Chapitre 27 Sommaire Chapitre 29


La journée critique : première partie

Hmmes et peuples ont, dans leur vie, des jours critiques. Nous n'entendons pas désigner ainsi les journées de Marathon, de Cannes ou de Lépante, dont le résultat, s'il eût été différent, aurait gravement influencé l'état social et politique du monde. Il est probable que Christophe Colomb pourrait se reporter non seulement au jour, mais à l'heure exacte où son énergie et sa décision acquirent au monde tout ce qu'il lui a donné et enseigné, et le placèrent lui-même au nombre de ses plus signalés bienfaiteurs. Chacun de nous, malgré son peu d'importance, a eu aussi son jour critique, son jour de choix, qui a décidé du sort de toute sa vie ; son jour providentiel, qui a changé sa position et ses rapports avec autrui ; son jour de grâce, où l'esprit a vaincu la matière. De quelque manière que ce soit, chaque âme, comme Jérusalem (1), a eu son jour.

A l'égard de Fabiola, tous les événements n'ont-ils pas marché vers une crise ? L'empereur et l'esclave, Fabius et son convive, les bons et les méchants, les chrétiens et les païens, les riches et les pauvres, la vie et la mort, la joie et la douleur, la science et la simplicité, le silence et la conversation, tous ces agents divers n'avaient-ils pas contribué à entraîner son esprit par les chemins opposés en maintenant néanmoins son âme généreuse et noble, quoique impétueuse et hautaine, dans une seule et unique direction, de même que le souffle du vent et le gouvernail ne luttent l'un contre l'autre que pour maintenir le vaisseau dans la bonne voie ? Quel est celui qui dirigera ces forces contraires ? Ce n'est point l'affaire de l'homme, ni de la sagesse, ni de la philosophie. Nous venons de raconter les événements du 20 janvier ; que le lecteur jette les yeux sur un calendrier et regarde la date suivante : il verra aussitôt que cette journée ne sera pas une des moins importantes de notre récit.

Après l'audience, Fabiola se retira dans les appartements d'Irène, où elle ne trouva que la désolation et la tristesse. Elle partageait vivement la douleur de ses amies ; mais elle sentait aussi la différence des motifs qui l'inspiraient. Leur chagrin indiquait moins le découragement ; une joie secrète et voilée brillait à travers leurs larmes ; parfois un rayon de soleil perçait les nuages amoncelés sur leurs fronts. La douleur de Fabiola, au contraire, était morne et sombre, lugubre et accablante, comme si elle eût fait une perte irréparable. Elle ne voulait plus poursuivre ses études sur le christianisme, qui lui semblaient jusqu'alors si aimables et si pleines d'intérêt ; le maître auprès duquel elle aurait tant aimé s'instruire n'était plus. Lorsque la foule se fut éloignée du palais, elle prit un affectueux congé de la veuve et de ses filles ; mais, sans qu'elle pût se l'expliquer, la jeune païenne lui inspirait moins d'affection que sa soeur.

Fabiola rentra chez elle, s'assit dans une chambre solitaire et s'efforça de lire. Elle prit les uns après les autres tous ses ouvrages favoris sur la mort, le courage, l'amitié et la vertu ; tous lui parurent fades, absurdes et faux. Elle se plongea de plus en plus dans la plus noire mélancolie, qui dura jusqu'à l'approche de la nuit, lorsqu'elle en fut tirée par l'arrivée d'une lettre qu'on plaça entre ses mains. Graia, l'esclave grecque, se retira à l'extrémité de la chambre, alarmée et stupéfaite de ce qu'elle vit. A peine sa maîtresse eut-elle parcouru cette lettre, qu'elle se leva vivement d'un air égaré, pressa fortement ses tempes dans ses mains, comme dans un paroxysme de douleur, et resta un instant dans cette position, les cheveux en désordre, les yeux hagards, puis retomba lourdement sur son siège avec un profond gémissement. Elle demeura pendant quelques minutes les bras inertes, la lettre toujours entre les mains, et presque sans connaissance.

«Qui donc a apporté cette lettre ? demanda-t-elle ensuite d'un air plus tranquille.

- Un soldat, madame, répondit l'esclave.

- Priez-le de venir ici.»

Pendant qu'on transmettait ce message, elle tâcha de se remettre et répara le désordre de sa chevelure. A l'arrivée du soldat, elle lui demanda rapidement :

«D'où venez-vous ?

- Je suis de garde à la prison de Tullius.

- Qui vous a remis cette lettre ?

- La noble Agnès elle-même.

- Pour quel motif la noble enfant est-elle détenue ?

- Un nommé Fulvius l'accuse d'être chrétienne.

- Est-ce là tout ?

- Oui, j'en suis sûr.

- Alors l'affaire sera bientôt arrangée. Je puis prouver le contraire. Dites-lui que je viendrai bientôt la voir, et prenez ceci pour votre peine.»

Le soldat s'éloigna, et Fabiola demeura seule. Lorsqu'il fallait agir, son esprit retrouvait son énergie et sa vigueur ; plus tard la tendresse de la femme reprenait douloureusement tout son empire. Elle s'enveloppa soigneusement d'un manteau, et se dirigea seule vers la prison ; on la conduisit sans retard à la cellule séparée qu'avait obtenue Agnès en considération de son rang et des largesses de sa famille.

«Que veut dire tout ceci, Agnès ? demanda Fabiola avec anxiété après avoir affectueusement embrassé sa cousine.

- J'ai été arrêtée il y a quelques heures et amenée ici.

- Comment Fulvius peut-il être assez insensé et assez vil pour inventer contre vous une accusation que je détruirai en moins de cinq minutes ? J'irai moi-même trouver Tertullus, afin de mettre fin à une pareille absurdité.

- Quelle absurdité, chère cousine ?

- Mais cette ridicule accusation d'être chrétienne.

- Je suis chrétienne, grâce à Dieu ! » répondit Agnès en faisant le signe de la croix.

Cette déclaration ne frappa point Fabiola comme un coup de foudre, ne l'irrita point, ne l'étonna ni ne l'embarrassa. La mort de Sébastien avait adouci et amorti l'ardeur de son esprit. Elle avait trouvé la foi en celui qu'elle considérait comme le type de toutes les vertus viriles ; elle n'était donc pas surprise de la retrouver en celle qu'elle chérissait comme le plus parfait modèle des vertus de son sexe. La vertu à la fois simple et grande de cette enfant, son admirable innocence, son inaltérable bonté inspiraient à Fabiola une affection qui allait presque jusqu'à l'adoration. En découvrant ces deux êtres incomparables, ces deux plantes qui n'avaient pas surgi par hasard, mais étaient sorties de la même semence, elle vit toutes ses difficultés s'évanouir et tous ses problèmes se résoudre. Elle baissa la tête en signe de respect pour l'enfant, et lui demanda :

«Depuis combien de temps êtes-vous chrétienne ?

- Depuis ma naissance, chère Fabiola ; j'ai sucé la foi, comme nous disons, avec le lait de ma mère.

- Et pourquoi me l'avoir caché ?

- Parce que je voyais quels violents préjugés vous nourrissiez contre nous, que vous nous détestiez comme des gens qui se livrent aux plus ridicules superstitions et commettent les infamies les plus odieuses. Je m'apercevais que vous nous méprisiez, parce qu'il vous plaisait de nous croire dépourvus d'intelligence, d'éducation, de savoir et de bon sens. Vous ne vouliez pas entendre parler de nous. Le nom de chrétien était la seule chose pour laquelle votre cœur généreux ressentait de la haine.

- C'est vrai, chère Agnès ; mais je crois que si j'avais su que vous et Sébastien étiez chrétiens, je n'eusse point gardé cette opinion. Je n'aurais pu m'empêcher d'aimer ce que vous aimiez vous-mêmes.

- Vous dites cela maintenant, Fabiola ; mais vous ignorez la force des préjugés universellement répandus, le poids des mensonges répétés chaque jour. Combien de nobles esprits et de hautes intelligences subissent cet esclavage, ajoutent foi à toutes les faussetés dont on nous accuse, et nous croient plus coupables que les plus grands criminels !

- En vérité, Agnès, je serais bien égoïste de disputer avec vous dans la position où vous êtes. Sans doute vous allez contraindre Fulvius à prouver que vous êtes chrétienne.

- Oh ! non, chère Fabiola ; je l'ai déjà confessé, et je suis prête à renouveler cette confession demain matin.

- Demain ! dites-vous, demain matin ! s'écria la jeune Romaine stupéfaite de tant de précipitation.

- Oui, demain. Afin d'éviter des troubles à mon sujet (je crois pourtant que peu de personnes s'occuperont de moi), mon interrogatoire aura lieu de bonne heure, et mon sort sera promptement décidé. Quelle bonne nouvelle, n'est-ce pas, chère Fabiola ? » dit Agnès avec ardeur en lui prenant les mains. Et avec un de ses regards inspirés elle s'écria : «Voici que j'aperçois déjà le but de mes continuels désirs et que j'entre en possession de l'objet de mes espérances. Je me sens par avance unie dans le ciel à celui que j'ai aimé sur la terre du plus ardent amour (2). Oh ! qu'il est beau, Fabiola ! combien il dépasse en splendeur les anges qui l'entourent ! Que son sourire est plein de bonté ! que ses regards sont tendres et aimables ! Et cette douce et affectueuse Reine, toujours à ses côtés, notre souveraine et notre maîtresse, qui lui a donné tout son amour, avec quel air gracieux elle me fait signe de venir la rejoindre ! Je viens! je viens ! ils sont partis, Fabiola, mais ils reviendront me chercher demain de bonne heure ; de bonne heure, entendez-vous ? et pour ne plus nous séparer.»

Fabiola sentit son cœur se gonfler et se pénétrer comme d'un élément nouveau. Elle n'en connaissait pas la nature ; mais il lui semblait que ce n'était pas une simple émotion humaine. Jamais le nom de la grâce n'avait frappé ses oreilles. Agnès remarqua ce merveilleux changement de son âme, et en remercia Dieu dans le fond de son cœur. Elle pria sa cousine de venir la retrouver avant l'aurore, afin de recevoir ses derniers adieux.

Au même instant, dans la maison du préfet, ce fonctionnaire et son digne fils tenaient conseil ensemble. Le lecteur fera bien d'écouter leur conversation, afin de connaître leurs plans.

«Certainement, disait le magistrat, si la sorcière avait raison en un sens, elle ne pouvait se tromper en l'autre. Je puis affirmer, par expérience, que la puissance des richesses est irrésistible.

- Et vous conviendrez aussi, après l'énumération que nous venons d'en faire, que parmi le nombre des aspirants à la main de Fabiola il n'en est pas un seul qui ne puisse être appelé un aspirant à sa fortune.

- Vous avez compris, mon cher Corvinus.

- Oui, jusqu'à un certain point ; mais il n'en sera pas ainsi lorsque, avec ma personne, je mettrai à ses pieds la grande fortune d'Agnès.

- Surtout si vous agissez de façon à impressionner favorablement son caractère, que l'on dit être généreux et hautain. Offrez-lui cette opulence sans conditions, et présentez-vous ensuite. Vous lui imposerez ainsi deux obligations : ou elle vous agréera pour époux, ou elle vous abandonnera cette fortune.

- Admirablement combiné, mon père. Je n'avais jamais songé à cette seconde alternative. Croyez-vous qu'il serait possible de s'assurer de cette fortune autrement qu'en la faisant passer par ses mains ?

- C'est impossible. Fulvius, naturellement, réclamera sa part ; il est très probable que l'empereur déclarera son intention de tout garder pour lui, car il déteste Fulvius. Mais si je propose un plan évidemment plus raisonnable et plus juste, d'abandonner ces biens aux parents les plus proches, dévoués aux dieux de l'empire, comme l'est Fabiola, n'est-ce pas ? ...

- Certainement, mon père.

- Je crois qu'il l'adoptera, tandis qu'il n'y a aucune chance qu'il m'en fasse un don gratuit. Une telle demande de la part d'un juge le mettrait en fureur.

- Comment ferez-vous donc, mon père ?

- Je ferai préparer pendant la nuit un rescrit impérial prêt à être signé. Aussitôt après l'exécution je me rendrai au palais et j'y exagérerai l'effervescence populaire qui doit certainement la suivre, en rejetant tout sur Fulvius ; et je prouverai à l'empereur qu'en accordant cette fortune aux héritiers les plus proches, il augmentera grandement par cette mesure son crédit et sa gloire. Maximien est aussi rempli de vanité que cruel et rapace ; il faut donc combattre un vice par un autre.

- Rien ne pourrait être mieux combiné, cher père ; je vais me livrer au sommeil avec un esprit tranquille. Demain sera l'époque critique de ma vie. Tout mon avenir dépend de l'acceptation ou du refus de Fabiola.

- Mon seul désir, ajouta Tertullus en se levant, eût été d'avoir pu contempler cette incomparable dame, afin de sonder les profondeurs de sa sagesse avant que l'affaire soit définitivement conclue.

- Soyez sans inquiétude, mon père ; elle est très digne d'être votre belle-fille. Oui, la journée de demain est bien celle qui décidera de mon sort.»

Corvinus lui-même pouvait avoir son jour critique : pourquoi Fabiola ne l'aurait-elle pas aussi ?

Pendant ce conciliabule domestique, Fulvius et son aimable oncle tenaient conseil de leur côté. Ce dernier, rentrant tard, trouva son neveu assis solitairement chez lui et plongé dans une morne tristesse. Il l'aborda en ces termes :

«Eh bien, Fulvius, est-elle en sûreté ?

- Oui, mon oncle, autant qu'on peut l'être derrière les barreaux et les murs ; mais son esprit est aussi libre que jamais.

- Ne vous préoccupez pas de cela ; le tranchant du poignard a bientôt raison de l'esprit. Son sort est-il décidé ? Quelles seront les conséquences de son jugement ?

- Si rien n'arrive, sa condamnation est inévitable ; son exécution dépend du caprice de l'empereur. J'éprouve de douloureux remords en sacrifiant une vie si jeune pour un résultat incertain.

- Allons, Fulvius, dit sévèrement le vieillard, aussi froid et aussi dur qu'un rocher trempé par le brouillard du matin, pas de faiblesse dans cette affaire, je vous en prie. Vous souvenez-vous quel jour c'est demain ?

- Oui, c'est le douzième avant les calendes de février (21 janvier).

- Ce jour a toujours été pour vous un moment critique. C'est à pareille date que, pour ravir les biens d'une autre, vous avez commis...

- Taisez-vous, taisez-vous ! s'écria Fulvius d'un air de désespoir ; pourquoi me rappeler sans cesse ce que je voudrais tant oublier ?

- Par cette raison que vous finirez par vous oublier vous-même, ce qui ne doit pas être. Je veux tuer dans votre cœur les sentiments qui vous portent à suivre les inspirations de votre conscience, de la vertu et de l'honneur. C'est une folie d'épargner par compassion la vie d'une personne qui forme un obstacle entre vous et la fortune, après votre conduite envers celle que vous savez.»

Fulvius se mordit les lèvres dans un accès de rage silencieuse, et cacha dans ses mains son front rougissant. Eurotas le fit tressaillir en lui disant : «Eh bien, demain sera pour vous une autre journée critique et probablement la dernière. Calculons de sang-froid ses conséquences. Vous irez trouver l'empereur, et vous réclamerez la part qui doit vous revenir dans les biens confisqués. Supposons qu'on vous l'accorde.

- Je la vends aussi promptement que possible, je paye mes dettes, et je me réfugie dans un pays où mon nom n'aura jamais été prononcé.

- Supposons encore que vos droits soient méconnus.

- Impossible ! impossible ! s'écria Fulvius, que cette pensée faisait horriblement souffrir ; c'est mon droit, que j'ai assez durement gagné pour qu'on ne puisse m'en priver.

- Doucement, mon jeune ami. Discutons tranquillement l'affaire. Souvenez-vous de notre proverbe : de l'étrier à la selle il y a place pour plus d'une chute. Supposez seulement qu'on refuse de reconnaître vos droits.

- Alors je suis un homme ruiné. Je n'ai plus aucun moyen de rétablir ma fortune ici. La fuite est ma seule ressource.

- Très bien ! et combien devez-vous à l'arcade de Janus (3) ?

- Je dois environ deux cents sesterces (40,000 fr.) à ce voleur de Juif éphraïm, en y comprenant le capital et l'intérêt accumulé à cinquante pour cent.

- Quelle garantie lui avez-vous donnée ?

- Mes espérances certaines sur l'héritage d'Agnès.

- Et si vous êtes trompé dans votre attente, croyez-vous qu'il vous laissera fuir ?

- Non, certainement, s'il vient à l'apprendre. Nous devons donc être préparés dès maintenant à toutes les éventualités, et agir avec le plus grand secret.

- Laissez-moi ce soin, Fulvius. Vous voyez de quelle importance sera pour vous la journée de demain, ou plutôt ce jour-ci, car l'aurore ne va pas tarder à poindre. C'est une question de vie ou de mort, et le moment le plus grave de notre vie. Courage donc ! que votre fermeté soit inébranlable, et que vos énergiques efforts assurent le succès ! »


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(1) Ah ! si tu reconnaissais au moins en ce jour qui t'est encore donné... (Luc, XIX, 42)

(2) Ecce quod concupivi jam video, quod speravi jam teneo ; ipsi sum juncta in coelis, quem in terris posita tota devotione dilexi. (Office de sainte Agnès.)

(3) Presque à l'entrée du Forum on remarquait plusieurs arcades dédiées à Janus, ou simplement appelées de son nom. C'est auprès de cet endroit que se tenaient les usuriers et les prêteurs sur gages.