Alors que la tradition a fait du petit Polydore, comme Astyanax, le symbole de l'innocence assassinée, l'Iliade le présente comme un combattant suffisamment avancé, malgré sa jeunesse, pour affronter Achille. Voici le récit de la mort de ce jeune guerrier (XX, 407 sqq) :
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Polydore tué par Polymestor
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Un peu plus tard, le vieux Priam tente en vain de faire rentrer son fils Hector, qui a assisté à la mort de Polydore et qui attend Achille de pied ferme devant les portes de la cité (XXII, 38 sqq) :
Ἕκτορ μή μοι μίμνε φίλον τέκος ἀνέρα τοῦτον οἶος ἄνευθ’ ἄλλων, ἵνα μὴ τάχα πότμον ἐπίσπῃς Πηλεΐωνι δαμείς, ἐπεὶ ἦ πολὺ φέρτερός ἐστι σχέτλιος· [...] ὅς μ’ υἱῶν πολλῶν τε καὶ ἐσθλῶν εὖνιν ἔθηκε κτείνων καὶ περνὰς νήσων ἔπι τηλεδαπάων. καὶ γὰρ νῦν δύο παῖδε Λυκάονα καὶ Πολύδωρον οὐ δύναμαι ἰδέειν Τρώων εἰς ἄστυ ἀλέντων, τούς μοι Λαοθόη τέκετο κρείουσα γυναικῶν. ἀλλ’ εἰ μὲν ζώουσι μετὰ στρατῷ, ἦ τ’ ἂν ἔπειτα χαλκοῦ τε χρυσοῦ τ’ ἀπολυσόμεθ’, ἔστι γὰρ ἔνδον· [...] εἰ δ’ ἤδη τεθνᾶσι καὶ εἰν Ἀΐδαο δόμοισιν, ἄλγος ἐμῷ θυμῷ καὶ μητέρι τοὶ τεκόμεσθα· |
"Hector, crois-moi, et n'attends pas cet homme, mon enfant, seul, ainsi, loin des autres ; sans quoi, bien vite tu seras au terme de ton destin, dompté par le Péléide : il est cent fois plus fort que toi [..] Il m'a pris tant de fils, et si braves, qu'il a tués ou vendus dans des îles lointaines ! et aujourd'hui encore, il est deux de mes fils, Lycaon, Polydore, que je n'arrive pas à apercevoir parmi les Troyens qui ont rallié la ville. Ce sont ceux que m'avait donnés Laothoé, noble femme entre toutes. S'ils sont vivants encore au milieu du camp, nous les rachèterons à prix de bronze et d'or ; ce n'est pas là ce qui manque chez nous [...] Mais si déjà ils ont péri, s'ils sont aux demeures d'Hadès, quelle peine pour notre coeur, à moi et à leur mère, qui leur avons donné le jour !" |
Après Homère, les histoires de Polydore connaissent deux variantes importantes :
- Une variante remontant probablement au Cycle homérique en fait rapidement non pas un fils de Laothoé, mais un fils légitime d'Hécube. C'est sur cette tradition que s'alignent la plupart des auteurs importants.
- Mais c'est surtout la mort de Polydore qui donne lieu à des variations intéressantes, concernant ses modalités, les motivations de son meurtrier et le châtiment de ce dernier.
Au début de l'Hécube d'Euripide, après la destruction de Troie, c'est le fantôme de Polydore qui apparaît d'emblée, pour présenter la situation et prophétiser tout le déroulement de la pièce. Voici les vers qui concernent son propre destin (v.1-30) :
ΠΟΛΥΔΩΡΟΥ ΕΙΔΩΛΟΝ Ἥκω νεκρῶν κευθμῶνα καὶ σκότου πύλας λιπών, ἵν’ Ἅιδης χωρὶς ὤικισται θεῶν, Πολύδωρος, Ἑκάβης παῖς γεγὼς τῆς Κισσέως Πριάμου τε πατρός, ὅς μ’, ἐπεὶ Φρυγῶν πόλιν κίνδυνος ἔσχε δορὶ πεσεῖν Ἑλληνικῶι, δείσας ὑπεξέπεμψε Τρωϊκῆς χθονὸς Πολυμήστορος πρὸς δῶμα Θρηικίου ξένου, ὃς τήνδ’ ἀρίστην Χερσονησίαν πλάκα σπείρει, φίλιππον λαὸν εὐθύνων δορί. πολὺν δὲ σὺν ἐμοὶ χρυσὸν ἐκπέμπει λάθραι πατήρ, ἵν’, εἴ ποτ’ Ἰλίου τείχη πέσοι, τοῖς ζῶσιν εἴη παισὶ μὴ σπάνις βίου. νεώτατος δ’ ἦ Πριαμιδῶν, ὃ καί με γῆς ὑπεξέπεμψεν· οὔτε γὰρ φέρειν ὅπλα οὔτ’ ἔγχος οἷός τ’ ἦ νέωι βραχίονι. ἕως μὲν οὖν γῆς ὄρθ’ ἔκειθ’ ὁρίσματα πύργοι τ’ ἄθραυστοι Τρωϊκῆς ἦσαν χθονὸς Ἕκτωρ τ’ ἀδελφὸς οὑμὸς εὐτύχει δορί, καλῶς παρ’ ἀνδρὶ Θρηικὶ πατρώιωι ξένωι τροφαῖσιν ὥς τις πτόρθος ηὐξόμην τάλας· ἐπεὶ δὲ Τροία θ’ Ἕκτορός τ’ ἀπόλλυται ψυχὴ πατρώια θ’ ἑστία κατεσκάφη αὐτός τε βωμῶι πρὸς θεοδμήτωι πίτνει σφαγεὶς Ἀχιλλέως παιδὸς ἐκ μιαιφόνου, κτείνει με χρυσοῦ τὸν ταλαίπωρον χάριν ξένος πατρῶιος καὶ κτανὼν ἐς οἶδμ’ ἁλὸς μεθῆχ’, ἵν’ αὐτὸς χρυσὸν ἐν δόμοις ἔχηι. κεῖμαι δ’ ἐπ’ ἀκταῖς, ἄλλοτ’ ἐν πόντου σάλωι, πολλοῖς διαύλοις κυμάτων φορούμενος, ἄκλαυτος ἄταφος· |
LE FANTOME DE POLYDOREJe viens des cavernes des morts et des portes de l'ombre |
Par la suite, la mer rejette sur la plage le cadavre de Polydore : c'est ainsi qu'Hécube apprend la mort d'un fils qu'elle croyait en sécurité, et comprend le sens d'un rêve qui lui révélait la cupidité de l'hôte meurtrier. Or Polymestor précisément arrive avec ses enfants dans la dernière partie de la pièce, l'exodos ; Hécube lui demande des nouvelles de son fils, et il ment avec aplomb. Elle prétend alors lui révéler l'emplacement d'un trésor et l'attire sous une tente avec ses enfants. Là, des captives troyennes complices l'aident à aveugler le père et à égorger les fils. Hécube est vengée. Mais il faut à présent justifier ce carnage devant Agamemnon. Voici la version des faits par Polymestor : elle dépend directement de son intérêt à se concilier les vainqueurs de la guerre (v.1132-1144).
λέγοιμ’ ἄν. ἦν τις Πριαμιδῶν νεώτατος, Πολύδωρος, Ἑκάβης παῖς, ὃν ἐκ Τροίας ἐμοὶ πατὴρ δίδωσι Πρίαμος ἐν δόμοις τρέφειν, ὕποπτος ὢν δὴ Τρωϊκῆς ἁλώσεως. τοῦτον κατέκτειν’· ἄνθ’ ὅτου δ’ ἔκτεινά νιν ἄκουσον, ὡς εὖ καὶ σοφῆι προμηθίαι. ἔδεισα μή σοι πολέμιος λειφθεὶς ὁ παῖς Τροίαν ἀθροίσηι καὶ ξυνοικίσηι πάλιν, γνόντες δ’ Ἀχαιοὶ ζῶντα Πριαμιδῶν τινα Φρυγῶν ἐς αἶαν αὖθις ἄρειαν στόλον, κἄπειτα Θρήικης πεδία τρίβοιεν τάδε λεηλατοῦντες, γείτοσιν δ’ εἴη κακὸν Τρώων, ἐν ὧιπερ νῦν, ἄναξ, ἐκάμνομεν. |
Je m'explique. Les Priamides avaient un frère cadet, |
Mais la réponse d'Hécube nous donne à entendre un écho des cours de rhétorique (et même de sophistique) du Ve siècle avant JC, en nous rappelant qu'Homère était le sujet privilégié des exercices de déclamation dans les écoles (v.1187-1223):
Ἀγάμεμνον, ἀνθρώποισιν οὐκ ἐχρῆν ποτε τῶν πραγμάτων τὴν γλῶσσαν ἰσχύειν πλέον· ἀλλ’ εἴτε χρήστ’ ἔδρασε χρήστ’ ἔδει λέγειν, εἴτ’ αὖ πονηρὰ τοὺς λόγους εἶναι σαθρούς, καὶ μὴ δύνασθαι τἄδικ’ εὖ λέγειν ποτέ. σοφοὶ μὲν οὖν εἰσ’ οἱ τάδ’ ἠκριβωκότες, ἀλλ’ οὐ δύνανται διὰ τέλους εἶναι σοφοί, κακῶς δ’ ἀπώλοντ’· οὔτις ἐξήλυξέ πω. καί μοι τὸ μὲν σὸν ὧδε φροιμίοις ἔχει· πρὸς τόνδε δ’ εἶμι καὶ λόγοις ἀμείψομαι· ὃς φὴις Ἀχαιῶν πόνον ἀπαλλάσσων διπλοῦν Ἀγαμέμνονός θ’ ἕκατι παῖδ’ ἐμὸν κτανεῖν. ἀλλ’, ὦ κάκιστε, πρῶτον οὔποτ’ ἂν φίλον τὸ βάρβαρον γένοιτ’ ἂν Ἕλλησιν γένος οὐδ’ ἂν δύναιτο. τίνα δὲ καὶ σπεύδων χάριν πρόθυμος ἦσθα; πότερα κηδεύσων τινὰ ἢ συγγενὴς ὢν ἢ τίν’ αἰτίαν ἔχων; ἢ σῆς ἔμελλον γῆς τεμεῖν βλαστήματα πλεύσαντες αὖθις; τίνα δοκεῖς πείσειν τάδε; ὁ χρυσός, εἰ βούλοιο τἀληθῆ λέγειν, ἔκτεινε τὸν ἐμὸν παῖδα καὶ κέρδη τὰ σά. ἐπεὶ δίδαξον τοῦτο· πῶς, ὅτ’ εὐτύχει Τροία, πέριξ δὲ πύργος εἶχ’ ἔτι πτόλιν, ἔζη τε Πρίαμος Ἕκτορός τ’ ἤνθει δόρυ, τί οὐ τότ’, εἴπερ τῶιδ’ ἐβουλήθης χάριν θέσθαι, τρέφων τὸν παῖδα κἀν δόμοις ἔχων ἔκτεινας ἢ ζῶντ’ ἦλθες Ἀργείοις ἄγων; ἀλλ’ ἡνίχ’ ἡμεῖς οὐκέτ’ ἦμεν ἐν φάει, ἀλλ’ ἡνίχ’ ἡμεῖς οὐκέτ’ ἦμεν ἐν φάει, καπνὸς δ’ ἐσήμην’ ἄστυ πολεμίοις ὕπο, ξένον κατέκτας σὴν μολόντ’ ἐφ’ ἑστίαν. πρὸς τοῖσδε νῦν ἄκουσον ὡς φαίνηι κακός· χρῆν σ’, εἴπερ ἦσθα τοῖς Ἀχαιοῖσιν φίλος, τὸν χρυσὸν ὃν φὴις οὐ σὸν ἀλλὰ τοῦδ’ ἔχειν δοῦναι φέροντα πενομένοις τε καὶ χρόνον πολὺν πατρώιας γῆς ἀπεξενωμένοις· σὺ δ’ οὐδὲ νῦν πω σῆς ἀπαλλάξαι χερὸς τολμᾶις, ἔχων δὲ καρτερεῖς ἔτ’ ἐν δόμοις. |
HECUBELes paroles, Agamemnon, ne devraient jamais prévaloir sur les faits. |
Agamemnon se range alors aux arguments d'Hécube et donne tort à Polymestor qui, furieux, prédit à ses deux adversaires ce que lui ont révélé les oracles thraces : Hécube sera métamorphosée en chienne aux yeux rouges, Cassandre et Agamemnon seront tués par Clytemnestre à leur arrivée à Mycènes. Le vent se lève, les navires vont appareiller et conduire les uns et les autres vers leur destin.
C'est cette version euripidéenne de la cupidité de Polymestor que reprend Ovide dans ses Métamorphoses (XIII, 429-438) :
Est, ubi Troia fuit, Phrygiae contraria tellus |
Il existe une terre en face de la Phrygie - là où Troie se dressait - |
Mais Ovide, tout en suivant fidèlement le récit d'Euripide (Hécube découvre le cadavre de son fils, attire Polymestor dans un piège et lui arrache les yeux) lui donne le prolongement qu'appelle son projet de raconter des métamorphoses. Voici celle d'Hécube (XIII, 565-571) :
clade sui Thracum gens inritata tyranni |
Les habitants de Thrace, furieux du meurtre de leur tyran, |
C'est encore cette version de la cupidité de Polymestor qui a inspiré Virgile, mais la mort de Polydore est différente, de même que les circonstances de la découverte de son cavadre. Enée, s'étant enfui de Troie, trouve dans un premier temps refuge en Thrace et décide d'offrir un sacrifice aux dieux protecteurs des lieux (Enéide III, 22-48) :
forte fuit iuxta tumulus, quo cornea summo |
Justement, près de là, se dressait un tertre, couvert de buissons |
Virgile donne ensuite de la mort de Polydore la même explication, et conclut sa réflexion sur une expression devenue proverbiale : Quid non mortalia pectora cogis,/ auri sacra fames ? "A quoi ne pousses-tu pas le coeur des mortels, exécrable soif de l'or !"
C'est sur cette même version virgilienne que brodera Ausone, des siècles plus tard, dans l'une de ses Epitaphes des héros qui ont pris part à la guerre de Troie (XIX) :
XIX. POLYDOROCede procul, myrtumque istam fuge nescius hospes, XIX. Polydorus.ÉLOIGNE-TOI, étranger ; fuis ce myrte que tu ne connais pas : c'est une moisson de javelots qui a pris racine dans mon sang. Percé de traits, je restai enseveli sous mes propres débris, et ce tombeau est le second qui recouvre Polydorus. Le pieux Énée sait bien, et toi aussi, roi impie, que si le crime d'un Thrace écrase mon cadavre, le culte d'un Troyen lui donne un abri. |
Il faut enfin signaler une variante de cette histoire, inspirée semble-t-il par une tragédie perdue de Pacuvius, (fin IIIe-début IIe s. av.JC), Iliona, mais dont la ligne générale est préservée par Hygin (Fable CIX - Iliona) :
1 Priamo Polydorus filius ex Hecuba cum esset natus, Ilionae filiae suae dederunt eum educandum, quae Polymnestori regi Thracum erat nupta, quem illa pro filio suo educauit, Deipylum autem quem ex Polymnestore procreauerat, pro suo fratre educauit, ut si alteri eorum quid foret, parentibus praestaret. Après la naissance de Polydore, fils de Priam et d'Hécube, l'éducation de l'enfant fut confiée à leur fille Iliona, qui avait épousé Polymnestor, le roi de Thrace ; elle l'éduqua comme son propre fils, et fit passer Deipyle, le fils qu'elle avait eu de Polymnestor, pour son propre frère ; ainsi, s'il arrivait quelque chose à l'un des deux, elle pourrait rendre l'autre à ses parents. 2 sed cum Achiui Troia capta prolem Priami exstirpare uellent, Astyanacta Hectoris et Andromachae filium de muro deiecerunt et ad Polymnestorem legatos miserunt qui ei Agamemnonis filiam nomine Electram pollicerentur in coniugium et auri magnam copiam si Polydorum Priami filium interfecisset. Mais après la prise de Troie, les Achéens décidèrent d'anéantir la descendance de Priam : ils précipitèrent Astyanax, le fils d'Hector et d'Andromaque, du haut des murailles et envoyèrent des émissaires à Polymnestor pour lui promettre Electre, la fille d'Agamemnon, en mariage, et beaucoup d'or s'il tuait Polydore, le fils de Priam. 3 Polymnestor legatorum dicta non repudiauit, Deipylumque filium suum imprudens occidit, arbitrans se Polydorum filium Priami interfecisse. Polymnestor, loin de repousser la proposition des émissaires, tua sans le savoir son propre fils Déipyle, en pensant tuer Polydore, le fils de Priam. 4 Polydorus autem ad oraculum Apollinis de parentibus suis sciscitatum est profectus, cui responsum est patriam incensam, patrem occisum, matrem in seruitute teneri. Mais Polydore partit interroger l'oracle d'Apollon sur ses parents et apprit que sa patrie était en cendres, son père mort et sa mère réduite en esclavage. 5 cum inde rediret et uidit aliter esse ac sibi responsum fuit [...] se Polymnestoris esse filium, ab sorore Ilionea inquisiuit quid ita aliter sortes dixissent ; cui soror quid ueri esset patefecit, et eius consilio Polymnestorem luminibus priuauit atque interfecit. A son retour, il vit qu'il en allait autrement que ne l'avait dit l'oracle ; pensant qu'il était le fils de Polymnestor, il demanda à sa soeur Iliona pourquoi le sort avait dit autre chose ; elle lui révéla alors la vérité, et sur son conseil il priva Polymnestor de la vue, puis le tua. |
Références des traductions
- Traductions de l'Iliade : Paul Mazon (1937)
- Traductions d'Hécube d'Euripide : Marie Delcourt (1962)
- Traduction des Métamorphoses d'Ovide : Danièle Robert - Actes Sud (2001)
- Traduction de l'Enéide : Itinera Electronica
- Traduction d'Hygin : Agnès Vinas (2009)