.
VILa troisième, ah ! la troisième...
La troisième ne dit rien.
Elle eut le prix tout de même...
Calchas, vous m'entendez bien !
Evohé ! que ces déesses,
Pour enjôler les garçons,
Evohé ! que ces déesses
Ont de drôles de façons !
Calchas, lui donnant une poignée de main
Mon compliment !... Vénus ordonne...j'obéirai... avec regret, je ne vous le cache pas... Mélénas n'est pas un souverain pour moi... c'est un ami... Cependant,
je vous le répète, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, j'obéirai... Mes oracles, mon tonnerre et moi, sommes tout à votre service... Faut-il vous
présenter tout de suite à la reine ?
Pâris
Soit ! mais sans lui dire qui je suis... Je désire garder le plus strict incognito, jusqu'au moment où la situation sera favorable à un coup-de-théâtre.
Scène 8
Les mêmes, Hélène, les Pleureuses d'Adonis
La porte du temple s'ouvre, et descendent lentement, deux à deux, les femmes qui viennent de pleurer Adonis. - Le mélodrame joué pendant la lecture de la lettre
reprend pendant ce défilé. - Les femmes passent sans donner aucune attention au berger, qui, de son côté, les regarde à peine. Mais quand
Hélène paraît, la dernière, sur les marches du temple, elle est frappée de la beauté du berger. Emotion de Pâris à la vue de la
reine.
Calchas, bas, à Pâris en lui montrant Hélène
Lors, quand paraîtra la divine Hélène,
Fille de Léda, Calchas au berger montrera la reine,
En disant : Voilà !
Toutes les femmes sortent par la gauche, Hélène reste seule. - Un je ne sais quoi la retient près de ce bel inconnu.
Scène 9
Hélène, Calchas, Pâris
Hélène
Calchas !
Calchas, s'approchant
Grande reine !
Hélène, montrant Pâris
Quel est ce beau jeune homme ?
Calchas
Un étranger...
Hélène
Je ne sais dans quel rang le hasard l'a placé,
Mais je sais que son front est brillant de génie,
Et que jamais plus fier visage n'a passé
Dans le rêve éclatant d'une reine endormie !
Calchas
Des vers, princesse ?
Hélène
Sont-ce des vers ?... je ne sais... cela m'est venu tout naturellement en le voyant... Sa profession ?...
Calchas
Berger.
Hélène
Berger !
Calchas
Il me l'a dit, du moins.
Hélène
Bien heureuses les bergères, si ce n'est qu'un berger !... Mais en est-ce vraiment un ?...
Calchas
Je ne sais... mais s'il vous plaît de le lui demander vous-même...
Hélène
C'est une idée, ça !... Laisse-nous, bon Calchas : ce sont les dieux qui ont parlé par ta voix. Je vais l'interroger !
Calchas, à part, regardant Hélène et Pâris
Puisque Vénus l'ordonne !... c'est la fatalité !
Il rentre dans le temple.
Scène 10
Hélène, Pâris, puis Calchas
Hélène
à part. Pourquoi suis-je troublée ainsi ?... Je suis troublée, comme s'il allait se passer quelque chose de fatal !...
Pâris, à part
La voilà donc, cette femme dont l'amour m'a été promis !... Allons, allons, Vénus fait bien les choses... Merci, Vénus !...
Hélène
Beau jeune homme !...
Pâris
Princesse ?...
Hélène
N'es-tu vraiment qu'un mortel ?... Les dieux parfois s'amusent à se présenter à nos yeux sous un déguisement...
Pâris, modestement
Je ne suis qu'un mortel...
Hélène
Pas possible !...
Pâris
Et pas déguisé du tout, je vous assure.
Hélène
Un berger ?
Pâris
Un berger !
Hélène, avec une douce ironie
Où donc est ton troupeau ?
Pâris, montrant la droite
Tout là-bas, là-bas, là-bas, dans la montagne.
Hélène
Ah ! pourquoi l'as-tu quitté ?... comment te trouves-tu ici ?...
Pâris
On m'a dit qu'il allait y avoir un concours... je me suis fait inscrire, et je suis venu dans l'espoir de me faire remarquer.
Hélène, avec éclat
Par ta beauté ?
Pâris, modestement
Par mon intelligence.
Hélène
N'oublions pas ta beauté... Je ne te le dirais pas, si tu étais autre chose qu'un berger... mais, avec toi, ça n'a pas de conséquence : tu es crânement
beau !...
Pâris
à part. O Vénus !... (Haut.) Princesse...
Hélène
Très beau de face... Voyons de profil... De trois quarts, maintenant... (Pâris lui tourne presque le dos). Il est naïf... il a tout pour lui... Non, de trois
quarts par ici... (Pâris se retourne.) Lève un peu la tête... n'ouvre pas la bouche... Admirable !
Pâris, à part
O Vénus !
Hélène
C'est beau, un beau berger !... Ferme la bouche. (Contemplation muette et un peu prolongée.) Mais... je m'oublie à t'admirer... quelle heure as-tu, toi, au soleil
?...
Pâris, regardant en l'air
Trois heures vingt-cinq.
Hélène, regardant en l'air d'un autre côté
Déjà !... moi, j'ai deux heures quarante.
Pâris
Vous retardez.
Hélène
S'il est trois heures vingt-cinq, la cérémonie va commencer dans un instant. Cruelle chose que l'étiquette !..., une reine n'a pas plutôt admiré un
berger pendant cinq minutes que, crac !... l'étiquette arrive et les sépare.
Pâris
Malgré la séparation, il y aurait peut-être un moyen de correspondre.
Hélène
très émue. De correspondre !... et lequel ?
Pâris
Un regard, qui de la prunelle du berger oserait monter jusqu'à la souveraine splendide... un autre regard, qui de la prunelle de la souveraine splendide daignerait descendre
jusqu'à l'humble pasteur.
Hélène, avec mélancolie
Ils appellent ça faire de l'oeil, à Corinthe !
Hélène et Pâris se regardent très longuement en silence. Les premières notes de la marche des Rois se font entendre.
Calchas, sortant du temple et s'approchant d'Hélène
Reine, le cortège !
Hélène, à Pâris
Il faut nous séparer !... Je voudrais te revoir.
Pâris
Oh ! vous me reverrez !
Calchas, à Hélène
Reine, voici les rois qui viennent pour la cérémonie.
Hélène
Allons ceindre le diadème et remettre un peu de rouge sur mes cheveux.
Elle sort par la droite.
Calchas
Elle a raison... ça se fait beaucoup, à Sparte.
Pâris disparaît dans la foule qui envahit la scène.
Scène 11
Calchas, Oreste, Parthénis, Léaena
puis, et successivement, les deux Ajax, Achille, Ménélas, Agamemnon
Gardes, Musiciens, Peuple, puis Hélène et enfin Pâris
Oreste, entrant avec Parthénis et Léaena
Calchas, v'là le cortège à papa !
Tout le monde entre par la gauche. Oreste se place dans le coin à gauche avec Calchas.
Marche et choeur
Voici les rois de la Grèce !
Il faut que chacun s'empresse
De les nommer par leur nom...
Ménélas, homme tranquille
Avec le bouillant Achille
Et le grand Agamemnon.
Pendant le choeur, on a disposé des sièges à droite. Les rois entrent successivement ; les deux Ajax paraissent les premiers.
Les deux Ajax
Ces rois remplis de vaillance,
C'est les deux Ajax...
Ajax deuxième
Etalant avec jactance
Leur double thorax...
Ajax premier
Parmi le fracas immense
Des cuivres de Sax.
Les deux Ajax
Ces rois remplis de vaillance,
C'est les deux Ajax !
Choeur
Ces rois remplis de vaillance,
C'est les deux Ajax !
Achille, entrant
Je suis le bouillant Achille,
Le grand Myrmidon,
Combattant un contre mille,
Grâce à mon plongeon.
J'aurais l'esprit bien tranquille,
N'était mon talon...
Je suis le bouillant Achille,
Le grand Myrmidon !
Choeur
Voici le bouillant Achille,
Le grand Myrmidon !
Ménélas, entrant
Je suis le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
Je crains bien qu'un jour Hélène,
Je le dis tout bas,
Ne me fasse de la peine...
N'anticipons pas !...
Je suis le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
Choeur
C'est le mari de la reine,
Le roi Ménélas !
Agamemnon, entrant
Le roi barbu qui s'avance,
C'est Agamemnon ! Et ce nom seul me dispense
D'en dire plus long : J'en ai dit assez, je pense,
En disant mon nom... Le roi barbu qui s'avance,
C'est Agamemnon !
Choeur
Le roi barbu qui s'avance,
C'est Agamemnon !
Calchas, qui est sorti un instant par la droite, ramenant Hélène
La reine !
Reprise du Choeur
Voici les rois de la Grèce !
Il faut que le choeur s'empresse
De les nommer par leur nom :
Ménélas, homme tranquille,
Avec le bouillant Achille,
Et le grand Agamemnon !
Pendant cette reprise, les rois saluent Hélène et prennent place à droite : Agamemnon, Hélène et Ménélas s'asseyent sur des
sièges préparés pour eux ; les autres rois restent debout à la droite d'Agamemnon. Calchas, Oreste, Parthénis et Léaena sont à gauche.
Quatre musiciens sont placés sur les marches du temple. Le peuple et les gardes sont groupés au fond.
Calchas
à Oreste. Prince...
Oreste
Eh bien ! quoi ?
Calchas
Allez prendre place.
Oreste
Plus souvent !... Je reste ici pour chauffer le discours à papa : c'est convenu avec lui.
Calchas
Ah ! c'est différent...
Agamemnon
Allons, Calchas, voyons, voyons ! Y sommes-nous ?
Calchas
Oui, roi des rois.
Agamemnon se levant
La séance est ouverte. Je donne la parole au roi Ménélas... Allez, je vous la donne.
Oreste
Bravo !
Agamemnonà Oreste
Trop tôt, cher enfant, trop tôt !...
Il se rassied.
Ménélas se levant
Je devais présider cette fête... Je n'ai pas l'habitude des luttes oratoires... je serais charmé que mon beau-frère Agamemnon voulût bien me
suppléer dans cette tâche difficile... (A Agamemnon.) Vous me l'avez donnée, je vous la rends...
Profond silence. Ménélas se rassied.
Oreste à ceux qui l'entourent
C'est un four, ça !... mais vous allez entendre papa !...
Agamemnon se levant
Rois et peuples de la Grèce, il ne s'agit pas aujourd'hui, comme dans nos luttes habituelles, de lancer le disque d'une main sûre ou de diriger un char dans la
carrière. Cette journée est spécialement consacrée aux choses de l'intelligence... Des hommes forts, nous en avons... le bouillant Achille est fort, les deux
Ajax sont forts... et moi-même... Ce que nous n'avons pas, ce sont des gens d'esprit !
Le peuple
C'est vrai ! c'est vrai !
Agamemnon
La Grèce s'abrutit !
Le peuple
C'est vrai ! c'est vrai !
Oreste
Vive adhésion !...
Agamemnon
Pourquoi le caractère imposant de cette solennité m'empêche-t-il d'adresser la parole à Parthénis et à Léaena, quej'aperçois
là-bas ?... «Voyons, leur dirais-je, vous qui connaissez tant de monde, voyez-vous beaucoup de gens d'esprit ?...» Je suis bien sûr qu'elles me
répondraient : «Nous voyons des guerriers, des architectes, des marchands, des sculpteurs, des poètes, des philosophes, des gens de lettres... mais pour des gens
d'esprit, nous n'en voyons jamais».
Parthénis et Léaena
C'est vrai ! c'est vrai !
Oreste
Un peu vif, mais profond !
Agamemnon
Et, par les dieux immortels, cependant, il doit y en avoir quelque part, des gens d'esprit !... C'est afin de les découvrir que nous avons institué ce concours... Les rois,
les poètes, les bergers...
Hélène très émue, se levant
Les bergers !... où donc est-il ?
Agamemnon
Vous dites, princesse ?...
Hélène
Rien !
Agamemnon
Veuillez vous asseoir, chère enfant. (Hélène se rassied. - Continuant.) Les rois, les poètes, les bergers, tous sont également admis à se
disputer le prix... C'est un concours en partie liée... il y aura donc trois épreuves : une charade, un calembour et des bouts-rimés !... Le vainqueur recevra des
mains de la reine une couronne de feuilles de pin... J'avais d'abord pensé à une couronne d'or... mais je me suis dit : «Pour des gens d'esprit... du pin, c'est bien
assez !...»
Oreste
Economie pour le budget !
Agamemnon
Et maintenant, jeunes élèves, élancez-vous dans la carrière... disputez-vous-la, cette modeste et glorieuse couronne... Et vous, fanfares, sonnez pour
l'éloquence du roi des rois, en attendant que vous sonniez pour le triomphe du lauréat... Allez, la musique !
Applaudissements prolongés.
Oreste se faisant remarquer par son enthousiasme et allant embrasser Agamemnon
Bravo, papa, bravo !... La Phocéenne ! la Phocéenne !
Tous
La Phocéenne !
Les musiciens placés sur les marches du temple exécutent une fanfare comme dans les distributions de prix. - Cette fanfare est fausse et criarde.
Agamemnon
Nous commençons sans perdre une minute... Peuples de la Grèce, écoutez la charade... Roi Ménélas, veuillez en donner lecture.
Ménélas recevant des mains d'Agamemnon un pli cacheté et se levant
De grand coeur.
Agamemnon pendant que Ménélas brise le cachet
Vous voyez, messieurs, les cachets sont intacts.
Il se rassied.
Ménélas lisant
CHARADEMon premier se donne au malade...
Achille triomphant
«Se donne au malade...» je sais ce que c'est ! je sais ce que c'est !
Voix nombreuses
N'interrompez pas ! n'interrompez pas !
Agamemnon légèrement gouailleur
Vous savez ce que c'est ?
Achille
Pardieu, oui !... ce n'est pas difficile... «se donne au malade...»
Mouvements divers.
Agamemnon
C'est de mauvais goût ce que vous dites... et puis, ce n'est pas ça du tout !... Reprenez, roi Ménélas.
Ménélas lisant
Mon premier se donne au malade ;
Mon deuxième, c'est vous ou moi...
Le troisième de ma charade
Convient aux gens de qui l'emploi
Est d'aller, quand la nuit arrive,
Partout ramasser les haillons,
Les chiffons.
La foule, d'un seul cri
Hotte ! hotte ! hotte !
Agamemnon se levant
Eh bien ! oui... le troisième c'est Hotte... Allons, l'abrutissement n'est pas aussi complet que nous pouvions le croire... Continuez, roi Ménélas !
Il se rassied.
Ménélas continuant
Mon quatrième est une rive
Où manque l'air absolument.
Mon tout par les chemins s'en va comme le vent.
J'ai dit.
Silence. Il se rassied.
Agamemnon
Eh bien, allez-y, jeunes athlètes !
Ajax premier
Anecdotique !
Ajax deuxième
Emmailloté !
Achille
Gibelotte !
Ils répètent les mots tous les trois ensemble.
Voyons... procédons par ordre... Qui est-ce qui a dit : «anecdotique» ?
Ajax premier
Moi, Ajax premier.
Agamemnon
Comment expliquez-vous ?... âne, d'abord ?
Ajax premier
Eh bien ! le roi Ménélas a dit : «C'est vous ou moi !»
Ménélas à Agamemnon
Il va un peu loin !...
Agamemnon avec bonhomie
Vous auriez peut-être raison, s'il s'agissait de la deuxième syllabe, mais il s'agit de la première : «se donne au malade...» (Regardant Ajax premier
qui s'avance.) Pauvre homme !... (Ajax deuxième fait reculer Ajax premier.) Passons à un autre !... Qui a dit : «emmailloté» ?
Ajax deuxième
Moi, mais je le retire...
Agamemnon
Eh bien, si j'ai un conseil à donner à celui qui a dit : «gibelotte», c'est d'en faire autant !
Achille
Cela vaudrait la peine d'être discuté... car, enfin, il y a hotte, dans «gibelotte», il y a hotte !
Murmures.
Agamemnon
Allons, à de plus malins !.... Eh bien ! personne ?...
Chacun cherche, la tête dans ses mains. A ce moment, Pâris sort de la foule.
Hélène avec un cri, se levant
Ah !... lui !...
Agamemnon, se levant aussi
Quoi, reine ?
Hélène
Regardez !
Agamemnon
Un berger !... Que veux-tu, jeune berger ?
Pâris très simplement
Dire le mot de la charade.
Achille
Jeune présomptueux !...
Agamemnon
Il est certain que cela serait d'un fâcheux exemple après que des rois... Parle, cependant, parle.
Il se rassied ainsi qu'Hélène.
Pâris
Mon premier se donne au malade : loch...
Ménélas regardant sur le papier
Oui... oui !
Pâris
Mon deuxième, c'est vous ou moi : homme !
Ménélas de même
Oui ! oui !
Pâris
Le troisième de ma charade
Convient aux gens de qui l'emploi
Est de ramasser les chiffons...
Achille vivement
Hotte !...
Agamemnon
Tout le monde l'a dit.
Achille à Pâris
Je t'attends au quatrième.
Pâris
M'y voici !... Il est bête, le quatrième, mais il n'est pas difficile... une rive sans r.. ive !... Loch, homme, hotte, ive.
Achille vivement
Locomotive !... j'ai trouvé !
Pâris
Oui, locomotive... Et c'est très fort d'avoir trouvé ça quatre mille ans avant l'invention des chemins de fer.
Achille triomphant
C'est moi qui l'ai dit !
Agamemnon
se levant. Achille, vous devenez insupportable !... Taisez-vous !... Le berger a gagné la première manche !
Hélène à part
Vainqueur ! Il est vainqueur !
Achille
Je soutiens que...
Agamemnon
Silence ! (à Pâris.) Ton nom, jeune vainqueur ?
Pâris
Si ça ne vous fait rien, je ne le dirai qu'après les bouts-rimés.
Agamemnon
A ton aise !...
Il se rassied.
Oreste
Fanfare, fanfare pour l'inconnu !...
Le peuple
Fanfare !
La musique exécute de nouveau la fanfare. Pâris se retire dans la foule.
Agamemnon après la fanfare
Chaud ! chaud !... passons au calembour ! Posez la question, roi Ménélas. Voici le calembour !
Il lui remet un pli cacheté.
Ménélas se levant, ouvre et lit ; il paraît troublé et hésitant.
La question... la question...
Agamemnon
Eh bien, quoi ?
Ménélas
Elle est étrange, la question !
Le peuple
Parlez ! parlez !
Ménélas lisant
Quelle différence y a-t-il entre des cornichons et Calchas ?
Le peuple, d'un cri unanime
Il n'y en a pas !
Calchas furieux et s'avançant
Comment ! il n'y en a pas ?... Cherchez autre chose !
Achille
Non, il n'y en a pas, il n'y en a pas !... J'ai trouvé, cette fois !
Agamemnon à Ménélas
C'est peut-être la réponse... cette unanimité...
Ménélas consultant le papier
Non, ce n'est pas la réponse... Elle est là, la réponse, je la vois !... si je ne la voyais pas, je croirais moi-même...
Agamemnon voyant reparaître Pâris
Le berger ! le berger !...
Grand silence.
Achille à part
Lui ! toujours lui !...
Ménélas à Pâris
Vous savez la différence ?
Pâris
Oui.
Ménélas
Eh bien, vous êtes un malin !
Pâris modestement
Je m'adresse à Calchas et je lui dis :
La différence n'est pas maigre
Entre des cornichons et toi !
Ils sont confits dans du vinaigre...
Calchas est confident du roi.
Agamemnon après un temps
Ah !... ah !... j'ai compris !.
Ménélas comprenant à son tour, après un nouveau temps
Ah !... ah !... admirable !...
Calchas comprenant, après un nouveau temps
Ah !... ah !... très délicat !
Il serre la main de Pâris avec effusion.
Agamemnon
A vous la seconde manche !... Quant à votre nom...
Pâris
Je préfère toujours attendre...
Agamemnon
Très bien !
Pâris se retire de nouveau dans la foule.
Oreste
Fanfare ! fanfare pour l'inconnu !
Tous
Fanfare !
Nouvelle exécution de la fanfare.
Agamemnon
Chaud ! chaud ! les bouts-rimés ! les bouts-rimés ! la dernière épreuve !... Roi Ménélas, donnez connaissance des quatre rimes !
Il lui donne un papier.
Ménélas se levant
Les voici, messieurs !... (Lisant.) Chaîne - poids - peine - trois... Elles sont un peu faciles... mais pour un premier concours...
Il se rassied.
Agamemnon
Allez-y, mes poètes !... hop là !... hop là ! Tâchons d'enfoncer le berger.
Calchas
On redemande les rimes.
Ménélas se relevant et avec aigreur
Chaîne - poids - peine - trois.
Il se rassied.
Achille
A moi, à moi !...
Agamemnon
Vous avez du zèle, bouillant Achille... Jusqu'à présent ce zèle n'a pas été heureux... Enfin, voyons !
Achille
Attachez-moi avec une grosse (soulignant) chaîne, mettez-moi sur le dos une quantité considérable de...
Agamemnon
Ce ne sont pas des vers, mon ami...
Achille
Pourquoi ça ?...
Agamemnon
Alors, c'est une éducation à faire... nous ne sommes pas ici pour vous enseigner la prosodie. (Ajax deuxième lève la main.) A vous, Ajax
deuxième... je présume que c'est bien pour dire des vers...
Ajax deuxième
Pas pour autre chose... Ce n'est qu'un quatrain.
Agamemnon
Naturellement !
Ajax deuxième avec lyrisme
Toute chaîne
A deux poids,
Toute peine
En a trois.
Agamemnon après un temps
Comprenez-vous, roi Ménélas ?
Ménélas
Pas du tout !... mais c'est harmonieux.
Agamemnon
Je vous demande pardon, mon petit Ajax... auriez-vous la bonté de recommencer ?
Ajax deuxième
Toute chaîne
A deux poids...
Agamemnon achevant
Toute peine
En a trois.
C'est doux à l'oreille, et ça ne veut rien dire du tout... Vous ferez école, mon ami, vous ferez école... Mais à un autre...
Ajax premier s'avançant timidement
Hotte !
Agamemnon
Otez-le !... ôtez-le !
On fait reculer Ajax premier.
Voix, dans la foule
Assez de rois !... Le berger ! le berger!
Pâris reparaissant
On me demande ?
Hélène vivement
Oui, oui !
Pâris
Je m'adresse au roi Ménélas...
Ménélas se levant
Je consens...
Il se lève et passe au milieu.
Pâris
... Ainsi qu'à ma souveraine.
Hélène se levant et allant à Pâris
Parle ! parle !...
Tout le monde descend, entourant Hélène, Pâris et Ménélas, qui se trouvent sur le devant de la scène, - Pâris au milieu.
Pâris
Et je leur dis :
Quand on est deux, l'hymen est une chaîne
Dont il est malaisé de supporter le poids :
Mais on la sent peser à peine,
Quand on est trois.
Hélène
Ah ! délicieux ! délicieux !
La foule
Bravo ! bravo !
Agamemnon
Qu'en dites-vous, roi Ménélas ?
Ménélas allant à Agamemnon
«Quand on est trois...» Je fais mes réserves sur le fond, mais quant à la forme... (Amèrement.) je suis obligé de convenir que c'est bien
tapé !
Agamemnon
A vous, jeune berger, le troisième et dernier pompon !...
Finale
Choeur
Gloire au berger victorieux !
Il est vraiment ingénieux.
Gloire au berger victorieux !
Achille bouillant de colère
Vaincu par un berger !...
Agamemnon
Quel est donc ce quidam ?
Pâris
Ce quidam est Pâris, le fils du roi Priam.
Hélène éperdue, à part
0 ciel ! l'homme à la pomme !
Pâris
L'homme à la pomme !
Tous
L'homme à la pomme !
Ménélas avec une satisfaction marquée, allant à Pâris
Ainsi, vous êtes gentilhomme ?
Vraiment j'en suis bien aise...
Hélène avec chagrin
Eût de sa noble main
Posé le vert laurier sur le front d'un vilain.
(A Hélène.)
Couronnez-le, madame.
Il lui remet la couronne.
Hélène avec élan, allant à Pâris
Ah ! de toute mon âme.
Elle le couronne.
Le choeur, pendant le couronnement
Gloire à Pâris victorieux !
Il est vraiment ingénieux !
Ménélas à Pâris
Et maintenant j'espère que, ce soir,
Dans nos royales demeures
Nous aurons celui de vous voir.
Hélène avec sentiment
Nous dînons à sept heures... Nous nous mettons à table à sept heures.
Pâris
Fille de Jupiter, je ne l'oublierai pas.
Hélène à part, passant près de Ménélas
C'est la fatalité qui le met sur mes pas !
Calchas bas, à Pâris
Eh bien ! es-tu content ?
Pâris bas, en montrant Ménélas
Je le serais bien davantage
Si Ménélas était absent.
Calchas bas
Je vais arranger ça.
(Se précipitant vers le temple, dont il ouvre la porte.)
Philocôme, à l'ouvrage !
Formidable coup de tonnerre. - Saisissement général.
Agamemnon
Bon ! la foudre gronde !
Et voilà le monde
Tout interloqué !
Choeur
Ce coup de tonnerre
Annonce à la terre
Un communiqué.
Calchas sur le parvis du temple et comme taquiné par une main invisible
Depuis les pieds jusqu'à la tête
Je sens comme un frémissement !...
Finis, Jupiter ! que c'est bête !
Choeur
Ecoutons tous, c'est le moment.
Calchas comme inspiré
Les dieux décrètent par ma voix,
Par ma voix Jupiter décrète
Qu'il faut que Ménélas aille passer un mois...
Ménélas s'approcbant de Calchas, (parlé)
Où donc ?..
Calchas
Dans les montagnes de la Crète.
Ménélas
Allons, bon ! partir pour la Crète !
Hélène
Allez, partez pour la Crète...
Le peuple, à Ménélas
Allez, partez pour la Crète !
Ménélas
Que diable vais-je faire en Crète ?
Hélène à Ménélas
Va-t'en, mon loulou,
Va-t'en n'importe où.
(A elle-même.)
Le roi plaintif qui s'embarque
Est bien imprudent,
Et le peuple entier remarque
Que, dans un moment,
Il sera pour ce monarque
Fâcheux d'être absent...
Le roi plaintif qui s'embarque
Est bien imprudent.
Tous
Le roi plaintif qui s'embarque
Est bien imprudent.
Choeur général
Pars pour la Crète,
Va, pars, que rien ne t'arrête,
Ni flots ni tempête...
Gagne, Ménélas, le pays lointain,
Où te mène, hélas ! la voix du destin !
Tableau. - Adieux de Ménélas et d'Hélène. - Joie de Pâris.
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