Préface d'Anatole France
Cléopâtre n'était pas très
belle. Elle ne l'emportait ni en beauté ni en jeunesse
sur cette chaste Octavie à qui elle prit Antoine pour
la vie et la mort. «Sa beauté, dit Amyot, qui
traduit Plutarque agréablement, sa beauté seule
n'était point si incomparable qu'il n'y en eust pu
bien avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle
ravît incontinent ceux qui la regardaient ; mais sa
conversation, à la hanter, était si aimable
qu'il était impossible d'en éviter la prise, et
avec sa beauté la bonne grâce qu'elle avait
à deviser, la douceur et la gentillesse de son
naturel, qui assaisonnait tout ce qu'elle disait ou faisait,
était un aiguillon qui poignait au vif ; et il y avait
outre cela grand plaisir au son de sa voix seulement et
à sa prononciation, parce que sa langue était
comme un instrument de musique à plusieurs jeux et
registres, qu'elle tournait aisément un tel langage
comme il lui plaisait, tellement qu'elle parlait à peu
de nations barbares par truchement, mais leur rendait par
elle-même réponse, au moins à la plus
grande partie, comme aux Egyptiens, Arabes, Troglodytes,
Hébreux, Syriens, Médois et Parthes, et
à beaucoup d'autres dont elle avait appris les
langues».
Elle avait l'esprit raffiné, à la façon
des Alexandrins. Elle reçut d'Antoine, comme un
présent agréable, la bibliothèque de
Pergame, composée de deux cent mille volumes. Elle n'a
été un monstre que dans l'imagination
ampoulée des poètes amis d'Auguste. Ils ont dit
qu'elle se prostituait aux esclaves. Ils n'en savaient rien.
On lui a donné pour amants Cnéius
Pompée, César, Dellius, Antoine et aussi
Hérode, roi des Juifs, qui était très
beau. Mais il n'y a de certain que ses relations avec
César et avec Antoine. Le reste n'est pas
prouvé, et l'aventure d'Hérode a tout l'air,
notamment, d'un conte de Flavius Josèphe.
Cléopâtre était une femme dangereuse. Et
l'on peut penser d'elle ce que pensait le vieux professeur de
Henri Heine. «Mon vieux professeur, disait Henri Heine,
n'aimait pas Cléopâtre ; il nous faisait
expressément observer qu'en se livrant à cette
femme, Antoine ruina toute sa carrière publique,
s'attira des désagréments privés et
finit par tomber dans le malheur». Rien n'est plus
vrai. Elle a perdu Antoine et contribué
peut-être à la perte de César, et le
vieux professeur parlait d'or. Ce n'est peut-être pas
assez toutefois pour l'appeler, comme Properce, la reine
courtisane, meretrix regina. Ces Romains
haïssaient l'Egyptienne ; elle leur avait fait peur.
Horace et Properce avouent que Rome tremblait avant la
journée d'Actium. Cléopâtre morte, il y
eut de grandes réjouissances dans la Ville Eternelle.
«C'est maintenant qu'il faut boire ! Il n'était
pas permis de tirer le cécube du cellier des
aïeux, quand une reine préparait au Capitole des
ruines insensées et des funérailles à
l'empire. Elle osait opposer à notre Jupiter le museau
de chien de l'aboyant Anubis et couvrir la trompette romaine
des sons aigres du sistre égyptien. Elle voulait
planter sur le Capitole ses tentes au milieu des images et
des trophées de Marius ! » Enfin le monstre
était mort. Il fallait boire, danser, offrir des mets
aux dieux !
Et c'était une femme, une petite femme qui avait fait
trembler le sénat et le peuple romain. Quand nous
disons qu'elle était petite, nous n'en savons rien.
Nous l'imaginons sur quelques vagues indices. Pour
échapper aux embûches de l'eunuque Pothin, elle
se fit porter à César dans un sac.
C'était un de ces grands sacs d'étoffe
grossière, teints de plusieurs couleurs, qui servaient
aux voyageurs à serrer les matelas et les couvertures.
Elle en sortit aux yeux du Romain charmé. Il nous
semble qu'étant mince et de petite taille, elle avait
meilleure grâce, et qu'une stature de déesse
n'est pas ce qu'il faut pour plaire au sortir d'un sac. Nous
n'avons point de portrait authentique de
Cléopâtre et le visage de la reine n'a pas
laissé le moindre reflet sur cette vaste terre
où il causa tant de deuils et de malheurs.
Cléopâtre est représentée
plusieurs fois, il est vrai, avec son fils
Ptolémée Césarion, sur les bas-reliefs
du temple de Dendérah. Mais ce sont là des
figures hiératiques, d'un art traditionnel, dont le
type, fixé longtemps d'avance, ne laissait point de
place à l'imitation de la nature. Dans cette
déesse Hathor, dans cette déesse Isis, aux
cheveux nattés, debout, rigide, la tunique
collée au corps, comment reconnaître la folle
amoureuse qui courait la nuit avec Antoine les bouges de
Rhaleotis et se mêlait aux rixes des matelots ivres ? Quant au joli moulage que l'on voit souvent dans les
ateliers, il n'y faut pas chercher davantage le profil de la
belle Lagide. «Ce bas-relief, nous dit M. Henry
Houssaye, découvert, je crois, en 1862, ne portait
aucune inscription. Un égyptologue s'amuse à y
graver le cartouche de Cléopâtre, et c'est ainsi
qu'on le vend partout, depuis, comme l'image authentique de
la dernière reine d'Egypte». »
II y a des médailles de Cléopâtre ; les
numismates en comptent quinze de types différents.
Elles sont pour la plupart d'une mauvaise gravure. Toutes
représentent Cléopâtre avec des traits
gros et durs, un nez extrêmement long.
On sait le mot profond de Pascal : «Le nez de
Cléopâtre, s'il avait été plus
court, toute la face de la terre aurait été
changée». Ce nez était
démesuré, si l'on en croit les
médailles, mais nous ne les en croirons pas. En vain,
on nous mettra sous les yeux tous les médailliers de
la Bibliothèque nationale, du British Muséum et
du Cabinet de Vienne. Nous dirons que c'est là comme
une de ces illusions de féerie, où tous les nez
s'allongent à la fois sur tous les portraits, et nous
nous moquerons de la numismatique qui se moque de nous. Le
visage qui fit oublier à César l'empire du
monde n'était point gâté par un nez
ridicule.
Il est certain que César aima Cléopâtre.
Le divin Jules avait plus de cinquante ans. Il avait
épuisé toute la gloire et tous les plaisirs et
tiré de la vie tout ce qu'elle peut donner
d'émotions violentes et de joies fortes. Son
élégant visage avait pris la pâleur
tranquille du marbre. Il semblait qu'un tel homme ne
dût plus vivre que par l'intelligence. Pourtant, quoi
qu'en dise M. Mommsen, il aima l'Egyptienne jusqu'à la
folie. Car c'était une folie que de l'amener à
Rome, et une plus grande folie que d'élever dans le
temple de Vénus une statue à la divinité
de Cléopâtre.
La Lagide habitait, à Rome, avec son fils et sa suite,
la villa et les jardins de César qui
s'étendaient sur la rive droite du Tibre. Le dictateur
demeurait dans un des bâtiments publics de la voie
Sacrée, mais il faisait de fréquentes visites
à la villa, qui était aussi le rendez-vous de
ses amis. C'est là que Marc-Antoine vit
Cléopâtre pour la première fois. Elle
recevait aussi Atticus et Cicéron, qui s'était
réconcilié avec César. Cicéron
était grand amateur de livres et d'antiquités.
Rares en Italie, ces trésors abondaient à
Alexandrie. Il demanda à Cléopâtre de lui
faire venir quelques manuscrits et des vases canopes. Elle le
lui promit bien volontiers et elle chargea de la commission
un de ses officiers nommé Ammonius. Mais les livres ne
vinrent pas et l'orateur en garda rancune à la reine.
Dans ces heures romaines, Cléopâtre nous
apparaît sous un aspect inattendu. Discrète,
paisible, ayant banni le luxe asiatique, tout occupée
des élégants travaux de l'esprit, c'est une
belle Grecque, qui converse sous les
térébinthes avec Cicéron. Le poignard de
Brutus dissipa d'un coup cet enchantement de la villa du
Tibre. César assassiné, Cléopâtre
s'enfuit au milieu des scènes sanglantes des jours
parricides et regagna l'Egypte.
C'est alors que va commencer la plus folle et la plus
terrible des aventures d'amour, le roman d'Antoine et de
Cléopâtre.
Théophile Gautier, avec un art merveilleux, nous l'a
montrée Egyptienne et barbare. Mais c'était une
Grecque. Elle l'était de naissance et de génie.
Elevée dans les moeurs et dans les arts
helléniques, elle avait la grâce, le bien dire,
l'élégante familiarité, l'audace
ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l'Egypte ni les
monstres de l'Afrique n'envahirent jamais son âme
riante. Jamais elle ne s'endormît dans la morne
majesté des reines orientales. Elle était
Grecque encore par son goût exquis et par sa
merveilleuse souplesse. Tout le temps qu'elle vécut
à Rome, elle observa toutes les convenances, et,
quand, après sa mort, les amis d'Auguste
outragèrent sa mémoire avec la brutalité
latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait
à son séjour dans la villa de César.
Elle avait donc été parfaite sous les pins et
les térébinthes des jardins du Tibre. Elle
était Grecque, mais elle était reine ; reine
et, par là, hors de la mesure et de l'harmonie, hors
de cette fortune médiocre qui fut toujours dans les
voeux des Grecs et qui n'entra dans ceux des poètes
latins que littérairement et par servile imitation.
Elle était reine et reine orientale,
c'est-à-dire un monstre ; elle en fut
châtiée par cette Némésis des
dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus
lui-même, parce qu'elle est en effet le sentiment du
réel et du possible, l'entente des
nécessités de la vie humaine. Faite pour les
arts secrets du désir et de l'amour, amante et reine,
à la fois dans la nature et dans la
monstruosité, c'était une Chloé qui
n'était point bergère.
Que des mouvements d'une chair exquise, que du souffle d'une
bouche charmante dépende le sort du monde, c'est cela
qui n'est point grec, c'est cela que la Némésis
des dieux ne permet point. La mort de la dernière
Lagide expia le crime d'Alexandre le Macédonien, ce
Grec à demi barbare, ce Grec démesuré
qui, soldat ivre, ouvrit à l'hellénisme
l'Orient lascif et cruel. Ce n'est point que cette
délicate Cléopâtre manquât par
elle-même du sentiment de la mesure et de l'harmonie.
Elle garda même l'instinct du vrai, du beau, du
possible, autant que le lui permit sa toute-puissance, le
crime héréditaire dans sa maison et l'ivresse
du monde plongé autour d'elle dans cette orgie
voluptueuse et scélérate où
l'hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur
singulier, sa gloire effroyable fut d'être charmante,
étant souveraine, d'être Lesbie, Délie ou
Leuconoé, et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables
sans allumer des guerres.
La morale d'une Lagide était large, sans doute, et les
doux antiquaires ont quelque peine à la mesurer sur
les textes grecs et latins qu'ils étudient avec
méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que
Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je
pense qu'elle estimait que beaucoup de choses lui
étaient permises. Ce qui est certain, c'est que, quand
Antoine l'aima d'un amour orageux, elle opposa à la
foudre les éclairs d'un regard qui n'était
point terni et les ardeurs d'une chair que la débauche
n'avait point fatiguée. Nous savons qu'elle aima le
soldat de Pharsale et de Philippes ; nous savons qu'elle
l'aima jusqu'à la mort. Le reste est à jamais
effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards
d'êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent
sur cette planète, comme les troubles de tant
d'amantes qui, dans le cours infini des âges, servirent
ou trahirent l'amour, sans laisser même, ainsi que la
jeune fille de Pompéi, l'empreinte de leur sein dans
la cendre.
Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente,
ambitieuse, vindicative et fière, ait
été plus reine qu'amante. Grand constructeur,
comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle
couvrait Alexandrie de monuments magnifiques. Elle tint
tête fermement aux intrigues des eunuques, aux
séditions domestiques et populaires, et rentra par une
ruse audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle
avait été chassée. Elle réussit
à tenir en suspens les droits de Rome sur son empire,
et s'il est vrai qu'elle y employa sa beauté et son
charme, il faut songer que cette beauté n'était
point incomparable, et que ce charme, dont César
éprouva la puissance, n'eût pas suffi sans
beaucoup d'intelligence et de politique. Ce charme habilement
dirigé lui assura Antoine après César.
Mais, cette fois, elle se trouva l'associée d'un
soldat condamné à posséder seul le
monde, ou à n'avoir plus une pierre où poser sa
tête.
La partie était grande et douteuse. Pour la bien
jouer, il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n'en avait
jamais montré beaucoup. Elle lui ôta le peu
qu'il en possédait ; elle le rendit tout à fait
fou, elle devint aussi folle que lui et tous deux ils
luttèrent pour l'empire et la vie dans les intervalles
lucides que leur laissait cette démence que les Grecs
ont bien connue, puisqu'ils l'ont décrite comme une
maladie des sens et de l'âme, comparable au mal
sacré par la violence des accès et la
profondeur de la mélancolie.
Le premier tort d'Antoine et de Cléopâtre fut de
mépriser leur ennemi ; cet adolescent malingre,
bègue, poltron, cruel et plus froid, plus insensible
quand il rasait sa première barbe, que les plus graves
politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre.
Ce fut la guerre du renard et du lion. Le lion avait la part
du lion, toutes les provinces de l'Orient jusqu'à
l'Illyrie, et le petit renard, l'enfant rusé, Octave,
ne possédait que l'Italie ruinée et
consternée, et l'Espagne, la Gaule, la Sicile,
l'Afrique en armes contre lui. Tant de javelots
tournés contre un lâche ! Mais ce lâche
était un ambitieux patient, c'est-à-dire la
plus grande force du monde.
Marc-Antoine, dans la maturité de l'âge,
était le premier soldat de l'empire, depuis la mort de
César. Il avait, pour ses débuts,
écrasé les Juifs révoltés. Il
avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la
Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l'aile droite des
césariens à Pharsale. Battu à
Modène, il avait remporté la victoire
décisive de Philippes. Bien qu'il n'eût ni la
prudence ni la vue claire de César, César
l'estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et
livré à lui-même, Antoine péchait
par la méthode. Il n'en possédait pas moins
certaines belles parties de l'homme de guerre. Il avait la
grande psychologie militaire, la connaissance de l'âme
du soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il
était impétueux, entraînant,
irrésistible. La confiance qu'il avait en
lui-même, il l'inspirait à ses hommes.
Grandement joyeux, il leur communiquait cette gaieté
qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double
les forces. Il buvait et mangeait avec eux ; il disait des
mots qui les faisaient rire. Les légionnaires
l'admiraient. Il ne faut pas juger Antoine par les
Philippiques que Cicéron prononça contre lui ; Cicéron était avocat, et, de plus,
c'était, en politique, un modéré de
l'espèce la plus violente. A cela près, un
honnête homme et un grand lettré. Antoine
n'était pas le grossier soldat, le belluaire insolent,
j'allais dire «la trogne à
épée» que l'orateur nous montre. Il avait
de l'esprit, précisément dans le sens où
nous prenons le terme aujourd'hui, de l'esprit de mots, car,
pour ce qui est de l'esprit de conduite, il en manqua
toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin
d'être un homme inculte, il avait étudié
l'éloquence en Grèce. Sa parole n'avait pas
l'élégante correction de celle de César
: elle était imagée et disproportionnée.
C'était ce que nous appellerions maintenant une
éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce
style asiatique, alors fort recherché, et qui
répondait à sa vie fastueuse, pleine
d'ostentation, sujette à d'effroyables
inégalités.
Plutarque dit bien : en tout, Antoine aimait à la
folie le style asiatique et la pompe orientale. Son front bas
et sa barbe épaisse, sa mâle et forte structure
lui donnaient quelque ressemblance avec les images du
fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais
c'est surtout Bacchus, le Bacchus indien, qu'il se plaisait
à rappeler par ses riches cortèges et par ses
chars attelés de lions. Il entra dans Ephèse
précédé de femmes vêtues en
bacchantes et d'adolescents portant le nébride des
pans et des satyres. On ne voyait, dans toute la ville que
thyrses couronnés de lierre, on n'entendait que le son
des flûtes et des syrinx, et les cris qui saluaient le
nouveau Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Certes, il
eut sa part de l'atroce férocité commune aux
Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se
montra jamais, comme Octave, froidement cruel. Il
était libéral, magnifique et capable de
sentiments délicats et généreux. En
Grèce, les ennemis l'avouent, il rendit la justice
avec clémence et se montra jaloux d'être
nommé l'ami des Grecs et plus encore des
Athéniens. Après la victoire de Philippes, il
posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de Brutus,
afin d'honorer en soldat les funérailles du vaincu.
Quand, dans les jours sombres, Aenobarbus, son vieux
compagnon, l'abandonna la veille de la bataille, pour passer
à Octave, il renvoya à celui qui avait
été si longtemps son ami ses équipages
et tout ce qui lui appartenait, et l'on dit qu'accablé
par cette générosité Aenobarbus mourut
de douleur et de honte.
Antoine était l'esclave des femmes. Son fastueux amour
pour la courtisane Cytheris avait indigné les Romains.
L'acre et violente Fulvie faisait trembler cet Hercule. Plus
tard il se montra sensible à la chaste beauté
d'Octavie. Il les aimait avec violence, et il les aimait en
même temps avec esprit. Ce qui est infiniment plus
rare. «Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de
la gaieté dans ses amours». Voilà l'homme
qui cita Cléopâtre devant son tribunal à
Tarse. C'était lui l'Asiatique et l'Oriental. Sans
être capable d'un grand dessein longuement suivi, il
rêvait l'empire d'Orient, avec quelque immense ville
barbare pour capitale.
Il aimait l'Orient, ses trésors, ses monstres, ses
voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa
poésie.
Le bon Plutarque ne se trompait pas : Marc Antoine avait de
l'agrément et de la gaieté dans ses amours.
C'est lui qui imagine les folies de la Vie Inimitable,
les déguisements de nuit, les parties de pêche
sur le Nil, les fêtes prodigieuses.
La Vie Inimitable fut interrompue par la guerre de
Pérouse et par le mariage d'Antoine avec Octavie. Elle
reprit plus ardente et plus frénétique au
retour de l'infidèle et fatal amant.
Puis ce fut la guerre, Actium et cette fuite soudaine de
Cléopâtre au milieu de la bataille, cette fuite,
inexpliquée encore, que l'amiral Jurien de la
Gravière considère comme une manoeuvre
habile.
A Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu,
montre encore un esprit d'une fantaisie extraordinaire. Il se
bâtit sur la jetée, dans la mer, une cabane
qu'il nomme son Timonium et où il veut vivre seul,
à l'exemple de Timon d'Athènes. Il se dit
misanthrope, et c'est un misanthrope pittoresque et
romantique, le misanthrope de la passion. Puis sa cabane et
sa solitude l'ennuient. Il revoit la reine et forme avec elle
une société plus mélancolique, mais non
pas moins fastueuse que celle des Inimitables, la
compagnie de ceux qui veulent mourir ensemble, les
synapothanumènes.
Cléopâtre mourut plutôt que d'être
traînée dans le triomphe d'Octave. On l'aimait
à Alexandrie et ses statues ne furent point
renversées après sa mort. C'est donc qu'elle
n'était pas méchante. Et puis il ne faut pas
oublier que la beauté est une des vertus de ce
monde.
II
Les indications bibliographiques qui suivent sont
tirées de l'histoire des oeuvres de Théophile
Gautier, que M. le vicomte de Spoelberg de Lovenjoul a
composée avec tant de zèle et de savoir.
Une nuit de Cléopâtre. La Presse,
29 et 30 novembre ; 1, 2, 4 et 6 décembre 1838. Cette
nouvelle reparut pour la première fois en 1839,
après Une larme du Diable ; elle entra ensuite,
en 1845, dans les Nouvelles de Théophile
Gautier, volume dont elle n'est plus sortie. La fin du
chapitre II se termine dans la Presse par ces mots :
«Dans quel dessein ? » La fin du douzième
paragraphe du chapitre IV était primitivement
différente ; voici sa première version :
«Quant à Méiamoun, il avait le teint
ardent et lumineux d'un homme dans l'extase ou dans la vision ; on voyait qu'il se disait en lui-même comme le
héros d'une pièce moderne :
Donc je marche vivant dans mon rêve
étoilé» (Ruy Blas)
Un opéra en trois actes, extrait de cette nouvelle,
a été écrit par M. P. J. Barbier pour
Victor Massé. Il n'a été
représenté que le 25 avril 1888.
L'éditeur Ferroud, qui a déjà
puisé dans les Nouvelles de Th. Gautier Le
Roi Candaule pour en faire une édition de grand
luxe que les bibliophiles ont si bien accueillie, donne
aujourd'hui un pendant à celle belle publication en
faisant paraître la Nuit de
Cléopâtre. Il a cru ne pouvoir mieux faire
que d'en confier encore l'illustration à M. Paul
Avril, dont les compositions du Roi Candaule ont
été si appréciées.