Chapitre 30 Sommaire Chapitre 32


Dionysius

Un pareil événement devait suggérer à l'esprit élevé de Fabiola des réflexions auxquelles les préoccupations du moment l'empêchèrent de s'abandonner. Elle s'empressa d'étancher le sang qui coulait en abondance avec le premier objet qui lui tomba sous la main. Pendant qu'elle s'occupait de ce soin, les esclaves se précipitèrent en foule vers l'appartement. Le stupide portier commençait à être inquiet de la longue visite de Fulvius de lecteur connaît maintenant son nom véritable), lorsqu'il le vit franchir la porte comme un fou, et crut même distinguer des taches de sang sur sa toge. Il donna aussitôt l'alarme à toute la maison. D'un geste Fabiola arrêta tout le monde à l'entrée de la salle, et pria seulement Euphrosyne et l'esclave grecque de s'approcher. Celle-ci, depuis qu'elle avait été soustraite à l'influence d'Afra, montrait beaucoup d'affection pour Syra (nous continuerons à l'appeler ainsi), et prêtait une oreille docile à ses instructions morales. On envoya un messager au médecin que Syra consultait toujours dans ses maladies, à Dionysius, qui demeurait, comme nous l'avons déjà dit, dans la maison d'Agnès.

(1)

Cependant Fabiola se réjouissait en voyant le sang couler avec moins d'abondance, et sa servante lever les yeux sur elle, quoique ce ne fût que pour un instant. Elle n'eût pas donné pour un empire le doux sourire qui accompagnait ce regard.

Au bout de quelques minutes le bon médecin arriva. Il examina la blessure avec attention, et ne la jugea pas dangereuse pour le moment. Le coup avait été porté de telle sorte, qu'il eût atteint Fabiola au cœur. Mais la dévouée Syra, malgré la défense, n'avait pas cessé, pendant toute la journée, de se tenir à peu de distance de sa maîtresse, ne l'importunant jamais, et attendant avec inquiétude une occasion favorable qui lui permît d'aider les bonnes impressions de la grâce que les scènes du matin ne pouvaient manquer d'avoir produites. Tandis qu'elle se tenait dans une chambre voisine, elle entendit l'éclat d'une voix qui n'était que trop familière à ses oreilles ; elle s'approcha sans bruit, et se cacha derrière la draperie qui recouvrait la porte de l'appartement de Fabiola. Rendue invisible par les ombres du crépuscule, elle se tenait à l'endroit même où, quelques mois auparavant, Agnès s'était efforcée de la consoler.

A peine s'était-elle blottie en cet endroit que la lutte suprême commença. Pendant que Fulvius repoussait sa victime en arrière, elle marcha derrière lui ; au moment où il leva le bras, elle se précipita et couvrit de son corps la poitrine de sa maîtresse. En heurtant le bras de l'assassin, elle fit dévier le poignard, qui l'atteignit au cou, et lui fit une blessure encore assez profonde, bien qu'amortie par la clavicule. Inutile de dire ce que ce sacrifice lui coûta. Non que la crainte de la douleur et de la mort l'eût arrêtée un seul instant ; mais l'horreur de marquer le front de son frère du sceau d'un double fratricide lui causait les plus profondes angoisses. Elle avait offert le sacrifice de sa vie pour sa maîtresse. Il était complètement inutile de chercher à lutter avec Fulvius, dont elle connaissait trop bien la force et la souplesse ; essayer d'alarmer la maison avant qu'il eût porté le coup fatal était impossible. Il ne lui restait donc plus d'autre alternative que de s'immoler elle-même en se substituant à la victime choisie d'avance. Et néanmoins elle aurait voulu épargner à son frère l'accomplissement de son crime ; ce qui l'obligea à découvrir devant Fabiola leur parenté et leur nom véritable.

Dans son aveugle colère, il refusa de la croire. Mais ces paroles qu'elle prononça dans leur langue maternelle : «Souviens-toi de l'écharpe que tu as ramassée ici», rappelèrent à sa mémoire un souvenir de famille si terrible, que si la terre se fût entr'ouverte devant lui, il se fût précipité dans l'abîme pour y ensevelir ses remords et sa honte.

N'était-il pas étrange qu'il n'eût jamais permis à Eurotas de mettre la main sur cette relique de famille, que, depuis le moment où il se l'était appropriée, il avait conservée avec le plus grand respect ? Lorsque tous ses préparatifs de voyage furent achevés, il l'avait soigneusement pliée et cachée sur sa poitrine. En cherchant son poignard dans sa ceinture, il retira aussi l'écharpe, et ces deux objets furent trouvés sur le sol.

Dionysius, après avoir pansé la blessure et administré quelques remèdes fortifiants, qui firent sortir la malade de son évanouissement, ordonna qu'on la laissât parfaitement tranquille, en ne permettant qu'à très peu de personnes de s'approcher d'elle, afin d'éviter toute émotion, et recommanda qu'on suivit son traitement avec exactitude jusqu'à minuit. «Je viendrai, ajouta-t-il, le matin de très bonne heure, et j'aurai besoin de rester seul avec la malade». Les paroles qu'il murmura à l'oreille de Syra semblèrent lui faire plus de bien que tous ses remèdes ; car son visage s'éclaira d'un sourire angélique.

Fabiola avait fait placer Syra dans son propre lit, et relégué les domestiques dans le vestibule, se réservant exclusivement le droit, qui lui paraissait maintenant un privilège, de soigner cette esclave à laquelle, peu de mois auparavant, elle montrait à peine de la reconnaissance, après tous les soins qu'elle en avait reçus pendant sa maladie. Elle avait raconté à tout le monde comment Syra avait été blessée, sans découvrir la parenté qui unissait son assassin et sa libératrice.

Quoique accablée de fatigue et souffrant de la fièvre, Fabiola ne voulut pas quitter son esclave ; comme il n'y avait plus de remèdes à administrer après minuit, elle s'étendit sur un lit de repos, auprès de Syra. Quelles étaient les pensées qui agitaient son cour dans cette demi-obscurité d'une chambre de malade ? Elles étaient simples et droites. La jeune patricienne réalisait clairement la vérité de tout ce que lui avait dit son esclave à leur dernière conversation : ces admirables principes et ces magnifiques théories lui avaient paru absolument impraticables. Lorsque Miriam lui avait fait connaître cette sphère de vertu où l'on ne doit pas s'attendre à l'approbation et à une récompense humaines, mais se contenter d'être vu et approuvé de Dieu, cette belle pensée avait profondément ému son cour généreux ; elle se révolta toutefois à l'idée d'en faire le guide et le mobile constant de toutes ses actions. Cependant, si la blessure à laquelle Miriam s'était exposée eût été mortelle (il s'en était fallu de très peu), quelle récompense pouvait-elle espérer ? Le motif de sa conduite ne lui avait-il pas été inspiré par cette belle théorie de sa responsabilité envers une puissance invisible.

Quand Miriam l'avait entretenue de l'héroïsme dans la vertu comme d'une règle commune, que ce principe lui paraissait chimérique ! Et néanmoins, ici même, sans préparation, sans avoir pu rien prévoir, sans surexcitation, sans espérance de gloire, bien plus, avec le désir évident de rester dans l'ombre, cette esclave avait fait le sacrifice complet et héroïque de sa personne. D'où lui venait ce courage intrépide, sinon de la pratique habituelle d'une aussi sublime vertu, toujours prête à accomplir des actions éclatantes après lesquelles le nom d'un soldat serait digne d'être glorieusement transmis aux siècles futurs ? Elle ne se contentait donc pas de rêveries chimériques, et pratiquait sérieusement ce qu'elle enseignait. était-ce donc là de la philosophie ? Oh ! non, cela devait être une religion, la religion d'Agnès et de Sébastien, dont Miriam lui paraissait l'égale. Combien elle désirait s'entretenir encore avec elle !

Selon sa promesse, le médecin revint de bonne heure dans la matinée et trouva sa malade beaucoup mieux. Il désira rester seul avec elle. Après avoir étendu un linge sur la table et y avoir placé deux flambeaux allumés, il tira de son sein une écharpe brodée, et découvrit une boite d'or dont elle connaissait bien le contenu sacré. S'approchant d'elle, il dit :

«Ma chère enfant, je ne vous apporte pas uniquement, selon ma promesse, le remède le plus efficace de toutes les souffrances du corps et de l'âme, mais le médecin lui-même dont la parole répare toutes choses (2), dont l'attouchement ouvre les yeux des aveugles et les oreilles des sourds, dont la seule volonté purifie les lépreux ; le bord même de son vêtement a la vertu de tout guérir. êtes-vous prête à le recevoir ?

- De toute mon âme, répondit-elle en joignant les mains ; je désire posséder celui-là seul qui a toujours eu mon amour, ma foi et mon cœur.

- éprouvez-vous de la colère ou du ressentiment contre celui qui vous a blessée ? Sentez-vous l'orgueil ou la vanité agiter votre âme en songeant à ce que vous avez fait ? Vous reconnaissez-vous coupable de quelque autre faute nécessitant une humble confession et l'absolution avant de recevoir ce don sacré dans votre cœur ?

- Quoique je me sache pleine d'imperfection et de péché, vénérable père, je ne me sens coupable d'aucune faute de propos délibéré ; je n'ai pas besoin de pardonner à celui à qui vous faites allusion ; je l'aime trop pour cela, et je donnerais volontiers ma vie pour le sauver. Et de quoi pourrai-je m'enorgueillir, moi, pauvre servante, qui ai seulement obéi aux ordres du Seigneur ?

- Priez donc le Seigneur, mon enfant, qu'il descende dans cette maison, afin que par sa venue il vous guérisse et vous remplisse de sa grâce.»

S'approchant ensuite de la table, il prit une parcelle de la sainte eucharistie, sous la forme de pain sans levain, la mouilla parce qu'elle était sèche, et la plaça sur les lèvres de Syra (3) qui les referma avec respect et demeura quelque temps absorbée dans la contemplation.

C'est ainsi que le bienheureux Dionysius remplissait ses doubles fonctions de médecin et de prêtre qui sont rappelées sur sa tombe.


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(1) « [La Tombe] de Dionysius, médecin [et] prêtre», récemment découverte à l'entrée de la crypte de saint Cornelius dans le cimetière de Calliste.

(2) Qui verbo suo instaurat omnia. (Bréviaire.)

(3) Eusèbe, dans son récit de Sérapion, nous apprend que c'est ainsi qu'on administrait la sainte communion aux malades, sans calice et sous une seule espèce.