Les jeux étaient finis ; alors la divine Thétis plaça devant l'assemblée
les armes célestes du magnanime Achille. On y voyait briller les ciselures admirables que l'art d'Héphestos avait tracées sur le bouclier du petit-fils courageux d'Eacos.
Voici les choses qu'il avait représentées avec art dans cet ouvrage divin : |
Telles étaient les images de la Guerre. Celles de la Paix se voyaient d'un autre côté ; des
troupes nombreuses de mortels habitaient des villes florissantes ; la Justice les gouvernait ; les habitants exerçaient différents arts ; les champs offraient d'abondantes
moissons ; la terre noire était couverte de fleurs ; on voyait en haut de cet ouvrage divin la montagne élevée et raboteuse de la Vertu ; elle-même siégeait au
sommet, des palmes dans les mains, fière, la tête au ciel ; des chemins étroits, embarrassés de rochers, arrêtaient la marche des hommes ; beaucoup d'entre eue
revenaient en arrière, effrayés par les difficultés du voyage, et bien peu d'entre eux, la sueur au front, franchissaient la route sacrée ; des moissonneurs en rangs
pressés se hâtaient, brandissant leurs faux tranchantes ou liant les gerbes, et l'ouvrage s'avançait ; des boeufs marchaient la tête sous le joug ; d'autres
traînaient des chariots chargés de monceaux d'épis ; d'autres retournaient la terre du soc de la charrue, et derrière eux la terre noire s'entr'ouvrait ; puis des
enfants piquaient les boeufs en changeant de main leur aiguillon; et l'ouvrage s'avançait. Plus loin, des flûtes et des lyres égayaient les festins ; des choeurs de jeunes
femmes frappaient la terre en cadence, comme si elles eussent eu la vie ; Cypris à la belle couronne favorisait leurs jeux et leurs danses : elle portait encore dans ses cheveux
l'écume de la mer dont elle sortait, tandis que Cupidon voltigeait autour d'elle et qu'elle souriait doucement parmi les Grâces aux beaux cheveux. On voyait aussi les filles du
magnanime Nérée, qui, sortant de la mer profonde, conduisaient leur soeur aux noces du vaillant fils d'Eacos ; les dieux immortels banquetaient sur les sommets du Pélion ;
alentour s'étendaient des campagnes fraîches et verdoyantes, semées de fleurs sans nombre, des bois et des fontaines à l'eau transparente. Des navires
gémissants voguaient sur la mer, les uns en biais, les autres en droite ligne ; autour d'eux, les flots terribles s'élevaient, se gonflaient ; les matelots, saisis d'effroi,
craignaient la tempête, et, comme s'ils eussent réellement vécu, ils tendaient leurs voiles blanches pour éviter la mort ; d'autres étaient aux rames,
travaillant durement, et, autour des navires qu'ils poussaient, la mer sombre blanchissait ; à sa surface, bondissant avec les monstres marins, était représenté le
dieu de la mer avec ses chevaux aux pieds légers ; et, comme s'ils eussent vécu réellement, ils portaient rapidement le dieu, qui les frappait de son fouet d'or. Tandis
qu'ils poursuivaient leur course, la mer s'étendait devant eux calme et sereine ; de tous côtés, autour de leur maître, les dauphins attroupés se livraient
à leurs bonds joyeux, flattant leur roi, et, sur les flots sombres, ils semblaient nager, quoiqu'ils fussent d'argent. Beaucoup d'autres détails étaient encore
gravés avec art sur le bouclier, par la main divine de l'habile Héphestos. Tout alentour on voyait les flots profonds de l'Océan, qui formaient le bord du bouclier et
entouraient cet admirable ouvrage.
A côté du bouclier était placé un casque énorme où était représenté Zeus, la figure irritée, au seuil du ciel ; autour de
lui combattaient les dieux, qui le secouraient contre les audacieux Titans ; ceux-ci étaient frappés de la foudre terrible, et sans cesse des éclairs sortaient du ciel,
semblables à des flocons de neige ; la force invincible de Zeus éclatait ainsi, et les géants, semblables à des arbres enflammés, jetaient un dernier
gémissement.
Puis on voyait la cuirasse arrondie, solide et impénétrable qui avait serré le corps vigoureux du fils de Pélée ; les cnémides énormes qu'il
portait et qui étaient légères pour lui, malgré leur poids ; et, non loin, son invincible épée, qui reluisait ; le baudrier était d'or, le
fourreau d'argent, la poignée d'ivoire ; c'était par son éclat une arme belle entre toutes. Enfin gisait sur la terre sa lance terrible, en bois du Pélion, aussi
haute que les sapins chevelus et couverte encore du sang d'Hector.
Alors, au milieu des Argiens, Thétis à la tunique bleuâtre, triste encore du trépas d'Achille, fit entendre ces paroles divines :
«Tous les jeux que j'avais institués pour honorer le fils que je pleure ont pris fin maintenant. Qu'il s'avance, le guerrier qui a sauvé le corps d'Achille ; il est le plus
brave des Achéens ; je lui donnerai ses armes somptueuses et divines, que les dieux bienheureux envieraient».
Elle parla ainsi ; aussitôt se levèrent pour exposer leurs prétentions le fils de Laerte et Ajax, fils du noble Télamon, qui se distinguait parmi tous les Danaens,
comme l'étoile de Vesper, astre brillant du ciel, surpasse par son éclat toutes les autres de la nuit. Tel était Ajax ; il s'avança vers les armes du fils de
Pélée et les demanda à l'illustre Idoménée, au vieux fils de Nélée et au sage Agamemnon, car il pensait qu'ils connaissaient ses exploits
guerriers. Odysse de même comptait sur leur bienveillance, car ils étaient sages et justes parmi tous les Danaens.
Alors Nestor attire à l'écart Idoménée et le divin fils d'Atrée ; ils le suivent, et il leur dit :
«Amis, les dieux bienheureux du ciel nous ont aujourd'hui envoyé un mal cruel et funeste ! le grand Ajax et le prudent Odysse vont se livrer un combat terrible et fatal ! Celui
à qui les dieux accorderont la victoire sera joyeux, et l'autre sera livré à une douleur violente : il accusera les Danaens et nous surtout ; il ne voudra plus combattre
avec nous, comme autrefois ; et les Argiens seront saisis d'une vive douleur, quel que soit le vaincu, car ils sont supérieurs à tous nos héros, l'un dans la guerre,
l'autre dans le conseil. Croyez-moi ; je suis plus âgé que vous et de beaucoup ! j'ai acquis la prudence avec l'âge ; j'ai vu bien des événements heureux et
malheureux ; dans les conseils, un vieillard est supérieur à un jeune homme, car il sait plus de choses. Laissons donc aux Troyens sages le soin de prononcer sur cette affaire
entre le divin Ajax et le valeureux Odysse ; ils nous diront lequel des deux arracha aux funestes combats le cadavre du fils de Pélée ; nous avons en effet parmi nous beaucoup de
Troyens captifs livrés en nos mains par la loi de la Nécessité ; ils jugeront justement, sans faveur, puisqu'ils détestent également tous les Achéens,
en souvenir du malheur qui les frappe».
Il parla ainsi, et le vaillant Agamemnon lui répondit :
«Vieillard, tu es sage et avisé plus que tous les Danaens, jeunes ou vieux ; tu as raison de prévoir que les Argiens seront en butte à la colère du
héros que les dieux auront condamné ; ces deux rivaux sont terribles et forts. Je suis donc du même avis que toi ; laissons aux captifs le soin de prononcer ; celui qu'ils
auront condamné tournera sa vengeance contre les belliqueux Troyens et ne nous poursuivra pas de sa colère».
Il parla ainsi ; et tous, partageant le même avis, refusèrent devant le peuple de juger ce terrible différend. Et, sur ce refus, les illustres fils des Troyens s'assirent au
milieu de l'assemblée, quoiqu'ils fussent captifs, pour décider cette querelle redoutable. Alors Ajax, au milieu de l'assemblée, prononça avec indignation ces
paroles :
«Impudent Odysse, pourquoi une divinité perfide te pousse-t-elle à me disputer le prix de la vaillance ? Prétends-tu avoir repoussé la foule des ennemis loin
d'Achille étendu dans la poussière ? Lorsque tous les Troyens l'attaquaient, je leur ai infligé la mort cruelle, et toi, tu tremblais ! En effet, ta mère te mit au
monde lâche et faible, aussi inférieur à moi pour la vaillance qu'un chien est inférieur au lion qui rugit. Tu n'as pas dans ta poitrine un coeur vaillant ; tu
n'aimes que la fuite et la perfidie. Oublies-tu que jadis tu craignis de partir avec les Achéens conjurés pour la ville sacrée d'Ilion ? Les Atrides ont dû t'amener
tremblant et refusant de les suivre. Plût aux dieux que tu ne fusses pas venu ! c'est par ton conseil que nous avons laissé dans la divine Lemnos l'illustre fils de Péan,
qui poussait de tristes gémissements. Il n'est pas le seul à qui tu aies dressé des embûches ; tu as causé la mort du divin Palamède, qui t'était
supérieur en courage et en sagesse. Et maintenant tu oses entrer en lutte avec moi ; tu oublies mes bienfaits ; tu ne respectes pas celui qui vaut mieux que toi, qui t'a sauvé
jadis dans la mêlée, tout tremblant de l'attaque des ennemis, seul, abandonné au milieu des Troyens, et fuyant comme tous les autres. Ah ! plût aux dieux encore que
dans ce combat Zeus du haut du ciel eût anéanti ma force, et que les Troyens de leurs épées à deux tranchants t'eussent coupé en morceaux pour servir de
pâture à leurs chiens ! Tu n'oserais pas me braver aujourd'hui, confiant dans ta duplicité ! Misérable ! puisque tu te vantes d'un courage si beau, pourquoi tenir tes
vaisseaux au milieu des autres ? pourquoi n'oses-tu pas comme moi les conduire en avant ? Tu as peur, et tu n'as pas su éloigner le feu de nos navires ; et moi, d'une âme
intrépide, je me suis élancé au-devant des flammes et d'Hector ; Hector me craignait dans les combats, Hector que tu as toujours craint. Il eût mieux valu certes
qu'on nous offrît les armes d'Achille au milieu du combat, lorsqu'une lutte ardente s'engageait sur son corps ; tu m'aurais vu sauver des ennemis et de la guerre ces armes splendides et
les rapporter sous nos tentes avec le corps même de ce vaillant héros. Maintenant tu comptes sur ton éloquence, et tu as de grandes prétentions ; trop grandes ! car
tu n'es pas en état de porter les armes invincibles du vaillant rejeton d'Eacos ou de brandir sa lance ; elles sont faites pour moi, et je suis seul digne de posséder ce cadeau
magnifique des dieux, moi qui saurai ne l'avilir jamais. Mais pourquoi, échangeant de vaines paroles, disputer la possession des armes d'Achille ? [Combattons ensemble ; sachons par
expérience] lequel de vous deux est supérieur à l'autre dans les combats funestes. Thétis aux pieds d'argent a offert ce prix non pas à un bavardage odieux,
mais à la valeur guerrière : c'est à l'agora que l'on a besoin des paroles. Pour moi, je sais que je suis plus noble et plus courageux que toi ; car je suis de la race du
grand Achille».
Il parla ainsi ; et à son tour le fils rusé de Laerte l'attaqua par ces paroles piquantes :
«Orgueilleux Ajax, pourquoi tant d'injures ? Tu m'appelles lâche, vil et faible ; je me vante pourtant de te surpasser en sagesse et en éloquence ; et ces deux
qualités doublent les forces d'un homme. Vois ces grosses pierres qu'aucun effort ne peut briser et que, dans les montagnes, par leur habileté, des hommes coupent sans peine ;
c'est aussi par leur habileté que les matelots traversent la mer immense qui mugit et qui s'élance avec fracas ; c'est par leur adresse que les chasseurs vainquent les lions
puissants, les léopards, les sangliers et tous les animaux sauvages ; les taureaux vigoureux sont soumis au joug par l'adresse des hommes ; c'est enfin par la sagesse que toutes choses
se font, et toujours, dans les travaux ou dans les conseils, un homme sage l'emporte sur un homme imprudent. Aussi, à cause de ma prudence, le vaillant fils d'Oenée me
préféra à tous les autres guerriers pour être son compagnon et pour aller avec lui surprendre les sentinelles, et là tous deux nous avons accompli de grands
exploits. C'est moi encore qui amenai dans l'armée des Atrides le fils illustre de Pélée ; et si encore les Argiens ont besoin d'un autre héros, ce n'est pas ton
bras qui t'amenèra, ni la sagesse d'un autre homme ; moi seul parmi les Achéens je le conduirai ici, et mes douces paroles l'inviteront aux luttes des guerriers. La parole est une
grande force quand elle est dirigée par la sagesse, mais la force est inutile et le courage ne mène à rien si la prudence ne l'accompagne. Du reste, les immortels m'ont
donné la force avec l'esprit, et ils ont fait de moi le bienfaiteur des Argiens. Il n'est pas vrai, comrne tu le dis, que tu aies protégé ma fuite contre la fureur des
Troyens ; non, je n'ai pas fui, j'ai soutenu vaillamment l'effort de tous les ennemis ; ils s'élançaient avec impétuosité ; mais, par ma vaillance, j'arrachai la vie
à beaucoup d'entre eux ; tu ne dis donc pas la vérité. Tu ne me protégeais pas dans la mêlée ; tu te défendais toi-même, et tu restais
ferme, craignant d'être blessé si tu fuyais. J'ai placé mes navires au centre, non pas que je redoute la force des ennemis, mais afin de partager avec des Atrides toutes les
préoccupations de la guerre. Tes navires sont en avant, mais moi j'ai fait plus : je me suis couvert de coups honteux ; je suis entré dans la ville des Troyens pour savoir
moi-même quels étaient leurs projets dans cette guerre funeste. Je n'ai pas craint la lance d'Hector ; je me suis même armé des premiers pour le combattre lorsque,
confiant dans sa force, il nous provoquait tous. Et maintenant encore, pour défendre Achille, j'ai tué plus d'ennemis que toi ; c'est moi qui ai sauvé son corps et ses
armes. Je ne crains pas ta lance ; si je ne veux pas combattre, c'est qu'une blessure cruelle me fait encore souffrir et que j'ai été frappé en sauvant les armes d'Achille
après sa mort. Moi aussi, comme Achille, je suis du sang divin de Zeus».
Il parla ainsi ; le robuste Ajax lui répondit :
«Odysse, homme trompeur et perfide entre tous, je ne t'ai pas vu combattre ici, ni moi ni aucun des Argiens, au moment où les Troyens s'efforçaient d'emporter le cadavre
d'Achille. C'est moi qui, par ma lance et mes forces, faisais fléchir les genoux des guerriers dans la mêlée ou faisais fuir les autres en les poursuivant sans
relâche. Ils fuyaient honteusement, comme des oies ou des grues sur qui fond un aigle tandis qu'elles se repaissent dans une plaine au bord d'un fleuve ; ainsi les Troyens, craignant ma
lance et ma rapide épée, cherchaient un asile dans Ilion, redoutant pour eux la mort. Mais toi, en admettant même qu'à ce moment ton courage n'ait pas faibli,
cependant tu n'as pas lutté à mes côtés contre les ennemis ; tu étais bien loin, et tu combattais dans le rang au lieu de protéger le corps du divin
Achille ; c'est là que le combat était terrible !»
Il parla ainsi : le rusé Odysse lui répondit :
«Ajax, je ne crois pas que tu me sois supérieur en esprit ou en force, quoique tu sois illustre. Au contraire, pour l'esprit je dois être préféré
à tous parmi les Argiens ; pour la force, je suis ton égal, sinon ton maître ; c'est ce que savent les Troyens eux-mêmes, qui ont peur de moi, s'ils me voient de loin.
Tu le sais aussi, car tu as éprouvé ma vigueur en luttant avec moi le jour où, en l'honneur de Patrocle, le vaillant fils de Pélée nous offrait les
récompenses des jeux».
Ainsi parla le noble fils du divin Laerte ; alors les Troyens jugèrent la querelle illustre des deux guerriers ; tous d'un commun aécord donnèrent la victoire et les armes
d'Achille au valeureux Odysse ; le héros en conçut une grande joie ; mais l'armée gémit, et l'ardeur bouillante d'Ajax se glaça dans ses veines ;
aussitôt un sombre désespoir l'environna ; son sang généreux s'aigrit en lui ; sa bile déborda du foie dans ses entrailles ; une douleur amère
assiégea son coeur, et une colère terrible, pénétrant jusque dans les profondeurs de son cerveau, troubla sa pensée ; les yeux fixés à terre, il
demeurait comme privé de mouvement ; tout alentour, ses compagnons affligés le conduisaient vers les vaisseaux à la belle proue, lui prodiguant les consolations. Mais lui,
il marchait à regret, et pour la dernière fois ! car la Mort le suivait de près.
Enfin les Argiens regagnèrent leurs vaisseaux et la mer redoutable, désireux de nourriture et de sommeil. Thétis se plongea dans la vaste mer, suivie des autres
Néréides, et autour d'elles nageaient les grands monstres que nourrissent les flots salés. Elles étaient irritées contre le sage Prométhée, re
rappelant que, sur la foi de ses prédictions, le fils de Cronos avait accordé Thétis à Pélée malgré la résistance de la déesse.
C'est pourquoi Cymothoé, parmi elles, disait avec indignation : «Ah ! qu'il est justement puni le scélérat, au milieu des liens qui l'enserrent, tandis qu'un grand
aigle déchire ses entrailles renaissantes et s'acharne sur lui !» Ainsi Cymothoé aux yeux glauques parlait aux Nymphes marines.
Cependant le soleil s'éloignait ; les plaines se couvraient d'ombre, à l'approche de la nuit, et les astres brillaient çà et là dans le ciel. Les Argiens,
auprès de leurs vaisseaux à la longue proue, étaient couchés, vaincus par le doux sommeil et par le vin délectable, que les matelots avaient apporté de
Crète à l'illustre Idoménée, à travers la mer aux mille bruits. Mais Ajax, irrité contre les Argiens, ne pensait pas à l'agréable festin
préparé dans les tentes ; le sommeil ne l'entourait pas ; il se revêtit de ses armes, le coeur plein d'un sombre délire ; il saisit son épée aiguë
et méditait de terribles projets : incendierait-il les navires et livrerait-il tous les guerriers à la mort, ou de son glaive sanglant mettrait-il en pièces le perfide
Odysse ? Telles étaient ses pensées ; il les aurait accomplies sans tarder, si Athéné Tritonis ne l'eût accablé d'une indomptable folie ; car elle
craignait du fond de son coeur pour le patient Odysse et se rappelait les sacrifices qu'il lui adressait sans cesse.
Aussi elle détourna loin des Argiens la force du grand fils de Télamon ; il courait semblable à une horrible tempête, qui, chargée de noirs tourbillons,
apporte aux matelots la terreur mystérieuse qui les glace, alors que la Pléiade infatigable se plonge dans les abîmes de l'Océan, fuyant l'illustre Orion ; l'air est
bouleversé, la mer est déchaînée ; ainsi il se précipite où l'emportent ses pieds ; il s'élance au hasard, comme une bête sans frein qui
bondit dans le creux des vallées rocailleuses, l'écume à la bouche, prête à tuer les chiens et les chasseurs qui ont enlevé ses petits au fond de sa
tanière ; elle court en grinçant des dents, cherchant dans les forêts ses enfants aimés ; alors, si un homme se présente à elle dans ce transport de sa
fureur, le dernier jour a brillé pour lui. Tel Ajax bondissait en courroux. Son coeur bouillait comme bout un vase d'airain devant la flamme d'Héphestos ; l'eau gémit et
siffle sous l'effort du feu, tandis que le bois amassé autour de ses flancs se consume, par les soins d'un esclave qui, l'âme attentive, dépouille de ses poils un porc
engraissé longtemps. Ainsi le coeur magnanime d'Ajax bondissait dans sa poitrine et se déchaînait comme la mer immense ou l'orage impétueux ou l'incendie horrible,
quand sur la montagne se précipite un vent violent et que l'épaisse forêt s'écroule au milieu des flammes. Ainsi Ajax, le coeur blessé d'une douleur cruelle,
était tourmenté d'un délire funeste ; un flot d'écume coulait de sa bouche, ses dents grinçaient, ses armes résonnaient sur ses épaules ; et
à sa vue tous étaient épouvantés de sa colère.
Alors, du fond de l'Océan sortit l'Aurore au char doré ; et le Sommeil s'envola dans les cieux, semblable à un vent léger ; il rencontra Héra, qui retournait
à l'Olympe, d'où la veille elle était partie pour visiter la divine Thétis. Elle l'embrassa doucement, car il était son gendre depuis qu'il avait endormi sur
les sommets de l'Ida Zeus, irrité contre les Argiens ; puis elle se retira promptement dans le palais de Zeus ; et lui, il s'élança vers la couche de Pasithéa,
tandis que les nations des mortels s'éveillaient.
Cependant Ajax, semblable à l'infatigable Orion, errait, portant dans son coeur une rage homicide ; enfin il s'élança contre des moutons, comme un lion terrible dont le
coeur sauvage est dompté par une faim dévorante ; puis il les abattit sur le sol çà et là, de même que le souffle violent de Borée fait tomber
les feuilles lorsque, sur la fin de l'été, l'hiver à son tour commence. Ainsi Ajax, avec une rage furieuse, s'élance contre les moutons, croyant semer la mort
cruelle parmi les Danaens. Ménélas, abordant son frère loin des autres Danaens, lui adressa ces paroles :
«Aujourd'hui, sans doute le jour fatal luira pour nous : le grand Ajax est saisi de folie ; il incendiera nos vaisseaux et nous tuera dans nos tentes, car il est irrité de n'avoir
pas les armes d'Achille. Ah ! plût au ciel que Thétis n'eût pas proposé cette récompense et que le fils de Laerte n'eût pas osé, dans son orgueil
insensé, élever des prétentions contre un guerrier qu'il ne vaut pas. Maintenant un grand danger nous menace ; un dieu ennemi nous poursuit. Après la mort d'Achille,
le grand courage d'Ajax restait le seul rempart des Achéens ; mais les dieux vont nous le tuer aussi et nous accabler de maux ; il se vengera de nous en nous faisant périr
honteusement».
Il parla ainsi ; le vaillant Agamemnon lui répondit :
«Cher Ménélas, ne t'afflige pas ainsi, et n'accuse pas le roi prudent des Céphalléniens ; il n'est pas coupable ; il nous est souvent bien d'un grand secours,
tandis qu'il est la terreur des ennemis».
C'est ainsi qu'ils discouraient, affligés pour les Danaens. Au loin, les bergers, près des bords du Xanthe, se cachaient par crainte sous les tamaris, afin d'éviter la mort
cruelle. Ainsi des lièvres ont peur de l'aigle rapide ; ils se cachent sous les buissons épais, tandis que leur ennemi, poussant des cris aigus, vole çà et là
les ailes étendues : ainsi les Achéens, fuyant de tous côtés, redoutaient le terrible héros. Enfin il s'arrêta près d'un bélier
égorgé, et, poussant un rire farouche, il lui adressa ces paroles :
«Reste couché dans la poussière, pour être la pâture des chiens et des oiseaux ; les armes glorieuses d'Achille ne t'ont pas protégé, quoique, pour
les avoir, insensé ! tu aies affronté un homme qui valait mieux que toi. Reste là, chien ! ton corps ne sera pas même arrosé des pleurs de ta femme
affligée, ou de ton fils, ou de tes vieux parents ; tu ne les reverras plus ; tu ne leur apporteras pas le soutien que leur vieillesse attend ; égorgé loin de ta patrie,
les oiseaux et les chiens vont te dévorer».
Il parlait ainsi, croyant voir à ses pieds parmi les cadavres le perfide Odysse, souillé de sang. A ce moment même, Tritonis éloigna de son esprit et de ses yeux le
Délire qui lui avait inspiré ce terrible carnage, et le Dieu s'envola aussitôt vers le fleuve affreux du Styx, où habitent les rapides Erinnyes, qui sans cesse
envoient les noirs chagrins aux mortels orgueilleux.
Ajax vit alors les moutons qui palpitaient à ses pieds ; il frémit de tout son être ; il comprit la tromperie des dieux ; il fut paralysé de tous ses membres ; son
coeur vaillant fut dévoré de tristesse, et dans sa douleur il ne pouvait plus avancer ni reculer ; il était là semblable à un rocher sourcilleux qui se dresse
sur sa base au-dessus des montagnes. Lorsqu'enfin il eut rassemblé ses pensées, il gémit lamentablement et s'écria :
«Hélas! pourquoi donc suis-je si haï des dieux ! pourquoi m'ont-ils privé de la raison et m'ont-ils inspiré cette rage insensée contre ces bêtes
innocentes que j'ai tuées ainsi ? Ah ! c'est le coeur perfide d'Odysse que j'aurais dû percer dans ma vengeance ; le misérable m'a plongé dans un affreux malheur.
Puisse-t-il supporter les maux cruels que les Erinnyes envoient aux méchants ! Puissent-elles faire essuyer à tous les Argiens des luttes sanglantes et des adversités
pleines de larmes ! Puissent-elles punir Agamemnon, fils d'Atrée ! et puisse-t-il ne pas revoir tranquillement son palais, comme il veut le revoir ! Mais pourquoi, guerrier courageux,
parler de tous ces scélérats ! Mort à l'armée des Argiens ! périsse le souvenir de ce jour de honte ! la récompense du courage est pour la
lâcheté ; c'est elle qu'on aime et qu'on admire ; Odysse est vanté par les Argiens ; ils oublient les nobles actions que j'ai accomplies pour eux».
En parlant ainsi, le noble fils du vaillant Télamon enfonça l'épée d'Hector dans sa gorge ; son sang s'échappe en sifflant, et il tombe étendu sur la
poussière, comme Typhon que les foudres de Zeus avaient frappé ; la terre au sein noir gémit profondément sous le poids de sa chute.
Les Danaens accoururent en foule, dès qu'ils l'aperçurent gisant sur la poussière ; auparavant, ils n'étaient pas accourus, parce que tous étaient
effrayés à la vue d'Ajax irrité ; mais alors, aussitôt ils s'élancèrent autour du cadavre, et, la tête penchée tristement vers la terre,
ils couvraient leurs cheveux de poussière, et le bruit de leurs plaintes montait dans les espaces divins de l'air. Ainsi, quand les bergers emportent loin des brebis les tendres agneaux
qu'ils veulent manger à leur repas, les mères avec de longs bêlements bondissent dans les bergeries vides appelant leurs petits. Ainsi ce jour-là, les Argiens autour
d'Ajax gémissaient profondément dans tout le camp ; le sombre Ida, la plaine, les navires et la vaste mer répétaient leurs plaintes.
Teucer, près d'Ajax, voulait s'infliger aussi la mort cruelle ; mais les Argiens retenaient sa grande épée ; et lui, accablé de douleur, il était
étendu près de son frère, versant beaucoup de larmes, plus de larmes qu'un enfant qui, près du foyer désert, la tête et les épaules couvertes de
cendre, pleure avec des cris la mère qui le laisse orphelin et qui, après la mort de son père, protégeait son enfance. Ainsi Teucer pleurait la mort d'Ajax, et, se
traînant autour de son corps, il disait en sanglotant :
«Noble Ajax ! quel a été ton égarement ! pourquoi te donner la mort et le coup suprême ? voulais-tu laisser les Troyens respirer après tant de maux, et
vaincre les Argiens privés de ton secours ? Dans les combats, nous n'aurons plus la même confiance ; nous périrons, car tu étais notre rempart contre les maux de la
guerre. Le retour ne sera plus doux pour moi, après ta mort ; je veux au contraire périr ici, afin que la terre féconde me couvre aussi comme toi ; ma pensée est
avec toi plus qu'avec les parents qui m'attendent, s'ils vivent encore, s'ils règnent encore sur Salamine ; car tu étais ma joie !»
Il parlait ainsi, en soupirant profondément ; à côté de lui sanglotait aussi Tecmesse, femme du vaillant Ajax ; quoiqu'elle fût captive, il l'avait prise pour
femme et l'avait instituée maîtresse de toutes les choses que dans une maison possède l'épouse unie légitimement à son mari : et Tecmesse, dans les bras
vigoureux du héros, avait conçu un fils, en tout semblable à son père, Eurysace ; mais l'enfant, encore tout petit, avait été laissé sur sa
couche. Elle, avec de longs gémissements, gisait près de celui qu'elle aimait ; ses membres, dessinés sur le sable, étaient souillés de terre ; elle poussait
des cris lugubres et son coeur était accablé de chagrin.
«Malheureuse que je suis ! celui que les ennemis n'avaient pu vaincre est mort de sa propre main. Une douleur sans bornes me saisit ; je n'avais pas pensé que toi, mort, je verrais
devant Troie l'odieuse lumière du soleil ; mais les Parques ennemies ont voulu qu'il en fût ainsi. Plût aux dieux que la terre féconde m'eût engloutie avant que
j'eusse vu ta mort ; jamais une douleur plus grande n'avait envahi mon coeur, pas même quand, loin de ma patrie et de mes parents, tu m'enlevas parmi les autres captives ; et moi je
pleurais, parce que, jadis reine opulente, le jour de l'esclavage avait lui pour moi. Cependant je n'ai pas regretté ma patrie, ni mes parents, autant que je pleure ta mort ; car tu
voulais tout ce qui me plaisait, tu as fait de moi ta femme, ton amie ; tu me promettais de me faire un jour la reine de Salamine, au retour de Troie ; les dieux ne l'ont pas voulu. Tu t'es
enfui loin de moi, sans penser à moi et à notre enfant ! Ses caresses ne réjouiront pas ton coeur, et il ne recueillera pas ton héritage ; d'autres guerriers en
feront un vil esclave ; car, privés de leur père, les enfants sont soumis à la volonté d'hommes qui ne le valaient pas ; les orphelins ont une vie triste, et toutes
les misères leur sont réservées. Moi-même, infortunée, le jour de l'esclavage est venu pour moi, puisque tu m'es ravi, toi mon époux et mon Dieu
!»
Elle parlait ainsi ; Agamemnon lui répondit avec bienveillance :
«Femme, aucun guerrier ne fera de toi son esclave, tant que Teucer et moi nous vivrons ; au contraire, nous te montrerons notre respect par des présents nombreux, nous t'honorerons
comme une déesse, et nous protégerons ton enfant comme si le divin Ajax, rempart des Achéens, voyait encore le jour. Plût aux dieux qu'il n'eût pas
affligé toute l'Achaïe en se tuant de sa propre main, lui qu'une armée entière n'aurait pas pu vaincre».
Il parla ainsi, le coeur plein de souci ; et tout à l'entour les peuples faisaient entendre leurs gémissements, que l'Hellespont répétait au loin, car une douleur
cruelle étendait sur eux ses ailes. Le sage Odysse lui-même était affligé de la mort de son rival ; et avec tristesse il dit ces paroles aux Achéens
désolés :
«Amis, combien la colère est un mal funeste ! c'est elle qui produit parmi les hommes les discordes fatales ; c'est elle qui aujourd'hui a excité contre moi l'illustre Ajax,
dont le coeur était aigri. Plût aux dieux que les captifs troyens ne m'eussent pas donné la victoire et les armes d'Achille ; voilà pourquoi le noble fils du vaillant
Télamon s'est irrité contre moi et tué de sa propre main : et cependant je ne suis pas coupable envers lui ; c'est un sort funeste qui l'a fait périr. Si mon esprit
avait pu prévoir la douleur qui devait remplir son âme, jamais je n'aurais lutté pour obtenir la victoire, et je n'aurais pas laissé un autre Danaen la lui disputer ;
je lui aurais moi-même offert et présenté ces armes divines et tout ce qu'il aurait voulu. Pouvais-je penser que sa colère serait si terrible ? L'objet de notre lutte
n'était pas une femme, une ville, un bien précieux : c'était un mot, la gloire, pour laquelle les hommes de coeur aiment à lutter. Il était brave, mais,
cédant à une mauvaise inspiration des dieux, il a eu tort, car il n'est pas beau de se laisser emporter par la colère ; l'homme sage sait supporter d'un coeur ferme tous
les malheurs qui le frappent et résister au chagrin».
Ainsi parla l'illustre fils du divin Laerte. Et, quand les Achéens se furent rassasiés de plaintes et de tristesse, le fils de Nélée, les voyant encore
affligés, leur dit :
«Amis, les Parques trop cruelles ont accumulé contre nous deuil sur deuil ; Ajax est mort après le vaillant Achille, après tant d'autres Argiens, après mon
fils Antiloque. Mais il n'est pas bon de pleurer toujours les guerriers morts dans la bataille et de montrer toujours un coeur affligé. Il faut enfin oublier les douleurs inutiles ; il
faut surtout rendre aux morts les honneurs qui leur sont dus, leur élever un bûcher, un tombeau, confier leurs ossements à la terre. Les morts ne sont pas ranimés par
nos plaintes, et ils ne communiquent plus avec nous lorsque les Parques cruelles les ont dévorés».
Il parla ainsi pour les consoler. Les rois divins se réunirent aussitôt, l'âme triste ! Beaucoup de guerriers portèrent du côté des rapides vaisseaux le
corps du grand Ajax, et ils l'ensevelirent dans des voiles légers, après avoir lavé ses membres robustes, couverts encore de son sang desséché, de ses armes
et de la poussière de la terre. Puis, du mont Ida, ils apportèrent beaucoup de bois et l'amassèrent auprès du cadavre ; un grand bûcher s'éleva, et on y
plaça beaucoup de moutons égorgés, de riches vêtements, des boeufs gras, les chevaux d'Ajax qui jadis s'élançaient d'un pied si rapide, de l'or
brillant, les armes innombrables des guerriers que l'illustre héros avait tués et dépouillés, et le cristal de roche transparent, larmes brillantes des filles du
Soleil, larmes divines qu'elles versèrent sur le corps de Phaéton, près des bords profonds de l'Eridan ; le Soleil, pour honorer éternellement son fils, les changea
en cristal de roche, objet précieux parmi les mortels ; les Argiens en placèrent donc sur le vaste bûcher pour honorer après sa mort Ajax, le grand guerrier, et, avec
de longs soupirs, ils y placèrent encore l'ivoire précieux, l'argent désirable, plusieurs amphores pleines de graisse et toutes les autres choses belles et bonnes qui sont
l'ornement de la richesse. Enfin ils approchèrent le feu dévorant ; et un souffle s'éleva de la mer, envoyé par la divine Thétis, afin de brûler les
restes du grand Ajax ; pendant cette nuit jusqu'à l'aurore, le héros fut consumé près des vaisseaux sous l'effort du vent ; ainsi jadis, Encelade fut consumé
par la foudre horrible de Zeus, près de la mer éternelle, au bord de la Trinacrie ; et toute l'île était embrasée ; ainsi Héraclès, victime de la
ruse de Nessos, livra aux flammes son corps vivant ; tandis qu'il poursuivait l'horrible sacrifice, tout l'Oeta gémissait ; enfin l'esprit du héros brûlé vif laissa
son cadavre, s'éleva dans l'Ether et se mêla aux dieux, lorsque la terre eut reçu son corps fatigué. Ainsi sur le bûcher gisait, oubliant les combats, Ajax
auprès de ses armes ; la foule du peuple couvrait le rivage, et les Troyens se réjouissaient au milieu de la douleur des Achéens.
Quand la flamme funeste eut consumé le grand corps du héros, ses compagnons éteignirent les cendres dans un flot de vin ; ils enfermèrent les os dans une urne d'or
et les cachèrent sous un grand tombeau de terre qu'ils amoncelèrent non loin du promontoire de Rhétée. Puis ils retournèrent à leurs vaisseaux rapides,
le coeur plein de tristesse, car ils honoraient Ajax autant qu'Achille.
Alors la nuit sombre descendit, apportant le sommeil aux hommes ; les Achéens prirent leur repas, et ils attendirent le jour, fermant sans plaisir leurs paupières fatiguées
; car ils craignaient au fond du coeur que les Troyens pendant la nuit ne vinssent les attaquer après la mort du fils de Télamon.
Traduction d'E.A. Berthault (1884)
Illustrations d'Henry Chapront (1928)