Chapitre 32 Sommaire Chapitre 34


Histoire de Miriam

A son arrivée, le lendemain matin, Dionysius trouva Miriam et sa garde-malade avec un visage si radieux et si gai, qu'il les complimenta toutes les deux sur l'excellente nuit qu'elles venaient de passer. Elles se mirent à rire, en avouant que cette nuit avait été la plus heureuse de leur vie. Dionysius était fort étonné ; mais Miriam, prenant la main de Fabiola, lui dit :

«Vénérable prêtre de Dieu, je confie à vos soins paternels cette catéchumène, qui désire être pleinement instruite des mystères de notre sainte foi, et régénérée dans les eaux du salut éternel.

- Quoi ! s'écria Fabiola stupéfaite, seriez-vous plus qu'un médecin ?

- Chère enfant, répondit le vieillard, malgré mon indignité, je remplis l'office bien plus sublime de prêtre dans l'église de Dieu.»

Fabiola s'agenouilla sans hésiter à ses pieds, et lui baisa la main. Le prêtre plaça sa main droite sur la tête et lui dit :

«Prenez bon courage, ma fille ; vous n'êtes pas la première de votre maison que le Seigneur a appelée dans sa sainte église. Il y a déjà bien des années que je fus mandé ici en qualité de médecin par une ancienne servante qui n'existe plus ; en réalité, c'était pour administrer le baptême, quelques heures avant sa mort, à l'épouse de Fabius.

- Ma mère ! s'écria Fabiola, qui mourut immédiatement après m'avoir mise au monde. Est-elle donc morte chrétienne ?

- Oui, et je ne doute pas qu'elle n'ait veillé sur vous toute votre vie, en compagnie de votre ange gardien, pour vous guider jusqu'à cette heure de bénédiction. Prosternée devant le trône de Dieu, elle n'a pas cessé d'offrir ses prières en votre faveur.»

Une joie inexprimable remplit le cœur des deux amies. Après avoir pris avec Dionysius tous les arrangements nécessaires pour son instruction et sa préparation avant d'être admise au baptême, Fabiola s'approcha de Miriam, lui prit la main, et murmura ces douces paroles :

«Miriam, puis-je dorénavant vous appeler ma soeur ? » Un serrement de main fut toute la réponse qu'elle put donner.

A l'exemple de leur maîtresse, la vieille nourrice Euphrosyne et l'esclave grecque suivirent les mêmes instructions, afin de se préparer à recevoir le baptême la veille de Pâques. N'oublions pas non plus une autre personne enrôlée déjà parmi les catéchumènes, et que Fabiola avait recueillie chez elle, émérentienne, la soeur de lait d'Agnès. Toute sa joie était de se rendre utile en servant de messagère entre la chambre de la malade et le reste de la maison.

Pendant sa maladie et sa convalescence, Miriam donna à Fabiola beaucoup de détails sur la première partie de sa vie : comme ils peuvent jeter quelque lumière sur les événements que nous avons précédemment racontés, nous les rapporterons ici sans interruption.

Quelques années avant le commencement de notre récit, vivait à Antioche un homme riche, quoique d'origine plébéienne, et qui fréquentait la société la plus distinguée de cette voluptueuse cité. Afin de soutenir ce genre de vie, il était obligé à de grandes dépenses ; faute de prudence et d'économie, il se vit bientôt écrasé de dettes. Il avait épousé une femme très vertueuse, qui devint d'abord chrétienne en secret et obtint difficilement plus tard de son mari la permission de pratiquer ouvertement sa foi. Leurs deux enfants, un fils et une fille, furent élevés sous ses yeux dans la maison paternelle. Le premier, Orontius, ainsi appelé en souvenir du cours d'eau qui arrosait la ville, avait quinze ans lorsque son père découvrit la religion de sa femme. L'enfant avait reçu les premiers enseignements du christianisme sur les genoux de sa mère, qu'il accompagnait à l'église pendant les cérémonies du culte ; il possédait ainsi une science dangereuse, dont il fit plus tard un fatal usage.

Il n'avait pas la moindre inclination à embrasser la doctrine ou à adopter les pratiques du christianisme ; aussi refusa-t-il de se préparer au baptême. Opiniâtre, astucieux, il ne pouvait supporter qu'on voulût mettre un frein à ses passions et à ses instincts pervers. Son unique but était de faire son chemin en ce monde et de se livrer à tous les plaisirs. Son éducation avait toujours été soignée : outre le grec, généralement usité à Antioche, il parlait couramment et avec élégance le latin, comme nous l'avons vu, mais avec un léger accent étranger. Au sein de la famille, dans les conversations familières avec les domestiques, on se servait de l'idiome du pays. Orontius fut enchanté d'être retiré des mains de sa mère par son père, qui lui ordonna de continuer à suivre la religion dominante et favorisée par l'état.

Quant à sa fille, moins âgée de trois ans, le père s'en inquiéta peu. A son avis, il était ridicule et indigne d'un homme de s'occuper de religion, et une marque de faiblesse d'en changer en abandonnant celle de l'empire. On peut passer aux femmes des fantaisies de ce genre, à cause de la vive imagination qui domine leurs sentiments. Il permit à sa fille Miriam, dont le nom était syrien, parce que sa mère appartenait à une riche famille d'Edesse, de continuer les pratiques de sa nouvelle croyance. Déjà profondément instruite, elle devint un modèle de vertu, de simplicité et de modestie. Remarquons qu'à cette époque la ville d'Antioche était célèbre par le savoir de ses philosophes, dont les plus éminents étaient chrétiens.

Quelques années plus tard, lorsque le fils fut arrivé à l'âge d'homme, après avoir développé tous ses fâcheux penchants, la mère mourut. Avant sa mort, elle avait discerné les symptômes de la ruine prochaine de son mari. Redoutant que sa fille n'eût à souffrir de la mauvaise administration de celui-ci, ou de l'égoïsme et de l'ambition de son fils, elle avait soigneusement mis à l'abri de leur rapacité sa grande fortune, qu'elle plaça sur la tête de Miriam. Elle résista à toutes les manoeuvres qu'on employa pour la décider à abandonner ces biens, ou à consentir à les joindre aux autres ressources de la famille, pour être employés à réparer ses désastres. Sur son lit de mort, parmi les graves recommandations maternelles qu'elle imposa à la piété filiale de Miriam, elle exigea qu'après sa majorité elle ne consentît jamais à rien changer à ses dispositions.

Les affaires se compliquaient de plus en plus ; les créanciers devenaient pressants ; on avait déjà vendu des biens inconsidérément, lorsque parut dans la famille un personnage mystérieux nommé Eurotas. Le chef de la maison était le seul qui parût le connaître ; son arrivée était évidemment pour lui à la fois une bénédiction et une malédiction, le salut et la ruine.

Le lecteur connaît déjà le secret d'Eurotas. Contentons-nous d'ajouter qu'il était le frère aîné ; mais, comprenant bien que son caractère brusque, sombre et morose, le rendait impropre à soutenir le rôle de chef de famille et à administrer une fortune bien établie, tourmenté d'abord d'un ambitieux désir d'élever sa maison à un rang supérieur et d'augmenter même ses richesses, il se contenta d'un modeste capital et disparut pendant plusieurs années. Il revint après avoir entrepris un dangereux commerce dans l'intérieur de l'Asie, pénétré dans la Chine et l'Inde, amassé une fortune considérable et réuni une collection de pierreries d'un très grand prix, qui aidèrent son neveu dans sa carrière à Rome, en le conduisant néanmoins à sa perte.

Au lieu d'une famille opulente à laquelle il communiquerait son superflu, Eurotas retrouva une maison qu'il fallait sauver de la ruine. Son orgueil reprit le dessus ; après d'amers reproches et bien des querelles secrètes avec son frère, il paya ses dettes en anéantissant son propre capital, et devint réellement le maître des débris de la fortune de son frère et celui de toute la famille. Après quelques années d'une vie abreuvée de chagrins, le père tomba malade et mourut. A son lit de mort, il avoua à Orontius qu'il n'avait rien à lui laisser, que depuis quelques années ils vivaient des libéralités de son ami Eurotas, auquel appartenait la maison même où ils demeuraient, et, sans faire connaître à son fils les liens de parenté qui les unissaient, il l'engagea à le prendre pour guide et pour soutien. Cet orgueilleux jeune homme, plein d'ambition et livré aux plaisirs, se trouva donc à la merci d'un homme non moins ambitieux que lui, froid et implacable, qui lui enjoignit bientôt, comme la base d'une mutuelle confiance, une soumission absolue à sa volonté, tandis qu'il semblerait lui-même agir comme un homme d'un rang inférieur. Il posa de plus en principe que rien n'était trop important ou trop méprisable, aucune action trop honnête ou trop vicieuse, pour rendre à sa famille sa position et ses richesses.

Il était impossible de rester à Antioche après la ruine qui venait de les atteindre. Avec un bon capital on pourrait réussir ailleurs. Malheureusement la vente de tous les débris de leur fortune permettait à peine de payer les nouvelles dettes découvertes après la mort du père. Les biens de la soeur étaient encore intacts ; ils reconnurent qu'il était indispensable de s'en emparer. On essaya tous les artifices, tous les moyens de persuasion : Miriam résista simplement et avec fermeté, par obéissance d'abord aux ordres de sa mère mourante, et ensuite parce qu'elle avait en vue la fondation d'une maison de vierges consacrées à Dieu, où elle comptait passer le reste de ses jours. Du reste elle avait atteint l'âge où la loi lui permettait de disposer de ses biens.

Elle offrit à son frère et à Eurotas tous les avantages qu'elle pouvait leur accorder, et leur proposa même de vivre pour quelque temps ensemble et à sa charge. Tout cela ne répondait point à leurs vues ; après avoir épuisé tous les autres moyens, Eurotas commença donc à suggérer qu'il était nécessaire de se débarrasser à tout prix d'une personne si gênante.

D'abord Orontius frémit à cette pensée. Eurotas l'y accoutuma graduellement, de telle sorte que, reculant devant l'accomplissement d'un fratricide, il finit par croire, à l'exemple des frères de Joseph, qu'il agissait vertueusement en adoptant à l'égard de sa soeur des moyens plus lents et moins sanguinaires. Les stratagèmes et les violences secrètes que la loi ne pouvait atteindre, et que personne n'osait révéler, tels étaient les moyens qui devaient lui offrir les meilleures chances de succès.

Parmi les privilèges des chrétiens aux premiers siècles, nous avons déjà mentionné celui de pouvoir conserver chez eux la sainte Eucharistie pour la communion domestique. Nous avons dit qu'on l'enveloppait dans un oratorium, ou toile de lin entourée d'une autre étoffe plus riche encore. Selon saint Cyprien, ce précieux dépôt était conservé dans un coffret (arca) muni d'un couvercle (1).

Orontius le savait très bien; il n'ignorait pas non plus que le contenu était estimé bien au-dessus de l'or et de l'argent, et que, selon le témoignage des Pères, celui qui laissait tomber par négligence une parcelle de pain consacré était considéré comme un criminel (2). Le nom de «perles», donné aux plus petits fragments (3), montrait qu'ils étaient si précieux aux yeux des chrétiens, qu'ils eussent donné tout au monde pour les soustraire à une profanation sacrilège.

L'écharpe richement brodée de perles, qui a déjà joué un grand rôle dans notre récit, était cette enveloppe extérieure dont la mère de Miriam entourait son trésor. Pour sa fille, c'était un précieux héritage, un objet sacré, dont elle continuait à se servir pour le même usage.

Un jour, de grand matin, Miriam s'agenouilla devant son coffret, et, après une fervente préparation, se disposait à l'ouvrir. A son grand désespoir, elle s'aperçut que déjà il avait été fracturé : son trésor n'y était plus ! Comme Marie Madeleine, elle pleura amèrement, parce qu'on avait enlevé son Seigneur, et qu'elle ignorait où on l'avait mis (4). Comme elle encore, «elle se pencha en pleurant et regarda» dans son coffret, où elle aperçut un papier qui avait échappé à ses regards, au milieu de son trouble.

On l'informait que ce qu'elle cherchait était sain et sauf entre les mains de son frère, à qui elle le pourrait racheter. Elle courut aussitôt à l'endroit où il se tenait enfermé avec l'homme au sombre visage dont la présence la faisait trembler ; elle se jeta à ses genoux, et le conjura de lui rendre ce qu'elle estimait plus que toute sa fortune. Orontius était sur le point de se laisser toucher par ses larmes et ses supplications ; mais Eurotas le terrifia en arrêtant sur lui un regard implacable, et dt à sa soeur :

«Miriam, nous vous prenons au mot. Nous voulons mettre à une épreuve décisive l'ardeur et la réalité de votre foi. Votre offre est-elle vraiment sincère ?

- J'abandonnerai tout ce que je possède pour sauver le Saint des saints de la profanation.

- Alors signez ce papier,» dit Eurotas avec un sourire sarcastique.

Elle prit la plume, et après avoir rapidement parcouru la pièce, la signa. C'était un abandon à Eurotas de tous ses biens. Orontius était furieux, lorsqu'il se vit joué par l'homme auquel il avait suggéré l'idée de tendre ce piège à sa soeur. I1 était trop tard : plus que jamais il retombait à la merci de ce maître impitoyable. On exigea ensuite de Miriam une renonciation à ses droits plus explicite, et selon les formalités de la loi romaine.

Pendant quelque temps elle fut traitée avec douceur ; puis on lui fit sentir indirectement qu'elle ferait bien de songer à s'éloigner ; car Orontius et son ami avaient l'intention de se rendre à Nicomédie, résidence de l'empereur. Elle demanda qu'on l'envoyât à Jérusalem, où elle pourrait être admise dans quelque communauté de saintes femmes. On l'embarqua donc, avec une somme d'argent tout à fait insuffisante, à bord d'un vaisseau dont le capitaine avait une fort mauvaise réputation. Mais elle portait autour du cou ce qu'elle mettait au-dessus de toutes les richesses. Saint Ambroise, parlant de son frère Satyrus, encore catéchumène, nous apprend que les chrétiens portaient ainsi la sainte Eucharistie autour du cou quand ils entreprenaient un voyage (5). Inutile d'ajouter que Miriam avait enveloppé son trésor dans le seul objet de valeur qu'elle tenait à emporter de la maison de son père.

Lorsque le vaisseau mit à la voile, au lieu de suivre la côte jusqu'à Joppé ou tout autre port, le capitaine prit la haute mer, comme s'il se dirigeait vers un rivage éloigné. Il n'était pas facile de connaître son but ; ses passagers, peu nombreux, s'alarmèrent, et il s'éleva une grande querelle. Une tempête soudaine termina ce débat ; le vaisseau, devenu le jouet des vents pendant plusieurs jours, alla enfin se briser sur les rochers d'une île voisine de Chypre. A l'exemple de Satyrus, Miriam attribua au précieux fardeau qu'elle portait la faveur d'avoir pu arriver saine et sauve sur le rivage. Elle se crut la seule survivante du naufrage ; du moins elle ne revit aucun de ses compagnons. Ceux qui survécurent racontèrent sans doute à Antioche qu'elle avait péri avec les autres passagers de l'équipage.

Elle fut recueillie par des hommes qui vivaient des dépouilles de la mer. Pauvre et abandonnée, elle fut vendue à un marchand d'esclaves, envoyée à Tarse sur le continent, et vendue de nouveau à une personne de haut rang qui la traita avec bonté.

Peu de temps après, Fabius donna à l'un de ses agents en Asie l'ordre de lui procurer à n'importe quel prix une esclave de manières distinguées et d'un caractère vertueux, si la chose était possible, pour le service de sa fille. C'est ainsi que Miriam, sous le nom de Syra, vint apporter le salut dans la demeure de Fabiola.


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(1) «Cum arcam suam, in qua Domini sanctum fuit, manibus indignis tentasset aperire, igne inde surgente deterrita est, ne auderet attingere.» Lorsque ses mains indignes tentèrent d'ouvrir son coffret, où était déposé le saint [corps] du Seigneur, une flamme s'en échappa subitement et l'empêcha d'y toucher... (De Lapsis.)

(2) Voyez Martène, De antiquis Ecclesiae ritibus.

(3) Il en est de même dans les liturgies orientales. Fortunat appelle la sainte Eucharistie : «Corporis Agni margaritum ingens». La perle inestimable du corps de l'Agneau. (III, XXV)

(4) Joan. XX, 2.

(5) De Morte Satyri.