II

Chapitre 1 Présentation Chapitre 3

Charmion, pressentant une confidence, fit une mine d'assentiment douloureux et se rapprocha de sa maîtresse.

«Je m'ennuie horriblement, reprit Cléopâtre en laissant pendre ses bras comme découragée et vaincue ; cette Egypte m'anéantit et m'écrase ; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de l'Erèbe : jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil rouge, sanglant, qui vous regarde comme l'oeil d'un cyclope ! Tiens, Charmion, je donnerais une perle pour une goutte de pluie ! De la prunelle enflammée de ce ciel de bronze il n'est pas encore tombé une seule larme sur la désolation de cette terre ; c'est un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu'il recouvre ; il pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd ; il me gêne et m'inquiète ; il me semble que je ne pourrais me lever toute droite sans m'y heurter le front ; et puis, ce pays est vraiment un pays effrayant ; tout y est sombre, énigmatique, incompréhensible ! L'imagination n'y produit que des chimères monstrueuses et des mouvements démesurés ; cette architecture et cet art me font peur ; ces colosses, que leurs jambes engagées dans la pierre condamnent à rester éternellement assis les mains sur les genoux, me fatiguent de leur immobilité stupide ; ils obsèdent mes yeux et mon horizon.

Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main et les relever de leur faction de vingt siècles ? Le granit lui-même se lasse à la fin ! Quel maître attendent-ils donc pour quitter la montagne qui leur sert de siège et se lever en signe de respect ? de quel troupeau invisible ces grands sphinx accroupis comme des chiens qui guettent sont-ils les gardiens, pour ne fermer jamais la paupière et tenir toujours la griffe en arrêt ? qu'ont-ils donc à fixer si opiniâtrement leurs yeux de pierre sur l'éternité et l'infini ? quel secret étrange leurs lèvres serrées retiennent-elles dans leur poitrine ? A droite, à gauche, de quelque côté que l'on se tourne, ce ne sont que des monstres affreux à voir, des chiens à tête d'homme, des hommes à tête de chien, des chimères nées d'accouplements hideux dans la profondeur ténébreuse des syringes, des Anubis, des Typhons, des Osiris, des éperviers aux yeux jaunes qui semblent vous traverser de leurs regards inquisiteurs et voir au delà de vous des choses que l'on ne peut redire ; - une famille d'animaux et de dieux horribles aux ailes écaillées, au bec crochu, aux griffes tranchantes, toujours prêts à vous dévorer et à vous saisir, si vous franchissez le seuil du temple et si vous levez le coin du voile !

Sur les murs, sur les colonnes, sur les plafonds, sur les planchers, sur les palais et sur les temples, dans les couloirs et les puits les plus profonds des nécropoles, jusqu'aux entrailles de la terre, où la lumière n'arrive pas, où les flambeaux s'éteignent faute d'air, et partout, et toujours, d'interminables hiéroglyphes sculptés et peints, racontant en langage inintelligible des choses que l'on ne sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations disparues ; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple s'est usé à écrire l'épitaphe d'un roi ! Du mystère et du granit, voilà l'Egypte ; beau pays pour une jeune femme et une jeune reine ! L'on ne voit que symboles menaçants et funèbres, des pedum, des tau, des globes allégoriques, des serpents enroulés, des balances où l'on pèse les âmes, - l'inconnu, la mort, le néant ! Pour toute végétation des stèles bariolées de caractères bizarres ; pour allées d'arbres, des avenues d'obélisques de granit ; pour sol, d'immenses pavés de granit dont chaque montagne ne peut fournir qu'une seule dalle ; pour ciel, des plafonds de granit : - l'éternité palpable, un amer perpétuel sarcasme contre la fragilité et la brièveté de la vie ! - des escaliers faits pour des enjambées de Titan, que le pied humain ne saurait franchir et qu'il faut monter avec des échelles ; des colonnes que cent bras ne pourraient entourer, des labyrinthes où l'on marcherait un an sans en trouver l'issue ! - le vertige de l'énormité, l'ivresse du gigantesque, l'effort désordonné de l'orgueil qui veut graver à tout prix son nom sur la surface du monde !

Et puis, Charmion, je te le dis, j'ai une pensée qui me fait peur ; dans les autres contrées de la terre on brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol. Ici l'on dirait que les vivants n'ont d'autre occupation que de conserver les morts ; des baumes puissants les arrachent à la destruction ; ils gardent tous leur forme et leur aspect ; l'âme évaporée, la dépouille reste, sous ce peuple il y a vingt peuples ; chaque ville a les pieds sur vingt étages de nécropoles ; chaque génération qui s'en va fait une population de momies a une cité ténébreuse : sous le père vous trouvez le grand-père et l'aïeul dans leur boîte peinte et dorée, tels qu'ils étaient pendant la vie, et vous fouilleriez toujours que vous en trouveriez toujours !

Quand je songe à ces multitudes emmaillottées de bandelettes, à ces myriades de spectres desséchés qui remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux mille ans, face à face, dans leur silence que rien ne vient troubler, pas même le bruit que fait en rampant le ver du sépulcre, et qu'on trouvera intacts après deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles, leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps qu'eux, il me prend des terreurs, et je me sens courir des frissons sur la peau. Que se disent-ils, puisqu'ils ont encore des lèvres, et que leur âme, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans l'état où elle l'a quitté ?

L'Egypte est vraiment un royaume sinistre, et bien peu fait pour moi, la rieuse et la folle ; tout y renferme une momie ; c'est le cœur et le noyau de toute chose. Après mille détours, c'est là que vous aboutissez ; les pyramides cachent un sarcophage. Néant et folie que tout cela. Eventrez le ciel avec de gigantesques triangles de pierre, vous n'allongerez pas votre cadavre d'un pouce. Comment se réjouir et vivre sur une terre pareille, où l'on ne respire pour parfum que l'odeur acre du naphte et du bitume qui bout dans les chaudières des embaumeurs, où le plancher de votre chambre sonne le creux parce que les corridors des hypogées et des puits mortuaires s'étendent jusque sous votre alcôve ? Etre la reine des momies, avoir pour causer ces statues roides et contraintes, c'est gai ! Encore, si, pour tempérer cette tristesse, j'avais quelque passion au cœur, un intérêt à la vie, si j'aimais quelqu'un ou quelque chose, si j'étais aimée! mais je ne le suis point.

Voilà pourquoi je m'ennuie, Charmion ; avec l'amour, cette Egypte aride et renfrognée me paraîtrait plus charmante que la Grèce avec ses dieux d'ivoire, ses temples de marbre blanc, ses bois de lauriers-roses et ses fontaines d'eau vive. Je ne songerais pas à la physionomie baroque d'Anubis et aux épouvantements des villes souterraines».

Charmion sourit d'un air incrédule. «Ce ne doit pas être là un sujet de chagrin pour vous ; car chacun de vos regards perce les cœurs comme les flèches d'or d'Eros lui-même.

- Une reine, reprit Cléopâtre, peut-elle savoir si c'est le diadème ou le front que l'on aime en elle ? Les rayons de sa couronne sidérale éblouissent les yeux et le cœur, descendue des hauteurs du trône, aurais-je la célébrité et la vogue de Bacchide ou d'Archenassa, de la première courtisane venue d'Athènes ou de Milet ? Une reine, c'est quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si séparé, de si impossible ! Quelle présomption peut se flatter de réussir dans une pareille entreprise ? Ce n'est plus une femme, c'est une figure auguste et sacrée qui n'a point de sexe, et que l'on adore à genoux sans l'aimer, comme la statue d'une déesse. Qui a jamais été sérieusement épris d'Hère aux bras de neige, de Pallas aux yeux vert de mer ? qui a jamais essayé de baiser les pieds d'argent de Thétis et les doigts de rosé de l'Aurore ? quel amant des beautés divines a pris des ailes pour voler vers les palais d'or du ciel ? Le respect et la terreur glacent les âmes en notre présence, et pour être aimée de nos pareils il faudrait descendre dans les nécropoles dont je parlais tout à l'heure».

Quoiqu'elle n'élevât aucune objection contre les raisonnements de sa maîtresse, un vague sourire errant sur les lèvres de l'esclave grecque faisait voir qu'elle ne croyait pas beaucoup à cette inviolabilité de la personne royale.

«Ah ! continua Cléopâtre, je voudrais qu'il m'arrivât quelque chose, une aventure étrange, inattendue ! Le chant des poètes, la danse des esclaves syriennes, les festins couronnés de rosés et prolongés jusqu'au jour, les courses nocturnes, les chiens de Laconie, les lions privés, les nains bossus, les membres de la confrérie des inimitables, les combats du cirque, les parures nouvelles, les robes de byssus, les unions de perles, les parfums d'Asie, les recherches les plus exquises, les somptuosités les plus folles, rien ne m'amuse plus ; tout m'est indifférent, tout m'est insupportable !

- On voit bien, dit tout bas Charmion, que la reine n'a pas eu d'amant et n'a fait tuer personne depuis un mois».

Fatiguée d'une aussi longue tirade, Cléopâtre prit encore une fois la coupe posée à côté d'elle, y trempa ses lèvres, et, mettant sa tête sous son bras avec un mouvement de colombe, s'arrangea de son mieux pour dormir. Charmion lui défit ses sandales et se mit à lui chatouiller doucement la plante des pieds avec la barbe d'une plume de paon ; le sommeil ne tarda pas à jeter sa poudre d'or sur les beaux yeux de la soeur de Ptolémée.

Maintenant que Cléopâtre dort, remontons sur le pont de la cange et jouissons de l'admirable spectacle du soleil couchant. Une large bande violette, fortement chauffée de tons roux vers l'occident, occupe toute la partie inférieure du ciel ; en rencontrant les zones d'azur, la teinte violette se fond en lilas clair et se noie dans le bleu par une demi-teinte rosé ; du côté où le soleil, rouge comme un bouclier tombé des fournaises de Vulcain, jette ses ardents reflets, la nuance tourne au citron pâle, et, produit des teintes pareilles à celles des turquoises. L'eau frisée par un rayon oblique a l'éclat mat d'une glace vue du côté du tain, ou d'une lame damasquinée ; les sinuosités de la rive, les joncs, et tous les accidents du bord s'y découpent en traits fermes et noirs qui en font vivement ressortir la réverbération blanchâtre. A la faveur de cette clarté crépusculaire vous apercevrez là-bas, comme un grain dépoussière tombé sur du vif-argent, un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux. Est-ce une sarcelle qui plonge, une tortue qui se laisse aller à la dérive, un crocodile levant, pour respirer l'air moins brûlant du soir, le bout de son rostre squammeux, le ventre d'un hippopotame qui s'épanouit à fleur d'eau ? ou bien encore quelque rocher laissé à découvert par la décroissance du fleuve ? car le vieil Hopi-Mou, père des eaux, a bien besoin de remplir son urne tarie aux pluies du solstice dans les montagnes de la Lune. Ce n'est rien de tout cela. Par les morceaux d'Osiris si heureusement recousus ! c'est un homme qui paraît marcher et patiner sur l'eau... l'on peut voir maintenant la nacelle qui le soutient, une vraie coquille de noix, un poisson creusé, trois bandes d'écorce ajustées, une pour le fond et deux pour les plats-bords, le tout solidement relié aux deux pointes avec une corde engluée de bitume. Un homme se tient debout, un pied sur chaque bord de cette frêle machine, qu'il dirige avec un seul aviron qui sert en même temps de gouvernail, et, quoique la cange royale file rapidement sous l'effort de cinquante rameurs, la petite barque noire gagne visiblement sur elle.

Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose d'inattendu ; cette petite nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous a tout l'air de porter sinon une aventure, du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose n'est pas impossible.

C'était, en tout cas, un beau jeune homme de vingt ans, avec des cheveux si noirs qu'ils paraissaient bleus, une peau blonde comme de l'or, et de proportions si parfaites, qu'on eût dit un bronze de Lysippe ; bien qu'il ramât depuis longtemps, il ne trahissait aucune fatigue, et il n'avait pas sur le front une seule perle de sueur. Le soleil plongeait sous l'horizon, et sur son disque échancré se dessinait la silhouette brune d'une ville lointaine que l'oeil n'aurait pu discerner sans cet accident de lumière ; il s'éteignit bientôt tout à fait, et les étoiles, belles de nuit du ciel, ouvrirent leur calice d'or dans l'azur du firmament. La cange royale, suivie de près par la petite nacelle, s'arrêta près d'un escalier de marbre noir, dont chaque marche supportait un de ces sphynx haïs de Cléopâtre. C'était le débarcadère du palais d'été.

Cléopâtre, appuyée sur Charmion, passa rapidement comme une vision étincelante entre une double haie d'esclaves portant des fanaux.

Le jeune homme prit au fond de la barque une grande peau de lion, la jeta sur ses épaules, sauta légèrement à terre, tira la nacelle sur la berge et se dirigea vers le palais.


Chapitre 1 Présentation Chapitre 3