II |
Charmion, pressentant une confidence, fit une mine
d'assentiment douloureux et se rapprocha de sa
maîtresse. |
Quand viendra donc le géant qui doit les prendre
par la main et les relever de leur faction de vingt
siècles ? Le granit lui-même se lasse à
la fin ! Quel maître attendent-ils donc pour quitter la
montagne qui leur sert de siège et se lever en signe
de respect ? de quel troupeau invisible ces grands sphinx
accroupis comme des chiens qui guettent sont-ils les
gardiens, pour ne fermer jamais la paupière et tenir
toujours la griffe en arrêt ? qu'ont-ils donc à
fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur
l'éternité et l'infini ? quel secret
étrange leurs lèvres serrées
retiennent-elles dans leur poitrine ? A droite, à
gauche, de quelque côté que l'on se tourne, ce
ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens
à tête d'homme, des hommes à tête
de chien, des chimères nées d'accouplements
hideux dans la profondeur ténébreuse des
syringes, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des
éperviers aux yeux jaunes qui semblent vous traverser
de leurs regards inquisiteurs et voir au delà de vous
des choses que l'on ne peut redire ; - une famille d'animaux
et de dieux horribles aux ailes écaillées, au
bec crochu, aux griffes tranchantes, toujours prêts
à vous dévorer et à vous saisir, si vous
franchissez le seuil du temple et si vous levez le coin du
voile !
Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur les
planchers, sur les palais et sur les temples, dans les
couloirs et les puits les plus profonds des
nécropoles, jusqu'aux entrailles de la terre,
où la lumière n'arrive pas, où les
flambeaux s'éteignent faute d'air, et partout, et
toujours, d'interminables hiéroglyphes sculptés
et peints, racontant en langage inintelligible des choses que
l'on ne sait plus et qui appartiennent sans doute à
des créations disparues ; prodigieux travaux enfouis,
où tout un peuple s'est usé à
écrire l'épitaphe d'un roi ! Du mystère
et du granit, voilà l'Egypte ; beau pays pour une
jeune femme et une jeune reine ! L'on ne voit que symboles
menaçants et funèbres, des pedum, des
tau, des globes allégoriques, des serpents
enroulés, des balances où l'on pèse les
âmes, - l'inconnu, la mort, le néant ! Pour
toute végétation des stèles
bariolées de caractères bizarres ; pour
allées d'arbres, des avenues d'obélisques de
granit ; pour sol, d'immenses pavés de granit dont
chaque montagne ne peut fournir qu'une seule dalle ; pour
ciel, des plafonds de granit : - l'éternité
palpable, un amer perpétuel sarcasme contre la
fragilité et la brièveté de la vie ! -
des escaliers faits pour des enjambées de Titan, que
le pied humain ne saurait franchir et qu'il faut monter avec
des échelles ; des colonnes que cent bras ne
pourraient entourer, des labyrinthes où l'on
marcherait un an sans en trouver l'issue ! - le vertige de
l'énormité, l'ivresse du gigantesque, l'effort
désordonné de l'orgueil qui veut graver
à tout prix son nom sur la surface du monde !
Et puis, Charmion, je te le dis, j'ai une pensée qui
me fait peur ; dans les autres contrées de la terre on
brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se
confond avec le sol. Ici l'on dirait que les vivants n'ont
d'autre occupation que de conserver les morts ; des baumes
puissants les arrachent à la destruction ; ils gardent
tous leur forme et leur aspect ; l'âme
évaporée, la dépouille reste, sous ce
peuple il y a vingt peuples ; chaque ville a les pieds sur
vingt étages de nécropoles ; chaque
génération qui s'en va fait une population de
momies a une cité ténébreuse : sous le
père vous trouvez le grand-père et l'aïeul
dans leur boîte peinte et dorée, tels qu'ils
étaient pendant la vie, et vous fouilleriez toujours
que vous en trouveriez toujours !
Quand je songe à ces multitudes emmaillottées
de bandelettes, à ces myriades de spectres
desséchés qui remplissent les puits
funèbres et qui sont là depuis deux mille ans,
face à face, dans leur silence que rien ne vient
troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver
du sépulcre, et qu'on trouvera intacts après
deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles,
leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps
qu'eux, il me prend des terreurs, et je me sens courir des
frissons sur la peau. Que se disent-ils, puisqu'ils ont
encore des lèvres, et que leur âme, si la
fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans
l'état où elle l'a quitté ?
L'Egypte est vraiment un royaume sinistre, et bien peu fait
pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferme une momie ; c'est le cœur et le noyau de toute chose. Après mille
détours, c'est là que vous aboutissez ; les
pyramides cachent un sarcophage. Néant et folie que
tout cela. Eventrez le ciel avec de gigantesques triangles de
pierre, vous n'allongerez pas votre cadavre d'un pouce.
Comment se réjouir et vivre sur une terre pareille,
où l'on ne respire pour parfum que l'odeur acre du
naphte et du bitume qui bout dans les chaudières des
embaumeurs, où le plancher de votre chambre sonne le
creux parce que les corridors des hypogées et des
puits mortuaires s'étendent jusque sous votre
alcôve ? Etre la reine des momies, avoir pour causer
ces statues roides et contraintes, c'est gai ! Encore, si,
pour tempérer cette tristesse, j'avais quelque passion
au cœur, un intérêt à la vie, si
j'aimais quelqu'un ou quelque chose, si j'étais
aimée! mais je ne le suis point.
Voilà pourquoi je m'ennuie, Charmion ; avec l'amour,
cette Egypte aride et renfrognée me paraîtrait
plus charmante que la Grèce avec ses dieux d'ivoire,
ses temples de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et
ses fontaines d'eau vive. Je ne songerais pas à la
physionomie baroque d'Anubis et aux épouvantements des
villes souterraines».
Charmion sourit d'un air incrédule. «Ce ne doit
pas être là un sujet de chagrin pour vous ; car
chacun de vos regards perce les cœurs comme les
flèches d'or d'Eros lui-même.
- Une reine, reprit Cléopâtre,
peut-elle savoir si c'est le diadème ou le front
que l'on aime en elle ? Les rayons de sa couronne
sidérale éblouissent les yeux et le
cœur, descendue des hauteurs du trône, aurais-je
la célébrité et la vogue de
Bacchide ou d'Archenassa, de la première
courtisane venue d'Athènes ou de Milet ? Une
reine, c'est quelque chose de si loin des hommes, de si
élevé, de si séparé, de si
impossible ! Quelle présomption peut se flatter
de réussir dans une pareille entreprise ? Ce
n'est plus une femme, c'est une figure auguste et
sacrée qui n'a point de sexe, et que l'on adore
à genoux sans l'aimer, comme la statue d'une
déesse. Qui a jamais été
sérieusement épris d'Hère aux bras
de neige, de Pallas aux yeux vert de mer ? qui a jamais
essayé de baiser les pieds d'argent de
Thétis et les doigts de rosé de l'Aurore ? quel amant des beautés divines a pris des
ailes pour voler vers les palais d'or du ciel ? Le
respect et la terreur glacent les âmes en notre
présence, et pour être aimée de nos
pareils il faudrait descendre dans les
nécropoles dont je parlais tout à
l'heure». |
«Ah ! continua Cléopâtre, je voudrais
qu'il m'arrivât quelque chose, une aventure
étrange, inattendue ! Le chant des poètes, la
danse des esclaves syriennes, les festins couronnés de
rosés et prolongés jusqu'au jour, les courses
nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés,
les nains bossus, les membres de la confrérie des
inimitables, les combats du cirque, les parures nouvelles,
les robes de byssus, les unions de perles, les parfums
d'Asie, les recherches les plus exquises, les
somptuosités les plus folles, rien ne m'amuse plus ; tout m'est indifférent, tout m'est insupportable !
- On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine n'a pas
eu d'amant et n'a fait tuer personne depuis un
mois».
Fatiguée d'une aussi longue tirade,
Cléopâtre prit encore une fois la coupe
posée à côté d'elle, y trempa ses
lèvres, et, mettant sa tête sous son bras avec
un mouvement de colombe, s'arrangea de son mieux pour dormir.
Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui
chatouiller doucement la plante des pieds avec la barbe d'une
plume de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa
poudre d'or sur les beaux yeux de la soeur de
Ptolémée.
Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le
pont de la cange et jouissons de l'admirable spectacle du
soleil couchant. Une large bande violette, fortement
chauffée de tons roux vers l'occident, occupe toute la
partie inférieure du ciel ; en rencontrant les zones
d'azur, la teinte violette se fond en lilas clair et se noie
dans le bleu par une demi-teinte rosé ; du
côté où le soleil, rouge comme un
bouclier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses
ardents reflets, la nuance tourne au citron pâle, et,
produit des teintes pareilles à celles des turquoises.
L'eau frisée par un rayon oblique a l'éclat mat
d'une glace vue du côté du tain, ou d'une lame
damasquinée ; les sinuosités de la rive, les
joncs, et tous les accidents du bord s'y découpent en
traits fermes et noirs qui en font vivement ressortir la
réverbération blanchâtre. A la faveur de
cette clarté crépusculaire vous apercevrez
là-bas, comme un grain dépoussière
tombé sur du vif-argent, un petit point brun qui
tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une
sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à
la dérive, un crocodile levant, pour respirer l'air
moins brûlant du soir, le bout de son rostre squammeux,
le ventre d'un hippopotame qui s'épanouit à
fleur d'eau ? ou bien encore quelque rocher laissé
à découvert par la décroissance du
fleuve ? car le vieil Hopi-Mou, père des eaux, a bien
besoin de remplir son urne tarie aux pluies du solstice dans
les montagnes de la Lune. Ce n'est rien de tout cela. Par les
morceaux d'Osiris si heureusement recousus ! c'est un homme
qui paraît marcher et patiner sur l'eau... l'on peut
voir maintenant la nacelle qui le soutient, une vraie
coquille de noix, un poisson creusé, trois bandes
d'écorce ajustées, une pour le fond et deux
pour les plats-bords, le tout solidement relié aux
deux pointes avec une corde engluée de bitume. Un
homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette
frêle machine, qu'il dirige avec un seul aviron qui
sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange
royale file rapidement sous l'effort de cinquante rameurs, la
petite barque noire gagne visiblement sur elle.
Cléopâtre désirait un incident
étrange, quelque chose d'inattendu ; cette petite
nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous
a tout l'air de porter sinon une aventure, du moins un
aventurier. Peut-être contient-elle le héros de
notre histoire : la chose n'est pas impossible.
C'était, en tout cas, un beau jeune homme de vingt
ans, avec des cheveux si noirs qu'ils paraissaient bleus, une
peau blonde comme de l'or, et de proportions si parfaites,
qu'on eût dit un bronze de Lysippe ; bien qu'il
ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune
fatigue, et il n'avait pas sur le front une seule perle de
sueur. Le soleil plongeait sous l'horizon, et sur son disque
échancré se dessinait la silhouette brune d'une
ville lointaine que l'oeil n'aurait pu discerner sans cet
accident de lumière ; il s'éteignit
bientôt tout à fait, et les étoiles,
belles de nuit du ciel, ouvrirent leur calice d'or dans
l'azur du firmament. La cange royale, suivie de près
par la petite nacelle, s'arrêta près d'un
escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de
ces sphynx haïs de Cléopâtre.
C'était le débarcadère du palais
d'été.
Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa
rapidement comme une vision étincelante entre une
double haie d'esclaves portant des fanaux.
Le jeune homme prit au fond de la barque une grande peau de
lion, la jeta sur ses épaules, sauta
légèrement à terre, tira la nacelle sur
la berge et se dirigea vers le palais.