Cet épisode important ne figure pas dans l'Iliade, qui s'achève après la mort d'Hector : Achille n'est pas encore mort, et il n'y a donc pas lieu de se disputer ses armes. En revanche, la dispute et ses tragiques conséquences devaient être assez connues pour que l'Odyssée leur consacre une longue allusion lors de la visite d'Ulysse chez les morts (XI, 541-567) :

αἱ δ’ ἄλλαι ψυχαὶ νεκύων κατατεθνηώτων
ἕστασαν ἀχνύμεναι, εἴροντο δὲ κήδε’ ἑκάστη.
οἴη δ’ Αἴαντος ψυχὴ Τελαμωνιάδαο
νόσφιν ἀφεστήκει, κεχολωμένη εἵνεκα νίκης,
τήν μιν ἐγὼ νίκησα δικαζόμενος παρὰ νηυσὶ
τεύχεσιν ἀμφ’ Ἀχιλῆος· ἔθηκε δὲ πότνια μήτηρ,
παῖδες δὲ Τρώων δίκασαν καὶ Παλλὰς Ἀθήνη.
ὡς δὴ μὴ ὄφελον νικᾶν τοιῷδ’ ἐπ’ ἀέθλῳ·
τοίην γὰρ κεφαλὴν ἕνεκ’ αὐτῶν γαῖα κατέσχεν,
Αἴανθ’, ὃς περὶ μὲν εἶδος, περὶ δ’ ἔργα τέτυκτο
τῶν ἄλλων Δαναῶν μετ’ ἀμύμονα Πηλεΐωνα.
τὸν μὲν ἐγὼν ἐπέεσσι προσηύδων μειλιχίοισιν·
‘Αἶαν, παῖ Τελαμῶνος ἀμύμονος, οὐκ ἄρ’ ἔμελλες
οὐδὲ θανὼν λήσεσθαι ἐμοὶ χόλου εἵνεκα τευχέων
οὐλομένων; τὰ δὲ πῆμα θεοὶ θέσαν Ἀργείοισι·
τοῖος γάρ σφιν πύργος ἀπώλεο· σεῖο δ’ Ἀχαιοὶ
ἶσον Ἀχιλλῆος κεφαλῇ Πηληϊάδαο
ἀχνύμεθα φθιμένοιο διαμπερές· οὐδέ τις ἄλλος
αἴτιος, ἀλλὰ Ζεὺς Δαναῶν στρατὸν αἰχμητάων
ἐκπάγλως ἤχθηρε, τεῒν δ’ ἐπὶ μοῖραν ἔθηκεν.
ἀλλ’ ἄγε δεῦρο, ἄναξ, ἵν’ ἔπος καὶ μῦθον ἀκούσῃς
ἡμέτερον· δάμασον δὲ μένος καὶ ἀγήνορα θυμόν.’
ὣς ἐφάμην, ὁ δέ μ’ οὐδὲν ἀμείβετο, βῆ δὲ μετ’ ἄλλας
ψυχὰς εἰς Ἔρεβος νεκύων κατατεθνηώτων.
ἔνθα χ’ ὅμως προσέφη κεχολωμένος, ἤ κεν ἐγὼ τόν·
ἀλλά μοι ἤθελε θυμὸς ἐνὶ στήθεσσι φίλοισι
τῶν ἄλλων ψυχὰς ἰδέειν κατατεθνηώτων.

Les autres âmes de ces défunts morts
restaient tristes et immobiles, et chacun conta ses peines.
Seule pourtant l'âme d'Ajax, le fils de Télamon,
demeurait à l'écart, amère encor de la victoire
que j'avais remportée par jugement près des bateaux
pour les armes d'Achille, offertes par sa noble mère.
Des enfants des Troyens et Athéna avaient jugé.
Que n'avais-je plutôt eu le dessous en cette épreuve !
Sans ces armes, la terre eût craint de couvrir cette tête,
Ajax qui l'emportait par sa beauté et ses exploits
sur tous les Danaens après Achille sans défaut !
J'allai donc l'aborder avec des mots très doux :
"Ajax, ô fils de Télamon, ne vas-tu pas,
même mort, oublier ton amertume de ces armes
maudites ? Car les dieux en ont tiré notre malheur :
en toi tomba notre plus fort rempart ; et depuis lors,
autant que sur la tête du puissant Achille,
nous pleurons sur ta mort. La faute n'en est à personne
qu'à l'affreuse haine de Zeus pour les troupes des Grecs
porteurs de lance, qui t'a infligé ce destin.
Mais approche, seigneur, afin d'entendre mes paroles
et mon récit : calme le feu de ton âme virile !"
Ainsi parlai-je ; il ne répondit rien et s'éloigna
avec les autres âmes vers l'Erèbe des défunts.
Malgré son amertume, il m'eût parlé peut-être, ou écouté ;
mais mon coeur préférait encore, au fond de moi,
voir les âmes d'autres défunts.

Les poèmes du Cycle eux aussi développaient cet épisode, qui suit immédiatement les funérailles d'Achille, à en juger par les résumés de Proclus à propos de l'Ethiopide et de la Petite Iliade :

[Fin du résumé de l'Ethiopide]
οἱ δὲ Ἀχαιοὶ τὸν τάφον χώσαντες ἀγῶνα τιθέασι, καὶ περὶ τῶν Ἀχιλλέως ὅπλων Ὀδυσσεῖ καὶ Αἴαντι στάσις ἐμπίπτει.
Les Achéens, après lui avoir érigé un tombeau de terre, organisent des jeux ; mais une dispute survient entre Ulysse et Ajax à propos des armes d'Achille.

[Début du résumé de la Petite Iliade]
Ἡ τῶν ὅπλων κρίσις γίνεται καὶ Ὀδυσσεὺς κατὰ βούλησιν Ἀθηνᾶς λαμβάνει, Αἴας δ’ ἐμμανὴς γενόμενος τήν τε λείαν τῶν Ἀχαιῶν λυμαίνεται καὶ ἑαυτὸν ἀναιρεῖ.
Le jugement sur l'attribution des armes a lieu, et Ulysse l'emporte par la volonté d'Athéna. Ajax, pris de folie, massacre le bétail pris par les Achéens, et se suicide.

Mais compte-tenu de la gravité des conséquences de cette dispute, la question des responsabilités s'est immédiatement posée, et selon les partis-pris on a désigné les Troyens, ou les Grecs :

La responsabilité est celle des Troyens

Nous avons vu dans l'extrait de l'Odyssée qu'Homère opte pour des enfants Troyens. Une scholie du vers (XI, 547) de l'Odyssée précise comment des Troyens purent être consultés :

φυλαττόμενος ὁ Ἀγαμέμνων τὸ δόξαι θατέρῳ χαρίσασθαι τῶν περὶ τῶν Ἀχιλλέως ὅπλων ἀμφισβητούντων, αἰχμαλώτους τῶν Τρώων ἀγαγὼν ἠρώτησεν ὑπὸ ὁποτέρου τῶν ἡρώων μᾶλλον ἐλυπήθησαν. εἰπόντων δὲ τὸν Ὀδυσσέα τῶν αἰχμαλώτων, δηλαδὴ ἐκεῖνον εἶναι τὸν ἄριστον κρίναντες τὸν πλεῖστα λυπήσαντα τοὺς ἐχθροὺς, ἔδωκεν εὐθὺς τῷ Ὀδυσσεῖ τὰ ὅπλα.

Comme Agamemnon se gardait bien de décider qui privilégier des deux héros qui se disputaient les armes d'Achille, il fit venir des prisonniers troyens et leur demanda lequel de ces deux héros leur avait causé le plus de mal ; les prisonniers répondirent que c'était Ulysse ; de toute évidence, selon eux, il était le meilleur, il était celui qui avait causé le plus de mal à ses ennemis. Aussitôt, Agamemnon donna les armes à Ulysse.

Une autre scholie d'un vers des Cavaliers d'Aristophane (1056) propose une version encore plus étonnante :

καί κε γυνὴ φέροι: ἡ ἱστορία τοῦτον τὸν τρόπον ἔχει· ὅτι διεφέροντο περὶ τῶν ἀριστείων ὅ τε Αἴας καὶ ὁ Ὀδυσσεύς, ὥς φησιν ὁ τὴν μικρὰν Ἰλιάδα πεποιηκώς· τὸν Νέστορα δὲ συμβουλεῦσαι τοῖς Ἕλλησι πέμψαι τινὰς ἐξ αὐτῶν ὑπὸ τὰ τείχη τῶν Τρώων, ὠτακουστήσοντας περὶ τῆς ἀνδρείας τῶν προειρημένων ἡρώων. τοὺς δὲ πεμφθέντας ἀκοῦσαι παρθένων διαφερομένων πρὸς ἀλλήλας. ὧν τὴν μὲν λέγειν ὡς ὁ Αἴας πολὺ κρείττων ἐστὶ τοῦ Ὀδυσσέως, διερχομένην οὕτως, “Αἴας μὲν γὰρ ἄειρε καὶ ἔκφερε δηϊοτῆτος ἤρω Πηλείδην, οὐδ’ ἤθελε δῖος Ὀδυσσεύς.” τὴν δ’ ἑτέραν ἀντειπεῖν Ἀθηνᾶς προνοίᾳ, “πῶς ἐπεφωνήσω; πῶς οὐ κατὰ κόσμον ἔειπες; ⟦ψεῦδος⟧. καί κε γυνὴ φέροι ἄχθος, ἐπεί κεν ἀνὴρ ἀναθείη, ἀλλ’ οὐκ ἂν μαχέσαιτο”.

"Même une femme pourrait porter" ; voilà l'histoire : Ajax et Ulysse se disputaient sur le prix de leurs exploits, à ce que dit le poète de la Petite Iliade. Nestor conseilla alors aux Grecs d'envoyer des leurs sous les murs de Troie, pour prêter l'oreille à ce que l'on disait de la bravoure des héros que je viens de mentionner. Les émissaires entendirent des vierges se disputer : l'une d'elles disait qu'Ajax était bien plus fort qu'Ulysse et argumentait ainsi : "Ajax a pris et transporté hors du champ le bataille le héros fils de Pélée". Mais l'autre lui rétorqua, inspirée par Athéna : "Qu'est-ce que tu viens de dire ! Quel manque de sagesse ! Quelle erreur ! Même une femme pourrait porter un fardeau, si un homme l'aidait à le charger, alors qu'elle ne saurait combattre :"

Ainsi, la responsabilité du choix d'Ulysse par les Atrides est renvoyée aux Troyens, et cautionnée par Athéna. Dans la littérature grecque de l'Empire romain, c'est le parti que choisissent de privilégier Lucien et Quintus de Smyrne :

La responsabilité est celle des Atrides

Mais très tôt, on trouve dans la littérature grecque classique des poètes qui adoptent un tout autre parti. Pour eux, Ajax était indéniablement le meilleur sur le plan de la bravoure, mais Ulysse le menteur a, de manière déloyale, utilisé le prestige de la rhétorique pour l'emporter sur son rival, et les Atrides ont commis un véritable déni de justice, certains suggérant même qu'ils ont truqué le vote à l'assemblée des Achéens pour parvenir à leurs fins. Ainsi, cet épisode sert de point de départ à des réflexions cruciales sur la relation entre la ruse et la force, sur la légitimité de la rhétorique ou le pouvoir de la poésie, et sur l'abus de pouvoir.

Dans l'état actuel de nos sources, Pindare est le premier à développer cette problématique de manière consistante, dans la VIIIe Néméenne (v.34-58) : il y prend le parti d'Ajax, victime de la mensongère éloquence d'Ulysse :

νεαρὰ δ᾽ ἐξευρόντα δόμεν βασάνῳ
ἐς ἔλεγχον, ἅπας κίνδυνος: ὄψον
δὲ λόγοι φθονεροῖσιν:
ἅπτεται δ᾽ ἐσλῶν ἀεί,
χειρόνεσσι δ᾽ οὐκ ἐρίζει.

κεῖνος καὶ Τελαμῶνος
δάψεν υἱὸν φασγάνῳ ἀμφικυλίσαις.
ἦ τιν᾽ ἄγλωσσον μέν, ἦτορ δ᾽ ἄλκιμον, λάθα κατέχει
ἐν λυγρῷ νείκει: μέγιστον
δ᾽ αἰόλῳ ψεύδει γέρας ἀντέταται.
κρυφίαισι γὰρ ἐν ψάφοις Ὀδυσσῆ
Δαναοὶ θεράπευσαν:
χρυσέων δ᾽ Αἴας στερηθεὶς ὅπλων φόνῳ πάλαισεν.

ἦ μὰν ἀνόμοιά γε δᾴοισιν ἐν θερμῷ χροῒ
ἕλκεα ῥῆξαν πελεμιζόμενοι
ὑπ᾽ ἀλεξιμβρότῳ λόγχᾳ, τὰ μὲν
ἀμφ᾽ Ἀχιλεῖ νεοκτόνῳ,
ἄλλων τε μόχθων ἐν πολυφθόροις
ἁμέραις. ἐχθρὰ δ᾽ ἄρα πάρφασις ἦν
καὶ πάλαι, αἱμύλων μύθων ὁμόφοιτος,
δολοφραδής, κακοποιὸν ὄνειδος:
ἃ τὸ μὲν λαμπρὸν βιᾶται,
τῶν δ᾽ ἀφάντων κῦδος ἀντείνει σαθρόν.

Livrer des pensers nouveaux à l'épreuve de la critique est chose périlleuse. Les discours sont pâture pour l'envie. Toujours elle s'attaque aux bons et ne lutte pas avec les mauvais.

Elle dévora aussi le fils de Télamon qu'elle fit rouler à terre d'un coup d'épée. Oui, l'homme sans éloquence, mais d'un grand cœur, l'oubli l'opprime dans une triste querelle, tandis que le plus noble prix est offert au mensonge astucieux. Car les Grecs honorèrent Ulysse de leurs suffrages secrets, et privé des armes d'or, Ajax provoqua le trépas.

Et toutefois bien différentes étaient les blessures taillées dans le corps fumant des ennemis par leurs lances guerrières, soit en combattant autour d'Achille expiré, soit dans les autres journées de luttes sanglantes. Mais depuis longtemps elle existait cette conseillère funeste, compagne des discours séduisants, amie du dol, ignoble fléau, qui exalte le nom flétri des lâches.

Mais dans la IVe Isthmique(v.52-60), Pindare se félicite de ce qu'Homère, par ses vers, a heureusement rétabli la justice aux yeux de la postérité :

ἔστιν δ’ ἀφάνεια τύχας
καὶ μαρναμένων,
πρὶν τέλος ἄκˈρον ἱκέσθαι
τῶν τε γὰρ καὶ τῶν διδοῖ τέλος·
καὶ κρέσσον’ ἀνδρῶν χειρόνων
ἔσφαλε τέχνα καταμάρψαισ’· ἴστε μάν
Αἴαντος ἀλκάν, φοίνιον τὰν ὀψίᾳ
ἐν νυκτὶ ταμὼν περὶ ᾧ
φασγάνῳ μομφὰν ἔχει
⸐παίδεσσιν Ἑλλάνων ὅσοι Τροίανδ’ ἔβαν.

ἀλλ’ Ὅμηρός τοι τετίμακεν
δι’ ἀνθρώπων, ὃς αὐτοῦ
πᾶσαν ὀρθώσαις ἀρετὰν
κατὰ ῥάβδον ἔφˈρασεν
θεσπεσίων ἐπέων λοιποῖς ἀθύρειν.
τοῦτο γὰρ ἀθάνατον φωνᾶεν ἕρπει,
εἴ τις εὖ εἴπῃ τι· καὶ πάγκαρπον
ἐπὶ χθόνα καὶ διὰ πόντον βέβακεν
⸏ἐργμάτων ἀκτὶς καλῶν ἄσβεστος αἰεί.

Cependant la fortune laisse dans l'ombre ceux même qui combattent tant qu'ils n'ont pas atteint le but suprême. C'est elle qui donne les succès et les revers. Quelquefois aussi l'artifice des faibles fait échouer les forts et les abat. Vous connaissez la valeur meurtrière d'Ajax, qui, dans la nuit avancée, se perça de son épée, à la honte de tous les guerriers grecs accourus au siége de Troie.

Homère ne laissa pas de l'illustrer parmi les hommes, d'exalter ce grand courage; il recommanda aux poètes à venir de le chanter en tenant le rameau des divins poèmes ; elle retentit dans l'immortalité la renommée de tout ce qu'ont chanté de beaux vers : sur la terre féconde et sur les mers, les nobles œuvres rayonnent d'un éclat impérissable.

C'est surtout dans l'Ajax de Sophocle que la dimension politique de cet épisode apparaît le plus clairement. Il est d'abord établi que le choix d'Ulysse au détriment d'Ajax est le résultat d'une forfaiture (v.441-446) :

Καίτοι τοσοῦτόν γ᾽ ἐξεπίστασθαι δοκῶ·
εἰ ζῶν Ἀχιλλεὺς τῶν ὅπλων τῶν ὧν πέρι
κρίνειν ἔμελλε κράτος ἀριστείας τινί,
οὐκ ἄν τις αὔτ᾽ ἔμαρψεν ἄλλος ἀντ᾽ ἐμοῦ.
Νῦν δ᾽ αὔτ᾽ Ἀτρεῖδαι φωτὶ παντουργῷ φρένας
ἔπραξαν, ἀνδρὸς τοῦδ᾽ ἀπώσαντες κράτη.

AJAX - Et pourtant, je crois le savoir, si Achille, de son vivant, eût voulu disposer de ses armes et les adjuger au plus vaillant, nul autre ne les aurait obtenues de préférence à moi. Mais les Atrides, par leurs intrigues, m'ont dérobé la victoire, et les ont attribuées au plus pervers des mortels.

Mais après le suicide d'Ajax, les deux Atrides, Ménélas et Agamemnon, lui refusent une sépulture ; Teucer, frère d'Ajax et fils de Télamon, s'oppose évidemment à eux. Une série de controverses s'ensuit. La première (v.1067-1083 et v. 1097-1114) pose le problème de la nature de l'autorité et de l'obéissance nécessaire des citoyens dans un Etat ; mais quel degré d'obéissance peut attendre un Etat chef d'une Confédération de la part d'un allié ? Si l'on date l'Ajax de Sophocle des années 450, cette question était d'actualité dans le contexte des luttes d'influence entre Athènes et Sparte (représentée par Ménélas).

Μενέλαος
Εἰ γὰρ βλέποντος μὴ ᾽δυνήθημεν κρατεῖν,
πάντως θανόντος γ᾽ ἄρξομεν, κἂν μὴ θέλῃς,
χερσὶν παρευθύνοντες· οὐ γὰρ ἔσθ᾽ ὅπου
λόγων γ᾽ ἀκοῦσαι ζῶν ποτ᾽ ἠθέλησ᾽ ἐμῶν.
Καίτοι κακοῦ πρὸς ἀνδρὸς ὄντα δημότην
μηδὲν δικαιοῦν τῶν ἐφεστώτων κλύειν.
Οὐ γάρ ποτ᾽ οὔτ᾽ ἂν ἐν πόλει νόμοι καλῶς
φέροιντ᾽ ἄν, ἔνθα μὴ καθεστήκῃ δέος,
οὔτ᾽ ἂν στρατός γε σωφρόνως ἄρχοιτ᾽ ἔτι,
μηδὲν φόβου πρόβλημα μηδ᾽ αἰδοῦς ἔχων.
Ἀλλ᾽ ἄνδρα χρή, κἂν σῶμα γεννήσῃ μέγα,
δοκεῖν πεσεῖν ἂν κἂν ἀπὸ σμικροῦ κακοῦ.
Δέος γὰρ ᾧ πρόσεστιν αἰσχύνη θ᾽ ὁμοῦ,
σωτηρίαν ἔχοντα τόνδ᾽ ἐπίστασο·
ὅπου δ᾽ ὑβρίζειν δρᾶν θ᾽ ἃ βούλεται παρῇ,
ταύτην νόμιζε τὴν πόλιν χρόνῳ ποτὲ
ἐξ οὐρίων δραμοῦσαν εἰς βυθὸν πεσεῖν.


Τεύκρος
ἦ σὺ φὴς ἄγειν
τόνδ᾽ ἄνδρ᾽ Ἀχαιοῖς δεῦρο σύμμαχον λαβών;
οὐκ αὐτὸς ἐξέπλευσεν ὡς αὑτοῦ κρατῶν;
ποῦ σὺ στρατηγεῖς τοῦδε; ποῦ δὲ σοὶ λεῶν
ἔξεστ᾽ ἀνάσσειν ὧν ὅδ᾽ ἤγαγ᾽ οἴκοθεν;
Σπάρτης ἀνάσσων ἦλθες, οὐχ ἡμῶν κρατῶν·
οὐδ᾽ ἔσθ᾽ ὅπου σοὶ τόνδε κοσμῆσαι πλέον
ἀρχῆς ἔκειτο θεσμὸς ἢ καὶ τῷδε σέ.
Ὕπαρχος ἄλλων δεῦρ᾽ ἔπλευσας, οὐχ ὅλων
στρατηγός, ὥστ᾽ Αἴαντος ἡγεῖσθαί ποτε.
Ἀλλ᾽ ὧνπερ ἄρχεις ἄρχε καὶ τὰ σέμν᾽ ἔπη
κόλαζ᾽ ἐκείνους· τόνδε δ᾽, εἴτε μὴ σὺ φὴς
εἴθ᾽ ἅτερος στρατηγός, εἰς ταφὰς ἐγὼ
θήσω δικαίως, οὐ τὸ σὸν δείσας στόμα.
Οὐ γάρ τι τῆς σῆς εἵνεκ᾽ ἐστρατεύσατο
γυναικός, ὥσπερ οἱ πόνου πολλοῦ πλέῳ,
ἀλλ᾽ εἵνεχ᾽ ὅρκων οἷσιν ἦν ἐνώμοτος,
σοῦ δ᾽ οὐδέν· οὐ γὰρ ἠξίου τοὺς μηδένας.

MENELAS - Si nous ne pouvions maîtriser Ajax de son vivant, nous pourrons du moins après sa mort exercer sur lui une autorité absolue ; et si tu résistes, nous te réduirons par la force. Jamais, tant qu'il vécut, il ne voulut écouter ma voix. Et pourtant c'est le fait d'un mauvais citoyen de refuser l'obéissance à ses chefs. Jamais les lois ne fleuriront dans un Etat où ne règne pas la crainte ; jamais une armée ne sera docile au commandement, si la crainte et le respect ne la protègent contre la licence. Mais il faut que l'homme, même le plus fort, s'attende à succomber, pour peu qu'il commette une faute, si légère qu'elle soit. Celui que la crainte et la pudeur conduisent, sache qu'il est en sûreté ; tandis qu'un Etat où l'on peut user de violence et se livrer à ses caprices périt bientôt, comme un navire qui sombre après une heureuse navigation [...]

TEUCER - Tu prétends avoir amené Ajax ici comme allié des Grecs ? Il ne s'est point embarqué de lui-même et de son propre mouvement. A quel titre lui commandes-tu ? A quel titre règnes-tu sur les guerriers qu'il a amenés de Salamine ? C'est comme roi de Sparte, et non comme notre maître, que tu es venu. Tu n'as pas plus le droit de le régenter qu'il ne peut te régenter lui-même. Tu as des supérieurs sur ces rivages, loin d'être arbitre souverain et d'avoir jamais Ajax dans ta dépendance. Commande donc à ceux qui te sont soumis, et gourmande-les de ce ton arrogant. Pour Ajax, malgré ta défense, malgré celle de l'autre chef, je lui donnerai la sépulture, comme je le dois, sans craindre tes menaces ; car s'il a pris les armes, ce n'est pas pour venger ton épouse, comme ces hommes que tu épuises de fatigues, mais en vertu de serments qui le liaient ; il n'a rien fait pour toi, car il n'estimait pas les gens de rien.

Dans la  dispute qui suit, Ménélas admet qu'il haissait Ajax, qui le lui rendait bien. Teucer l'accuse alors d'avoir frauduleusement soustrait des suffrages favorables à Ajax à l'assemblée ; Ménélas en rejette la faute sur les juges. Agamemnon survient et le problème est déplacé à la légitimité des décisions judiciaires et démocratiques. Quand la majorité a pris une décision, faut-il admettre que la minorité battue conteste le verdict ? Mais si le vote a été truqué ? Dans l'Athènes de Périclès, on voit bien quelle portée pouvait avoir ce débat dans l'enceinte d'un théâtre, au cours des Grandes Dionysies, en présence de tous les citoyens de la cité (v.1239-1252):

Ἀγαμέμνων
πικροὺς ἔοιγμεν τῶν Ἀχιλλείων ὅπλων
ἀγῶνας Ἀργείοισι κηρῦξαι τότε,
εἰ πανταχοῦ φανούμεθ᾽ ἐκ Τεύκρου κακοί,
κοὐκ ἀρκέσει ποθ᾽ ὑμὶν οὐδ᾽ ἡσσημένοις
εἴκειν ἃ τοῖς πολλοῖσιν ἤρεσκεν κριταῖς,
ἀλλ᾽ αἰὲν ἡμᾶς ἢ κακοῖς βαλεῖτέ που
ἢ σὺν δόλῳ κεντήσεθ᾽ οἱ λελειμμένοι.
Ἐκ τῶνδε μέντοι τῶν τρόπων οὐκ ἄν ποτε
κατάστασις γένοιτ᾽ ἂν οὐδενὸς νόμου,
εἰ τοὺς δίκῃ νικῶντας ἐξωθήσομεν
καὶ τοὺς ὄπισθεν εἰς τὸ πρόσθεν ἄξομεν.
Ἀλλ᾽ εἰρκτέον τάδ᾽ ἐστίν· οὐ γὰρ οἱ πλατεῖς
οὐδ᾽ εὐρύνωτοι φῶτες ἀσφαλέστατοι,
ἀλλ᾽ οἱ φρονοῦντες εὖ κρατοῦσι πανταχοῦ.

AGAMEMNON - Certes, nous avons eu tort, ce me semble, de mettre naguère au concours les armes d'Achille, si en toute occasion Teucer doit nous déclarer criminels et si, loin de céder, après votre défaite, à la décision de la majorité des juges, vous ne cessez de nous accabler d'injures ou de nous diffamer perfidement parce que vous avez eu le dessous. Avec de telles pratiques, il n'y aurait plus lieu d'établir aucune loi, si nous refusions justice à la partie qui a gagné son procès et que nous missions le vaincu en la place du vainqueur. Voilà ce qu'il ne faut pas souffrir. Ce n'est point la force ni la largeur des épaules qui assure aux mortels la supériorité : à la sagesse appartient partout l'avantage.

L'affrontement dégénère autour de l'origine des uns et des autres lorsqu'intervient Ulysse. Entre ce dernier et Agamemnon, qui l'apprécie particulièrement, la discussion évolue d'une manière que n'avait pas prévue l'Atride et qui rappelle la grande scène entre Antigone et Créon : pour Ulysse, l'ennemi mort n'est plus un ennemi et il faut respecter la loi divine, Voici les deux tirades majeures de la fin de la pièce : dans la première, Ulysse résume ce qui doit apparaître comme la position juste (v.1332-1345), et dans la seconde Teucer reconnaît la grandeur d'Ulysse, qui se trouve du même coup largement réhabilité (v.1381-1399):

Ὀδυσσεύς
Ἄκουέ νυν. Τὸν ἄνδρα τόνδε πρὸς θεῶν
μὴ τλῇς ἄθαπτον ὧδ᾽ ἀναλγήτως βαλεῖν·
μηδ᾽ ἡ βία σε μηδαμῶς νικησάτω
τοσόνδε μισεῖν ὥστε τὴν δίκην πατεῖν.
Κἀμοὶ γὰρ ἦν ποθ᾽ οὗτος ἔχθιστος στρατοῦ,
ἐξ οὗ ᾽κράτησα τῶν Ἀχιλλείων ὅπλων,
ἀλλ᾽ αὐτὸν ἔμπας ὄντ᾽ ἐγὼ τοιόνδ᾽ ἐμοὶ
οὐκ ἀντατιμάσαιμ᾽ ἄν, ὥστε μὴ λέγειν
ἕν᾽ ἄνδρ᾽ ἰδεῖν ἄριστον Ἀργείων, ὅσοι
Τροίαν ἀφικόμεσθα, πλὴν Ἀχιλλέως.
Ὥστ᾽ οὐκ ἂν ἐνδίκως γ᾽ ἀτιμάζοιτό σοι·
οὐ γάρ τι τοῦτον, ἀλλὰ τοὺς θεῶν νόμους
φθείροις ἄν. Ἄνδρα δ᾽ οὐ δίκαιον, εἰ θάνοι,
βλάπτειν τὸν ἐσθλόν, οὐδ᾽ ἐὰν μισῶν κυρῇς.

ULYSSE - Ecoute-moi donc : au nom des dieux, ne sois pas assez inhumain pour refuser un tombeau à ce guerrier ; ne te montre pas jaloux de ton pouvoir et haineux au point de fouler aux pieds la justice. Moi aussi, je n'avais pas dans l'armée de plus grand ennemi que cet homme, du jour où je remportai les armes d'Achille ; et pourtant, quelle que fût sa haine pour moi, je ne saurais le méconnaître jusqu'à nier qu'il ait été le plus brave de tous les Grecs venus à Troie, Achille excepté. Ainsi tu ne peux, sans injustice, le traiter avec mépris : ce serait outrager, non sa personne, mais les lois des dieux. Il est injuste d'attaquer un grand homme, après sa mort, quelque haine qu'on ait pour lui.

Τεύκρος
Ἄριστ᾽ Ὀδυσσεῦ, πάντ᾽ ἔχω σ᾽ ἐπαινέσαι
λόγοισι, καί μ᾽ ἔψευσας ἐλπίδος πολύ.
Τούτῳ γὰρ ὢν ἔχθιστος Ἀργείων ἀνὴρ
μόνος παρέστης χερσίν, οὐδ᾽ ἔτλης παρὼν
θανόντι τῷδε ζῶν ἐφυβρίσαι μέγα,
ὡς ὁ στρατηγὸς οὑπιβρόντητος μολὼν
αὐτός τε χὠ ξύναιμος ἠθελησάτην
λωβητὸν αὐτὸν ἐκβαλεῖν ταφῆς ἄτερ.
Τοιγάρ σφ᾽ Ὀλύμπου τοῦδ᾽ ὁ πρεσβεύων πατὴρ
μνήμων τ᾽ Ἐρινὺς καὶ τελεσφόρος Δίκη
κακοὺς κακῶς φθείρειαν, ὥσπερ ἤθελον
τὸν ἄνδρα λώβαις ἐκβαλεῖν ἀναξίως.
Σὲ δ᾽, ὦ γεραιοῦ σπέρμα Λαέρτου πατρός,
τάφου μὲν ὀκνῶ τοῦδ᾽ ἐπιψαύειν ἐᾶν,
μὴ τῷ θανόντι τοῦτο δυσχερὲς ποιῶ·
τὰ δ᾽ ἄλλα καὶ ξύμπρασσε, κεἴ τινα στρατοῦ
θέλεις κομίζειν, οὐδὲν ἄλγος ἕξομεν.
Ἐγὼ δὲ τἄλλα πάντα πορσυνῶ· σὺ δὲ
ἀνὴρ καθ᾽ ἡμᾶς ἐσθλὸς ὢν ἐπίστασο.

TEUCER - Généreux Ulysse, j'ai lieu de te combler d'éloges ; oui, tu as bien trompé mon attente. Toi qui haïssais Ajax plus que tous les Grecs, tu es le seul qui l'ait assisté ; vivant, t n'as pas voulu insulter un mort, à l'exemple de ce chef insensé de l'armée, et de son frère, qui voulaient l'abandonner outrageusement sans tombeau. Ah ! puisse le maître de l'Olympe, et la vigilante Erynnis, et l'inévitable Justice, châtier ces misérables, comme ils ont voulu infliger d'indignes outrages à ce héros. Pour toi, rejeton du vieux Laërte, je n'ose te laisser mettre la main à ce tombeau, dans la crainte de déplaire au mort. Pour tout le reste, associe-toi à nous, et si tu veux que l'armée soit représentée aux funérailles, nous n'en ressentirons aucun déplaisir. Moi, je pourvoirai à tout le reste ; toi, sache que tu es pour nous un noble coeur.

A l'époque romaine, Hygin, dans la fable 107, décharge en partie les Atrides de leur responsabilité dans le choix d'Ulysse : c'est Athéna qui leur a imposé leur décision :

Hectore sepulto cum Achilles circa moenia Troianorum vagaretur ac diceret se solum Troiam expugnasse, Apollo iratus Alexandrum Parin se simulans talum quem mortalem habuisse dicitur sagitta percussit et occidit. Achille occiso ac sepulturae tradito Ajax Telamonius quod frater patruelis ejus fuit postulavit a Danais ut arma sibi Achillis darent ; quae ira Minervae ei abjurgata sunt ab Agamemnone et Menelao, et Ulixi data. Ajax furia accepta per insaniam pecora sua et se ipsum vulneratum occidit eo gladio quem ab Hectore muneri accepit dum cum eo in acie contendit.

Après les funérailles d'Hector, Achille tournait autour des murailles de Troie et prétendait qu'il était le seul à l'avoir vaincue. Pris de colère, Apollon, sous l'apparence d'Alexandre-Pâris, lui tira une flèche dans le talon, qui disait-on était vulnérable, et le tua. Une fois Achille mort et enterré, Ajax fils de Télamon réclama aux Danaens les armes d'Achille, son cousin germain du côté paternel. Mais à cause de la colère de Minerve, elles lui furent refusées par Agamemnon et Ménélas, et adjugées à Ulysse. Ajax, pris de folie, tua son propre bétail, puis se suicida avec le glaive même que lui avait offert Hector au cours d'un affrontement en bataille rangée.

Plus intéressante est la grande controverse qui ouvre le livre XIII des Métamorphoses d'Ovide. Il s'agit d'une joute oratoire assez parodique que se livrent devant les Grecs réunis en assemblée Ajax, un guerrier colérique peu porté à l'éloquence, et Ulysse, un orateur habile, subtil et ironique. Dans un contexte de démythification des valeurs guerrières, il est logique qu'Ulysse l'emporte : la formule finale d'Ovide donne le ton :

Mota manus procerum est et, quid facundia posset,
Re patuit ; fortisque viri tulit arma disertus.


L'assemblée des nobles fut ébranlée et son arrêt affirma le pouvoir
De l'éloquence : l'habile orateur obtint les armes du valeureux héros.

Si à présent, sautant par-delà les années, nous arrivons à Dictys de Crète, nous constatons que dans son Ephéméride (V, 14-15) il déplace la controverse bien après la mort d'Achille, et même, ce qui est plus étonnant, après la prise de Troie. Cette fois l'objet du litige est le Palladium que se disputent Ajax et Ulysse. Les Atrides ne jouent pas dans cet épisode un rôle bien glorieux, et la réaction de l'armée conduit Ulysse à une fuite que personne d'autre n'a attestée :

Interim super Palladio ingens certamen inter se ducibus exortum, Ajace Telamonis expostulante in munus sibi, pro his quae in singulos universosque virtute atque industria sua contulerat. Quare coacti pene omnes, simul uti ne laederetur animus tanti viri, cujus praeclara facinora vigiliasque pro exercitu, in animo retinebant, concedunt Ajaci, contradicentibus solis omnium Diomede atque Ulisse : sua quippe opera id ablatum ; contra Ajax affirmare, non labore aut virtute eorum rem gestam : Antenorem namque contemplations communis amicitiae, abstulisse. Tum Diomedes honori ejus per verecundiam concedens, a certamine destitit. Igitur Ulisses cum Ajace summa vi contendere inter se, atque invicem industriae meritis expostulare, adnitentibus Ulissi Menelao atque Agamemnone, ob servatam paullo ante opera ejus Helenam. Namque post captum Ilium Ajax recordatus eorum quae tantis tempestatibus propter mulierem experti perpessique essent, primus omnium interfici eam jusserat ; jamque approbantibus consilium Ajacis multis bonis, Menelaus amorem conjugii etiam tunc retinens, singulos ambiendo orandoque ad postremum perfecerat, uti intercessu Ulissis, Helena incolumis sibi traderetur. Itaque veluti judicio amborum merita spectantes, queis etiam nunc bellum in manibus atque hostiles multae nationes circumstreperent, nullo dilectu virorum fortium, spretisque Ajacis tot egregiis facinoribus, ac frumenti quod ex Thracia advexerat, per totum exercitum distributione, Ulissi Palladium tradunt.

Quare cuncti duces, qui memores virtutum Ajacis nihil praeferendum ei censuerant quique secuti gratiam Ulissis; impugnaverant talem virum, studio in partes discedunt. Interim Ajax indignatus, et ob id victus dolore animi, palam atque in ore omnium vindictam se sanguine eorum a quibus impugnatus esset, exacturum denuntiat. Itaque ex eo Ulisses, Agamemnon ac Menelaus custodiam sui augere, et quo tutiores essent, summa ope invigilare. At ubi nox aderat, discedentes, uno ore omnes lacerare utrumque regem, neque abstinere maledictis; quippe queis magis libido desideriumque in femina, quam summa militiae potiora forent. At lucis principio Ajacem in medio exanimem offendunt : perquirentesque mortis genus, animadvertere ferro interrectum. Inde ortus per duces atque exercitum tumultus ingens, ac dein seditio brevi adulta, quum ante jam Palamedem virum domi belloque prudentissimum nunc Ajacem, inclytum tot egregiis pugnis; atque utrosque insidiis eorum circumventos ingemescerent. Ob quae supradicti reges veriti, ne qua vis ab exercitu pararetur, intrus clausi firmatique per necessarios, manent. Interim Neoptolemus advecta ligni materia, Ajacem cremat : reliquiasque urnae aureae conditas, in Rhoeteo sepeliendas procurat, brevique tumulum exstructum consecrat in honorem tanti ducis. Quae si ante captum Ilium accidere potuissent, profecto magna ex parte promotae res hostium, ac dubitatum de summa rerum fuisset. Igitur Ulisses veritus vim offensi exercitus, clam Ismarum aufugit : atque ita Palladium apud Diomedem manet.


[V, 14] Un grande contestation s'éleva entre les chefs au sujet du Palladium, qu'Ajax fil de Télamon voulait avoir en récompense des services qu'il avait rendus par sa valeur et son habileté, soit à l'armée en général, soit à chaque chef en particulier. Tous, dans la crainte d'offenser un personnage d'une telle importance, dont le zèle constant n'avait eu pour objet que le salut de tous, et qui laissait dans les coeurs un souvenir précieux, le lui cédèrent aussitôt. Diomède et Ulysse seuls s'opposèrent au désir général ; ils prétendaient que c'était à eux que l'on devait l'avantage de posséder le Palladium. Ajax, au contraire, répondait que ce n'était ni par leur valeur ni par leurs grands travaux qu'ils l'avaient conquis ; qu'Anténor, par amitié pour les Grecs, le leur avait livré. Diomède enfin, par respect pour ce héros, se désista de ses prétentions et se retira. Ajax et Ulysse restèrent donc les seuls concurrents, et se disputèrent le prix avec beaucoup de chaleur. Ils le réclamaient l'un et l'autre en vertu de leurs services. Ménélas et Agamemnon prirent parti pour Ulysse, parce que c'était à lui qu'ils devaient la conservation d'Hélène. En effet, après la prise de Troie, Ajax rappelant aux Grecs les maux qu'ils avaient soufferts à l'occasion de cette femme, avait été le premier à demander sa mort. Déjà on approuvait son dessein et on allait le mettre à exécution. Mais Ménélas, conservant tout son amour pour elle, et secondé par Ulysse, avait obtenu, à force de démarches et de prières, qu'on lui laissât la vie. Les Grecs, à l'instigation d'Agamemnon et de Ménélas, jugèrent d'une manière assez injuste entre les deux concurrents. Ils étaient encore dans un pays ennemi, exposés sans cesse à être attaqués par les nations voisines qui frémissaient de rage à la vue des ruines de Troie ; cependant, au mépris des égards que l'on doit à la valeur, oubliant les nombreux exploits d'Ajax, plus encore les provisions de bouche qu'il avait amenées de Thrace, et dont il avait abondamment pourvu toute l'armée, ils adjugèrent le prix à Ulysse, qui lui était bien inférieur en tout.

[15] La division se mit donc parmi les chefs : les uns, convaincus du mérite d'Ajax, avaient soutenu ce prince, pensant que rien ne pourait lui être comparé ; les autres, partisans d'Ulysse, avaient formé une brigue puissante contre le héros, et l'avaient privé de sa récompense. Ajax, qu'une telle préférence remplissait d'indignation et pénétrait de douleur, dit en présence de tous, qu'il saurait tirer une vengeance éclatante de ceux qui avaient l'audace de s'opposer à ses prétentions. Cette menace donna lieu à Agamemnon et à Ménélas de doubler leurs gardes, et de veiller avec exactitude à leur propre sûreté. Au commencement de la nuit toute l'armée se retira. On murmurait hautement, et on accablait les princes d'injures. On leur reprochait justement d'avoir sacrifié les lois militaires au désir de récompenser celui qui leur avait conservé la possession d'une femme. Le lendemain, au lever du soleil, on trouve Ajax étendu à terre sans vie ; on s'empresse aussitôt de savoir la cause de sa mort; on reconnaît qu'il a été assassiné. Aussitôt le tumulte augmente, et toute l'armée se soulève. On avait déjà eu à pleurer la mort de Palamède, prince recommandable par sa prudence et son habileté : maintenant c'était Ajax, célèbre par tant de victoires, qui venait de périr par un lâche assassinat. Cependant, les auteurs du crime craignant avec raison d'être mis en pièces par l'année, se tiennent soigneusement renfermés, et se font un rempart de leurs parents et de leurs amis. Néoptolème, de son côté, fait apporter promptement du bois pour former un bûcher, et rend à Ajax les derniers devoirs. Il enferme ses cendres dans une urne d'or, et bientôt après élève un tombeau en son honneur sur le promontoire de Rhétée. Si ce malheur fût arrivé avant la prise de Troie, la fortune des ennemis eût sans doute changé, et la victoire eût pu demeurer incertaine entre les deux nations. Ulysse, pour se soustraire au ressentiment de l'armée irritée, s'enfuit secrètement au pied du mont Ismare. Ainsi, le Palladium resta entre les mains de Diomède.

Quant à Darès le Phrygien, il escamote complètement l'épisode et fait mourir Ajax au combat.


Références des traductions