Résurrection
L'esclave noire, après avoir réglé les
préliminaires de son mariage à sa complète
satisfaction, regagna la demeure de sa maîtresse. La nuit
était déjà fort avancée.
C'était une froide nuit d'hiver ; aussi, parfaitement
enveloppée, Afra ne se souciait guère de
s'arrêter en route. Néanmoins le temps était
clair, et les rayons argentés de la lune caressaient
mollement la surface polie de la meta sudans (1). Elle s'arrêta tout
à côté, et après quelques instants de
silence, se mit à rire bruyamment, comme si la vue de ce
beau spectacle lui rappelait quelque ridicule souvenir. A peine
se détournait-elle pour continuer sa route, qu'une main
se posa rudement sur son bras.
«Si vous n'aviez pas ri, dit l'interrupteur d'un ton
sarcastique, je ne vous aurais pas reconnue. Mais vos
éclats de rire ressemblent trop à ceux d'une
hyène pour me tromper. écoutez : les animaux
féroces, vos cousins d'Afrique, vous répondent
dans l'amphithéâtre. Quel est donc le motif de
votre gaieté ?
- Vous.
- Moi ! comment cela ?
- Je pensais à notre dernière entrevue à
cette même place, et au sot rôle que vous y avez
joué.
- Que vous êtes aimable, Afra, de penser à moi,
tandis que, loin de songer à vous, je n'étais
occupé que de vos compatriotes enfermés
là-bas dans leurs cages !
- Cessez vos impertinences, et veuillez appeler les gens par
leur nom. Je ne suis plus Afra l'esclave, ou du moins je
cesserai de l'être dans quelques heures ; mais je suis
Jubala, femme d'Hyphax, capitaine des archers de
Mauritanie.
- Un homme fort recommandable, je n'en doute pas, surtout s'il
pouvait s'exprimer autrement que dans son affreux jargon. Ces
quelques heures suffiront pour terminer nos affaires. Il me
semble que vous vous êtes trompée tout à
l'heure. Ne serait-ce pas vous plutôt qui vous êtes
moquée de moi à notre dernière entrevue ? Où sont allés vos belles promesses et mon or,
beaucoup plus précieux, que nous
échangeàmes en cette occasion ? Mon argent
était de bon aloi ; ce que je reçus en retour
n'était que de la poussière.
- Sans doute ; mais un proverbe de mon pays nous apprend que la
poussière du vêtement d'un sage a plus de valeur
que tout l'or qui garnit la ceinture d'un fou. Pour en revenir
à notre affaire, avez-vous toujours cru fermement
à la puissance de mes charmes et de mes philtres ?
- Certainement. Voulez-vous dire qu'ils n'ont aucun pouvoir ?
- Pas tout à fait. Vous venez de voir comment nous nous
sommes débarrassés de Fabius : sa fille est
maintenant en possession de sa fortune. Ce premier pas
était absolument nécessaire.
- Quoi ! vos opérations magiques auraient-elles fait
disparaître le père ? » demanda Corvinus
stupéfait et reculant avec effroi. Ce n'était
qu'une idée qui avait traversé tout à coup
le cerveau d'Afra ; elle maintint son avantage et ajouta :
«Eh bien ! quoi d'étonnant ? Il est très
facile de se débarrasser ainsi d'une personne
gênante.
- Bonsoir, bonsoir ! répondit-il très
effrayé.
- Attendez donc ! reprit-elle un peu adoucie. Corvinus, je vous
ai donné à notre dernier rendez-vous deux avis qui
valaient bien tout votre or. Vous avez agi contrairement au
premier, et vous n'avez pas suivi le second.
- Expliquez-vous.
- Ne vous ai-je pas recommandé de ne pas
persécuter ouvertement les chrétiens, mais de les
faire tomber secrètement dans vos pièges ? Fulvius
a pris ce dernier parti et s'en est bien trouvé. Vous
avez suivi le premier système. Où sont vos gains ?
- Mes gains ont été la rage, l'humiliation et les
coups.
- Mon premier avis n'était donc pas mauvais ; suivez
maintenant le second.
- Quel est-il ?
- Lorsque vous vous serez enrichi avec les dépouilles
des chrétiens, offrez votre fortune et votre main
à Fabiola. Jusqu'à présent elle a toujours
froidement rejeté toutes les offres, mais une chose m'a
toujours frappée : tous les prétendants
étaient pauvres. Tous les prodigues ont cherché
à réparer les brèches de leur fortune
à l'aide de la sienne. Notez bien ceci : celui qui mettra
la main sur cet opulent parti ne réussira que
d'après le principe que deux et deux font quatre. Me
comprenez-vous ?
- Trop bien ; mais où trouverais-je la moitié de
ce que je dois fournir ?
- Ecoutez-moi bien, Corvinus, car c'est notre dernière
entrevue ; vous m'avez toujours plu, à cause de la haine
immense, froide, implacable, que j'ai observée dans votre
cœur.» Et l'attirant près d'elle, elle murmura
à voix basse : «J'ai appris d'Eurotas, à qui
je fais dire tout ce que je veux savoir, que Fulvius a en vue de
très riches proies chrétiennes, une surtout. Venez
dans l'ombre, et je vous apprendrai un moyen très
sûr de lui ravir ces trésors. Laissez-le accomplir
ces meurtres froidement calculés ; c'est un jeu
dangereux. Mais placez-vous hardiment entre lui et ces
dépouilles. Il n'agirait pas autrement envers
vous.»
Elle continua de lui parler à l'oreille avec animation
pendant quelques minutes. Puis à la fin il s'écria
très haut : «Parfait ! quelle parole dans une telle
bouche ! »
Elle l'arrêta d'un geste rapide, et lui montrant le
bâtiment en face : «Silence ! regardez.»
Comme les rôles sont parfois renversés ! ou
plutôt avec quelle rapidité marchent les
événements ! La dernière fois que ces deux
misérables complotaient en ce même endroit leurs
perfides desseins, la fenêtre située au-dessus
d'eux était occupée par deux jeunes gens qui
travaillaient, comme deux esprits bienfaisants, à
démêler la trame de leurs complots et à
dérouter leurs embûches. Ils ont disparu : l'un
repose déjà dans la tombe, et l'autre sommeille
tranquillement en attendant d'être exécuté.
La mort, qui enlève les bons de préférence
aux méchants, nous semble une puissance sacrée ; elle cueille la fleur, et abandonne la tige à une vie
empoisonnée qui ne tarde pas à se
flétrir.
Au moment où ils levèrent les yeux, la
fenêtre était occupée par deux
personnes.
«C'est Fulvius qui vient de s'approcher de la
fenêtre, dit Corvinus.
- L'autre est son mauvais génie, Eurotas,» ajouta
l'esclave. Puis tous deux, cachés dans un angle obscur,
continuèrent d'écouter et d'observer avec
attention.
Fulvius revint alors à la fenêtre, tenant en main
une épée dont il examina soigneusement la
poignée aux rayons brillants de la lune. Puis, la jetant
enfin par terre avec un blasphème :
«Ce n'est que du cuivre ! »
s'écria-t-il.
Eurotas parut ensuite, tournant et retournant entre ses mains
ce qui semblait être le riche ceinturon d'un officier, et
dit : «Toutes les pierreries sont fausses, et notre butin
ne vaut pas une demi-douzaine de sesterces (1,200 fr). Vous avez
fait là une misérable affaire, Fulvius.
- Toujours des reproches, Eurotas. Cependant cette
misérable affaire m'a coûté la vie d'un des
officiers favoris de l'empereur.
- Et ne vous attirera pas la reconnaissance de votre
maître, sans doute.» Eurotas avait raison.
Le lendemain matin, les esclaves qui reçurent le corps
de Sébastien furent surpris de voir une femme au teint
basané s'approcher d'eux et leur dire à voix basse
: «Il vit encore.»
Au lieu d'enlever le corps pour l'ensevelir, ils le
transportèrent dans l'appartement d'Irène ; ce qui
fut aisément exécuté, grâce à
l'heure matinale et au départ de l'empereur, la veille au
soir, pour le palais de Latran, sa résidence favorite.
Dionysius fut immédiatement prévenu ; il reconnut
que les blessures n'étaient pas mortelles, aucune
flèche n'ayant atteint les parties vitales. Mais la perte
de sang avait été si considérable,
qu'à son avis il devait se passer plusieurs semaines
avant que le malade pût faire aucun mouvement.
Pendant vingt-quatre heures, Afra vint presque à chaque
instant s'informer de l'état de Sébastien. Lorsque
le temps fixé fut écoulé, elle conduisit
Fabiola à l'appartement d'Irène, afin qu'elle
pût s'assurer par elle-même qu'au moins il respirait
encore. L'acte de sa mise en liberté fut signé, sa
dot payée ; et le mont Palatin et le Forum ne
tardèrent pas à retentir du fracas des fêtes
bruyantes qui accompagnèrent les hideuses
cérémonies de son mariage.
Fabiola s'enquit de Sébastien avec une si tendre
sollicitude, qu'Irène ne douta pas qu'elle ne fût
chrétienne. Aux premières visites, elle se
contenta de prendre des nouvelles à la porte, et remit
à l'hôtesse de Sébastien une somme assez
ronde pour subvenir aux dépenses de sa maladie. Mais deux
jours plus tard, lorsqu'il commençait à aller
mieux, Fabiola fut poliment invitée à entrer, et
pour la première fois de sa vie se trouva au sein d'une
famille chrétienne.
Irène, comme nous l'avons déjà dit,
était la femme de Catulus, un des convertis de la petite
troupe de Chromatius : son mari venait d'être mis à
mort ; quant à elle, sa vie, fort retirée, se
passait dans l'appartement du palais que Catulus occupait
autrefois. Ses deux filles demeuraient avec elle ; Fabiola, en
devenant plus intime, remarqua une notable différence
dans leur conduite. L'une supportait difficilement la
présence de Sébastien, et ne s'approchait de lui
que très rarement ; ses manières envers sa
mère étaient rudes et hautaines, ses idées
étaient vulgaires : elle était
égoïste, légère, d'allures hardies.
L'autre, beaucoup plus jeune, contrastait singulièrement
avec elle par sa douceur, sa docilité affectueuse, son
dévouement pour les autres et pour sa mère ; elle
entourait aussi le pauvre malade de soins attentifs.
Irène elle-même était bien le type de la
matrone chrétienne dans la classe moyenne de la
société. Fabiola ne remarquait pas en elle une
intelligence supérieure, ni un grand savoir, ni un
brillant esprit, ni une politesse raffinée ; mais elle
admirait son calme, son activité, son bon sens et son
honnêteté. Elle était vraiment un parfait
modèle de vive et tendre affection, de
générosité et d'inaltérable
patience. La noble païenne n'avait jamais vu un
intérieur si simple, si frugal et si rangé ; il
n'était jamais troublé que par le mauvais
caractère de la fille aînée. Au bout de
quelques jours, elles s'aperçurent que leur visiteuse
quotidienne n'était pas chrétienne, ce qui ne
modifia pas leur conduite à son égard. Fabiola
découvrit ensuite une chose qui la mortifia : la fille
aînée était encore païenne. Tout ce
qu'elle voyait faisait sur elle une impression favorable, et
détruisait peu à peu les préjugés si
fortement enracinés dans son esprit. Pour le moment,
très occupée de Sébastien, qui ne se
remettait que lentement, elle formait avec Irène le plan
de l'emmener à sa villa de Campanie, où elle
aurait tout le loisir nécessaire pour l'entretenir de
sujets religieux. Un obstacle insurmontable s'opposa à la
réalisation de ce projet.
Nous n'essayerons pas de décrire à nos lecteurs
les sentiments de Sébastien. Après avoir
demandé avec instance la grâce du martyre,
après en avoir souffert toutes les douleurs et avoir
enduré, pour ainsi dire, les angoisses de l'agonie et de
la mort, après avoir perdu connaissance et fermé
les yeux à la lumière, n'était-il pas plus
cruel que le martyre lui-même de sortir de ce sommeil pour
se réveiller pauvre pèlerin sur la terre, soumis
encore aux mêmes rudes épreuves et à
l'incertitude du salut ? Il se trouvait dans la situation d'un
homme essayant de franchir, au milieu d'une nuit orageuse, une
rivière ou un bras de mer aux flots agités, et
qui, malgré de longs et périlleux efforts, finit
par aborder à son point de départ. On pourrait
encore le comparer à saint Paul renvoyé sur la
terre pour servir de jouet à Satan, après avoir
entendu les paroles mystérieuses qu'une seule
intelligence a le droit de prononcer. Aucun murmure ne
s'échappa des lèvres du tribun ; il n'exprima
aucun regret. Il adorait en silence la volonté divine,
dans l'espoir qu'elle ne l'éprouvait ainsi que pour lui
accorder la faveur d'un double martyre. Son désir de
gagner une seconde couronne était si ardent, qu'il rejeta
toutes les propositions de se soustraire au danger par la
fuite.
«J'ai bien gagné, disait-il
généreusement, le privilège des martyrs,
celui de parler hardiment aux persécuteurs. J'en ferai
usage aussitôt que je pourrai quitter mon lit. Aussi
soignez-moi bien, afin que ce soit le plus tôt
possible.»
(1) Fontaine que nous
avons décrite précédemment. |