Le courant de l'amour poursuit sa route : où
va-t-il ?
Les jours sont comme des années dans l'amour des
jeunes gens, lorsqu'aucune barrière, aucun obstacle ne
s'élève entre leurs cœurs, quand le soleil
luit, que le cours de la vie est tranquille, lorsque leur
passion enfin est prospère et avouée. Ione ne
dérobait plus à Glaucus l'attachement qu'elle
éprouvait pour lui, et toutes leurs conversations
roulaient sur leur tendresse réciproque. Leurs
espérances pour l'avenir se reflétaient sur
leur bonheur actuel, comme le ciel sur les jardins du
printemps. Ils descendaient le fleuve du temps, pleins de
confiance ; ils arrangeaient en idée leur
destinée à venir ; ils se plaisaient à
répandre sur le lendemain la lumière du jour
présent. Peut-être ne s'aimaient-ils que mieux,
parce que la situation du monde ne permettait pas à
Glaucus d'autre but, d'autre désir que l'amour ; parce
que les distractions qui, dans les pays libres,
détournent l'affection des hommes, n'existaient pas
pour l'Athénien ; parce que son pays ne lui commandait
pas de se mêler à la vie civile ; parce que
l'ambition n'offrait point chez lui de contrepoids à
l'amour. En conséquence, l'amour régnait dans
tous leurs projets, dans tous leurs plans : au milieu de
l'âge de fer, ils s'imaginaient être dans
l'âge d'or, destinés uniquement à vivre
et à s'aimer.
L'observateur impassible qui ne s'intéresse
qu'à des caractères fortement marqués et
hautement colorés trouvera peut-être que ces
deux amants sont jetés dans un moule trop commun ; le
lecteur croit parfois voir un manque de vigueur dans la
peinture de caractères adoucis exprès ; peut-être aussi leur fais-je tort en ne rehaussant pas
assez leur individualité. Mais en appuyant si fort sur
leur existence brillante et semblable à celle des
oiseaux, je subis peut-être involontai-rement
l'influence de la connaissance que j'ai des changements
qu'ils ont éprouvés, et auxquels ils sont si
mal préparés. Cette douceur même et cette
gaieté de la vie ne font à mes yeux que
contraster davantage avec les vicissitudes qui vont survenir.
Pour le chêne privé de fleurs et de fruits, et
dont le tronc dur et vigoureux est capable de résister
à l'ouragan, il y a moins à craindre que pour
les rameaux délicats du myrte et pour les grappes
riantes de la vigne.
Le mois d'août s'avançait : leur mariage
était fixé au mois suivant, et le seuil de
Glaucus était déjà entouré de
guirlandes. Chaque nuit, à la porte d'Ione, il
répandait de riches libations. Il n'existait plus pour
ses gais compagnons. Il ne quittait plus Ione. Le matin,
pendant la chaleur du jour, le temps se passait à
faire de la musique ; le soir, ils évitaient les lieux
fréquentés, pour se promener sur l'eau ou le
long des prairies fertiles et couvertes de vignes qui
s'étendaient au pied du sinistre Vésuve. La
terre ne tremblait plus, les joyeux Pompéiens
oubliaient le terrible avertissement qu'ils avaient
reçu du destin. Glaucus, dans la vanité de son
paganisme, se figurait en quelque sorte que cette convulsion
de la nature avait été une intervention des
dieux, moins en sa faveur qu'en celle d'Ione. Il offrit des
sacrifices de reconnaissance aux temples consacrés
à sa foi ; l'autel même d'Isis se couvrit de ses
guirlandes votives. Quant au prodige de la statue
animée, il rougissait de l'effet qu'elle avait produit
sur lui ; il le considérait toujours comme le
résultat de la magie humaine ; mais cela même
lui prouvait qu'il ne fallait pas y voir le courroux d'une
déesse.
Quant à Arbacès, ils apprirent que cet homme
vivait encore ; étendu sur un lit de souffrance, il ne
se remettait qu'avec peine du choc qui l'avait
renversé. Il laissait les amants en repos, tout en se
préparant à la vengeance et en attendant cette
heure avec impatience.
Soit dans les matinées qu'ils passaient à la
maison d'Ione, soit dans leurs excursions du soir, Nydia les
accompagnait ordinairement : c'était leur seule
société. Ils ne se doutaient pas des
secrètes flammes qui consumaient son cœur. La brusque
liberté avec laquelle elle se mêlait à
leurs entretiens, ses manières capricieuses et
quelquefois malintentionnées, trouvaient de
l'indulgence dans le souvenir des services qu'elle leur avait
rendus et dans leur compassion pour son infirmité ; peut-être même s'intéressaient-ils
d'autant plus fortement à elle qu'ils observaient en
elle ce caractère contrariant et bizarre, ces
singulières alternatives de douceur et de
colère, ce mélange d'ignorance et de
génie, de délicatesse et de rudesse, de
caprices d'enfant et de réserve de femme. Quoiqu'elle
refusât d'accepter la liberté, on la laissait
constamment libre. Elle allait où elle voulait, on
n'imposait de règle ni à ses paroles ni
à ses actions. Glaucus et Ione ressentaient pour cette
jeune fille, affligée d'une si grande disgrâce
et d'une âme si sensible, la même pitié,
la même indulgence qu'une mère éprouve
pour un enfant malade et gâté, envers lequel,
même pour son bien, elle n'ose faire valoir son
autorité. Elle profita de cette liberté pour
refuser de sortir avec l'esclave qu'on avait attaché
à ses pas. Son bâton lui suffisait pour se
conduire ; elle allait seule, comme autrefois dans le temps
où personne ne la protégeait, à travers
les rues les plus populeuses ; c'était vraiment
merveilleux de voir avec quelle adresse elle fendait la
foule, évitant tout danger et traversant son chemin au
milieu des détours de la cité. Mais son
principal bonheur, c'était toujours de visiter le
petit espace qui composait le jardin de Glaucus, et de
soigner les fleurs qui, du moins, lui rendaient son amour.
Quelquefois elle entrait dans la chambre où il
était assis et cherchait à lier conversation
avec lui ; mais elle se retirait bientôt, car toute
conversation pour Glaucus était ramenée
à un seul sujet : Zone ; et ce nom, quand il sortait
des lèvres de l'Athénien, était une
torture pour elle. Elle se reprochait par moments le service
qu'elle leur avait rendu ; elle se disait
intérieurement : «Si Ione avait succombé,
Glaucus ne l'aurait plus aimée.» Et alors de
sombres et terribles pensées oppressaient sa
poitrine.
Elle n'avait pas prévu les épreuves qui lui
étaient réservées, lorsqu'elle
s'était montrée si généreuse.
Elle n'avait jamais été présente aux
entrevues de Glaucus et d'Ione ; elle n'avait jamais entendu
cette voix, qui était si tendre pour elle, s'adoucir
encore pour une autre. Ce coup qui avait frappé son
cœur en apprenant l'amour de Glaucus, l'avait d'abord
surprise et attristée ; par degrés sa jalousie
s'accrut et prit une forme plus sauvage et plus terrible :
elle participa de la rage et lui souffla des idées de
vengeance. De même que vous voyez le vent agiter
seulement la verte feuille sur le rameau, tandis que la
feuille tombée à terre et flétrie,
foulée aux pieds et broyée jusqu'à ce
qu'elle ne garde plus de sève ni de vie, est
portée par le moindre souffle çà et
là sans résistance et sans trêve, de
même l'amour qui visite les gens heureux n'a que de
fraîches brises sur ses ailes, sa violence n'est qu'un
jeu. Mais le cœur qui est détaché du vert
rameau de la vie, qui est sans espérance, qui n'a
point d'été dans ses fibres, est
déchiré et secoué par le même vent
qui ne fait que caresser les autres ; il n'a point de branche
où se retenir ; il est poussé de sentier en
sentier jusqu'à ce que le vent cesse, et le laisse
là pour jamais perdu dans la fange.
L'enfance abandonnée de Nydia avait
prématurément endurci son caractère ; peut-être les scènes odieuses de débauche
au milieu desquelles elle s'était trouvée,
avaient sans souiller sa pureté, mûri ses
passions ; les orgies de Burbo n'avaient fait que la
dégoûter, les banquets de l'Egyptien n'avaient
fait que la terrifier ; mais les vents qui passent
légèrement sur le sol laissent quelquefois des
semences derrière eux. Comme l'obscurité
favorise aussi l'imagination, peut-être la
cécité même contribuait-elle à
nourrir par de sombres et délirantes visions l'amour
de l'infortunée. La voix de Glaucus avait
été la première à résonner
harmonieusement à son oreille ; la bonté du
jeune Athénien avait fait une profonde impression sur
elle. Lorsqu'il avait quitté Pompéi, dans les
premiers temps, elle avait gardé dans son cœur, comme
un trésor, chaque mot qu'elle lui avait entendu
prononcer ; et quand on lui disait que cet ami, le patron de
la pauvre bouquetière, était l'un des plus
gracieux et des plus élégants jeunes hommes de
Pompéi, elle mettait un complaisant orgueil à
conserver ce souvenir. La tâche même qu'elle
s'était imposée de soigner ses fleurs servait
à le rappeler à son âme ; elle
l'associait avec tout ce qui lui était le plus
agréable ; et, lorsqu'elle avait refusé de dire
quelle idée elle se formait de la beauté
d'Ione, c'était peut-être parce qu'elle
rapportait au seul Glaucus tout ce qu'il y avait de doux et
de brillant dans la nature. Si quelqu'un de mes lecteurs a
jamais aimé à un âge qu'il rougirait
presque de se rappeler, à un âge où
l'imagination devance la raison, qu'il dise si cet amour, au
milieu de ses délicatesses étranges et
compliquées, n'était pas, plus que toute autre
passion venue plus tard, susceptible de jalousie. Je n'en
cherche pas ici la cause : je constate seulement que c'est un
fait ordinaire.
Lorsque Glaucus revint à Pompéi, Nydia avait un
an de plus. Cette année, avec ses chagrins, sa
solitude, ses épreuves, avait grandement
développé son esprit et son cœur ; et lorsque
l'Athénien la pressait en jouant contre son sein,
croyant qu'elle était encore aussi enfant par
l'âme que par l'âge, lorsqu'il baisait ses joues
si douces ou jetait les bras autour de sa taille tremblante,
Nydia sentait soudainement, et comme par
révélation, que les sentiments qu'elle avait si
longtemps et si innocemment nourris n'étaient autre
chose que de l'amour.
Joseph M. Gleeson, 1891
|
Destinée à être délivrée
de la tyrannie par Glaucus, destinée à trouver
un abri sous son toit, destinée à respirer le
même air pendant un si court espace de temps, et
destinée, alors que ses sentiments
s'épanouissaient avec le plus de force et de bonheur,
à entendre qu'il en aimait une autre ; être
cédée à cette rivale, devenir sa
messagère, son esclave ; comprendre tout à coup
qu'elle n'était rien dans la vie de celui qu'elle
aimait sans s'en être doutée jusqu'alors,
n'était-ce pas un sort fatal ? Et faut-il
s'étonner que, dans son âme sauvage et
passionnée, tous ces éléments ne fussent
pas d'accord ? Que si l'amour l'emportait et régnait
par-dessus tout, ce n'était pas l'amour produit par de
douces et pures émotions. Parfois elle craignait que
Glaucus ne découvrît son secret ; parfois elle
s'indignait qu'il n'en eût aucun soupçon :
c'était un signe de mépris. Comment aurait-il
pu croire qu'elle eût tant de présomption ? Ses
sentiments pour Ione variaient et flottaient d'heure en heure ; elle l'aimait parce qu'il l'aimait ; le même motif la
lui faisait haïr. Il y avait des moments où elle
eût tué sa maîtresse, qui ignorait ses
souffrances, et d'autres où elle aurait donné
sa vie pour elle. Ces fortes et timides alternatives de la
passion étaient trop vives pour pouvoir se supporter
longtemps. Sa santé en souffrit, quoiqu'elle ne s'en
aperçût pas. Ses joues pâlirent, ses pas
devinrent plus faibles, les larmes vinrent plus
fréquemment à ses yeux et sans la
soulager.
Un matin où elle se rendait, selon sa coutume, au
jardin de l'Athénien, elle rencontra Glaucus sous les
colonnes du péristyle, avec un marchand de la ville :
il choisissait des bijoux pour sa fiancée. Il avait
déjà fait arranger son appartement ; les bijoux
qu'il acheta ce jour-là y furent placés : ils
n'étaient pas destinés à parer et
à embellir encore Ione. On peut les voir aujourd'hui
parmi les trésors exhumés à
Pompéi, dans la chambre des Etudes, à Naples
(1).
«Viens ici, ma Nydia, mets à terre ce vase ; viens, cette chaîne est pour toi. Viens. Je veux la
mettre à ton cou. L'y voilà. Ne lui va-t-elle
pas bien, Servilius ?
- Admirablement, répondit le joaillier car les
joailliers étaient aussi bien élevés et
aussi flatteurs que de nos jours ; mais lorsque ces boucles
d'oreilles orneront la tête de votre Ione, c'est alors,
par Bacchus ! que vous verrez ce que mes bijoux peuvent
ajouter à la beauté.
- Ione», répéra Nydia, qui
jusque-là avait marqué sa reconnaissance
à Glaucus par son sourire et par sa rougeur.
«Oui, répliqua l'Athénien en jouant
nonchalamment avec les bijoux, je suis en train de choisir
ces présents pour Ione, mais je ne trouve rien qui
soit digne d'elle.»
Comme il achevait de parler, il fut surpris d'un brusque
mouvement de Nydia. Elle arracha violemment la chaîne
de son cou et la jeta à terre.
«Qu'est-ce cela, Nydia ? cette bagatelle ne te
convient-elle pas ? t'ai-je offensée ?
- Vous me traitez toujours comme une esclave et comme un
enfant», reprit la Thessalienne, le cœur gros de
soupirs qu'elle ne pouvait contenir ; et elle passa
rapidement à l'extrémité du
jardin.
Glaucus n'essaya pas de la suivre ni de la consoler : il
était offensé. II continua d'examiner les
joyaux et de faire des observations sur leur façon, de
repousser l'un, d'accepter l'autre ; et enfin il se laissa
persuader par le marchand d'acheter le tout. C'est le plan le
plus sage pour un amant, et que chacun ferait bien d'adopter,
pourvu toutefois qu'il ait rencontré une Ione.
Lorsqu'il eut complété ses achats et
renvoyé le joaillier, il se retira dans sa chambre,
s'habilla, monta dans son char et se dirigea vers la maison
d'Ione. Il ne pensa plus à la pauvre fille aveugle ni
à son offense : il avait oublié l'une et
l'autre. Il passa la matinée avec la belle
Napolitaine, alla ensuite aux bains, soupa (si nous pouvons
nous servir de ce mot pour le repas des Romains à
trois heures) seul et dehors, car Pompéi avait ses
restaurateurs. Il revint ensuite changer de toilette, passa
dans le péristyle, mais avec l'esprit absorbé
et les yeux distraits d'un homme amoureux, et
n'aperçut pas la pauvre fille aveugle, demeurée
à la place où il l'avait laissée. Bien
qu'il ne l'eût pas vue, elle reconnut à
l'instant son pas. Elle avait compté les moments
jusqu'à son retour. A peine était-il
entré dans sa chambre favorite, qui ouvrait sur le
péristyle, et s'était-il assis, rêveur,
sur son lit de repos, qu'il sentit sa robe timidement
tirée, et qu'il vit Nydia à genoux devant lui
et lui présentant une poignée de fleurs, comme
gage de paix. Ses yeux, levés sur lui, étaient
baignés de larmes.
«Je t'ai offensé, dit-elle en soupirant, et pour
la première fois ; je voudrais plutôt mourir que
de te causer un instant de chagrin. Vois, j'ai repris ta
chaîne, je l'ai mise à mon cou ; je ne la
quitterai jamais : c'est un don de toi !
- Ma chère Nydia, répondit Glaucus en la
relevant et en baisant son front, ne pense plus à
cela. Mais pourquoi, mon enfant, cette colère soudaine ? je n'ai pu en deviner la cause.
- Ne me la demande pas, dit-elle avec une vive rougeur ; je
suis pleine de faiblesses et de caprices. Tu sais bien que je
ne suis qu'un enfant, tu le répètes assez
souvent. Est-ce qu'un enfant peut dire la raison de toutes
ses folies ?
- Mais, ma jolie Nydia, tu cesseras bientôt
d'être une enfant ; et, si tu veux qu'on te traite
comme une femme, il faut apprendre à maîtriser
ces impétueux mouvements de colère. Ne crois
pas que je te gronde ; non, c'est pour ton bonheur que je
parle.
- C'est vrai, dit Nydia, je dois apprendre à me
maîtriser. Je dois cacher, déguiser ce que mon
cœur éprouve : c'est la tâche et le devoir
d'une femme. Sa vertu n'est-elle pas l'hypocrisie ?
- Se maîtriser n'est pas tromper, ma Nydia, reprit
l'Athénien ; cette vertu est également
nécessaire aux hommes et aux femmes. C'est la vraie
toge du sénateur, la marque de la dignité
qu'elle recouvre.
- Se maîtriser ! se maîtriser ! bon, bon, tu as
raison. Lorsque je t'écoute, Glaucus, mes plus
sauvages pensées se calment et s'adoucissent ; une
délicieuse sérénité se
répand en moi. Conseille-moi, guide-moi toujours, mon
protecteur.
- Ton cœur affectueux sera ton meilleur guide, ma Nydia,
lorsque tu auras appris à gouverner tes
sentiments.
- Ah ! cela n'arrivera jamais, soupira Nydia, fondant en
larmes.
- Pourquoi non ? Le premier effort est le plus
difficile.
- J'ai fait ce premier effort, répondit Nydia
innocemment ; mais vous, mon mentor, trouvez-vous qu'il soit
si facile d'être maître de soi-même ? Pouvez-vous cacher, pouvez-vous régler votre amour
pour Ione ?
- L'amour, chère Nydia, ah ! c'est une autre question,
répondit le jeune précepteur.
- Je le pensais aussi, poursuivit Nydia avec un
mélancolique sourire. Glaucus, voulez-vous prendre mes
pauvres fleurs ? Faites-en ce que vous voudrez. Vous pouvez
les donner à Ione, ajouta-t-elle après quelque
hésitation.
- Non, Nydia, répondit Glaucus avec bonté, en
devinant qu'il y avait un peu de jalousie dans ses paroles,
mais s'imaginant que c'était seulement la jalousie
d'un enfant orgueilleux et susceptible.
- Je ne donnerai tes jolies fleurs à personne ; assieds-toi, formes-en une guirlande ; je la porterai cette
nuit : ce ne sera pas la première que tes doigts
délicats auront tressée pour moi.»
Nydia s'assit avec délices à côté
de Glaucus ; elle tira de sa ceinture une pelote de fils
diversement colorés, ou plutôt de légers
rubans, dont on se servait pour former les guirlandes, et
qu'elle portait constamment sur elle, car c'était son
occupation, son état. Elle se mit à l'oeuvre
avec autant de grâce que de promptitude ; les larmes se
séchèrent bien vite sur son visage ; un
léger, mais heureux sourire, entrouvrit ses
lèvres. Comme un enfant, elle était sensible
à la joie de l'heure présente ; elle venait de
se réconcilier avec Glaucus. Il lui avait
pardonné, elle était assise à
côté de lui ; la main de l'Athénien se
jouait dans ses cheveux plus fins que la soie ; en respirant
il effleurait ses joues ; Ione, la cruelle Ione, était
loin... personne n'occupait, ne distrayait Glaucus. Oui, elle
était heureuse, et sans soucis ; c'était un des
rares moments dont sa vie triste et troublée pût
conserver le souvenir comme un trésor. De même
que le papillon, séduit par un soleil d'hiver, accourt
se baigner un instant dans sa lumière soudaine, avant
d'être glacé par la brise qui doit le faire
périr en quelques heures, elle restait avec joie sous
un rayon qui, par contraste avec son ciel accoutumé,
la réchauffait un peu ; et l'instinct, qui aurait
dû l'avertir du peu de durée de son bonheur,
l'invitait seulement à en jouir.
«Tu as les plus beaux cheveux du monde, dit Glaucus ; ils ont dû faire autrefois le doux orgueil de ta
mère.»
Nydia soupira ; on devinait bien qu'elle n'était pas
née esclave ; mais elle évitait de parler de sa
famille ; et, soit que sa naissance fût obscure ou
noble, il est certain qu'elle ne la fit connaître
à aucun de ses bienfaiteurs, dans ces climats
lointains. Enfant du chagrin et du mystère, elle vint
et disparut, telle qu'un oiseau qui entre dans une chambre et
en sort aussitôt ; nous le voyons voler un moment
devant nous ; mais nous ne savons ni d'où il vient, ni
où il va.
Nydia, surprise, et après une courte pause, sans
répondre à l'observation de Glaucus, parla
ainsi :
«Est-ce que je ne mets pas trop de roses dans ta
guirlande, Glaucus ? On dit que la rose est ta fleur
favorite.
- Et la fleur favorite, ma Nydia, de tous ceux qui ont
l'âme ouverte à la poésie ; c'est la
fleur de l'amour, la fleur des festins. C'est aussi la fleur
que nous consacrons au silence et à la mort ; elle
couronne nos fronts pendant la vie, tant que la vie vaut la
peine d'être possédée ; on la sème
sur nos sépulcres quand nous ne sommes plus.
- Oh ! je voudrais bien, dit Nydia, au lieu de tresser cette
périssable guirlande, dérober à la main
des Parques la trame de tes jours, pour y glisser une rose !
- Charmante Nydia, ton voeu est digne de la voix qui chante
des airs si délicieux ; c'est l'esprit de la Musique
qui te l'inspire, et, quelle que soit ma destinée, je
te remercie.
- Quelle que soit ta destinée ? N'est-elle pas la plus
brillante, la plus belle de toutes ? Mon souhait est inutile
: les Parques te seront aussi propices que je voudrais
l'être moi-même.
- Il n'en serait pas ainsi, Nydia, sans l'amour. Tant que la
1a jeunesse dure, je puis oublier par moments ma patrie ; mais quel Athénien, parvenu à l'âge
mûr, peut penser à ce qu'était
Athènes, et se contenter d'être heureux, lui,
lorsqu'elle est déchue, déchue, hélas ! à jamais ?
- Et pourquoi à jamais ?
- De même que les cendres ne peuvent plus se rallumer,
que l'amour, une fois qu'il est mort, ne peut revivre ; de
même la liberté qu'un peuple a perdue ne se
retrouve plus. Mais ne traitons pas ces questions-là,
qui ne sont pas faites pour toi.
- Tu te trompes, elle sont faites pour moi. La Grèce a
mes soupirs aussi : mon berceau a reposé au pied du
mont Olympe ; les dieux ont délaissé la
montagne, mais on y voit encore leurs traces ; elles se sont
conservées dans le cœur de leurs adorateurs, dans la
beauté du climat. On m'a dit qu'il était bien
beau, et moi-même j'ai senti son air, auprès
duquel l'air de ce pays est rude ; son soleil, auprès
duquel celui-ci est froid. Oh ! parle-moi de la Grèce ! Pauvre insensée que je suis, je te comprends, et il
me semble que, si j'étais demeurée sur ces
rivages, si j'étais restée une fille grecque
dont l'heureux destin eût été d'aimer et
d'être aimée, j'aurais pu armer mon amant pour
un autre Marathon ou une nouvelle Platée ! Oui, la
main qui tresse maintenant des roses aurait pu tresser pour
toi une couronne d'olivier.
- Si un tel jour venait, dit Glaucus, emporté par
l'enthousiasme de la Thessalienne, et en se levant à
demi..., mais non. Le soleil s'est couché, et la nuit
nous condamne à oublier, à égayer notre
oubli... Continue à tresser tes roses.»
Mais ce fut avec le ton d'une gaieté forcée
où perçait la mélancolie, que
l'Athénien prononça ces dernières
paroles. Tombant dans une profonde rêverie, il n'en
sortit que quelques minutes après, à la voix de
Nydia, qui chantait à voix basse l'hymne suivant qu'il
lui avait appris autrefois :
L'APOLOGIE DU PLAISIR
I
Lauriers, votre guirlande sainte,
Appartient aux vieux héros morts ;
Leur tombe, dans sa froide enceinte,
Conserve ces pieux trésors.
Sa feuille est destinée au brave,
Et non à ma profane main.
La rose est faite pour l'esclave,
Elle se flétrira demain.
II
Mais si la gloire est descendue
Près de ceux dont elle est l'appui,
Si la liberté s'est perdue,
Si l'espoir loin de nous a fui,
Qu'une autre couronne repose
Sur nos fronts, ô lauriers vainqueurs !
Notre héritage, c'est la rose,
Héritage des faibles cœurs ! ...
III
Sur la montagne solennelle,
Tout noble pas s'est arrêté ;
Les cœurs, que la mémoire appelle,
Ne battent plus dans la cité ;
Les dieux ont oublié la Grèce,
Ils ont délaissé ses enfants.
Mais bannissons toute tristesse,
Montrons-nous encor triomphants.
IV
On entend, le long du rivage,
Murmurer de tendres accords.
L'oiseau chante sous le feuillage,
Le ruisseau voit fleurir ses bords ;
L'Hymette donne un miel céleste
Aux enfants comme à leurs aïeux ;
Les dieux s'en vont, mais l'amour reste,
Le premier, le dernier des dieux.
V
Tressez donc, oui tressez les roses ;
La beauté nous sourit toujours.
Rien n'a changé le cours des choses,
La beauté charme encor nos jours.
Roses, parlez-moi, je vous prie,
De la Grèce aux parfums si doux ;
Le souffle aimé de ma patrie,
Du moins, je le retrouve en vous !
|
|
|
(1) Plusieurs
bracelets, des chaînes et des bijoux, ont
été trouvés dans la maison
de Glaucus.
|
|