Ténèbres plus épaisses
Dans la cour Sébastien trouva un petit groupe de
domestiques réunis autour du courrier, et recueillant les
détails de la mort de leur maître.
La lettre que Torquatus avait remise à Fabius avait eu
le résultat désiré ; elle le fit venir
à sa villa, où il passa quelques jours avec sa
fille avant de prendre le chemin de l'Asie. Il fut plus
affectueux que de coutume ; au moment du départ, le
père et la fille semblaient avoir le triste pressentiment
qu'ils ne devaient plus se revoir. Cependant Fabius reprit sa
gaieté ordinaire à Baia, où une joyeuse
compagnie de viveurs l'attendait avec impatience ; il se crut
obligé d'y séjourner pendant qu'on remplissait sa
galère des vins les plus exquis et des produits les plus
délicats de la Campanie, et s'abandonna avec excès
à tous ses goûts voluptueux. En sortant d'un bain
après un trop bon souper, il fut pris d'un frisson ; vingt-quatre heures après ce n'était plus qu'un
cadavre. Sa fille unique devenait héritière de
tous ses biens. Le courrier partit pendant qu'on s'occupait
à embaumer son corps, que sa galère devait ramener
à Ostie.
En entendant ce triste récit, Sébastien eut
presque du regret d'avoir parlé de la mort comme il
venait de le faire, et s'éloigna tristement de la
maison.
Dès le premier moment, Fabiola se plongea dans
l'abîme de la douleur la plus terrible jusqu'à en
perdre la raison. L'élasticité de la jeunesse et
la vigueur de son esprit l'aidèrent à sortir de
cet état ; mais l'horizon de la vie ne lui apparaissait
plus que comme une mer sombre, aux flots tumultueux, sur
laquelle elle était abandonnée sans
défense. Son malheur lui semblait infini et
irréparable ; elle fermait les yeux en frémissant,
et retombait dans l'insensibilité jusqu'au moment
où le réveil de l'esprit la ramenait brusquement
à la réalité de sa position. Plus d'une
fois elle sembla passer ainsi de la vie à une mort
apparente, tandis que ses serviteurs appliquaient tous les
remèdes que semblaient réclamer de si alarmantes
convulsions. A la fin elle se dressa sur sa couche, pâle,
les yeux secs, le regard fixe, repoussant tous ceux qui
s'empressaient à lui offrir leurs soins. Elle demeura
longtemps ainsi ; tout son corps semblait paralysé par la
stupeur : l'oeil était presque insensible à la
lumière ; on commençait à craindre pour sa
raison. Le médecin qu'on avait appelé
prononça distinctement et fortement ces paroles à
son oreille : «Fabiola, savez-vous que votre père
est mort ? » Elle fit un brusque mouvement, retomba en
arrière, et d'abondantes larmes dégagèrent
son cœur et sa tête. Elle parla de son père,
l'appela en sanglotant, et lui prodigua, au milieu de son
délire, les noms les plus tendres. Parfois elle le
croyait encore vivant, puis se souvenait tout à coup
qu'il était mort ; elle continua ainsi de gémir et
de pleurer, jusqu'au moment où le sommeil,
remplaçant les larmes, acheva de guérir son esprit
et son corps ébranlés.
Euphrosyne et Syra étaient seules à la veiller.
De temps en temps la première prodiguait à sa
maîtresse les banales consolations païennes : elle
disait quel bon maître avait été Fabius,
quel homme intègre, et quel tendre père pour sa
fille. Mais la chrétienne, silencieusement assise au
chevet de Fabiola, n'élevait la voix que pour prononcer
de douces et consolantes paroles, et la servait avec un
zèle délicat, que déjà la malade
savait apprécier. Que pouvait-elle faire de plus, sinon
prier ? Que pouvait-elle espérer, sinon que cette
tribulation serait peut-être la source d'une nouvelle
grâce ?
Peut-être un ange de lumière veillait-il
derrière les ténèbres qui enveloppaient
encore cette fière patricienne humiliée.
En diminuant, le chagrin fit place à de tristes
réflexions qui s'emparèrent de l'esprit de
Fabiola. Qu'était devenu son père ? Où
était-il allé ? Avait-il simplement quitté
la terre, ou était-il retombé dans le néant ? Sa vie avait-elle subi l'examen de Celui dont l'oeil
scrutateur discerne même les actes invisibles ? Avait-il
trouvé grâce devant ce juste Juge dont
Sébastien et Syra l'avaient entretenue ? Impossible ! Alors qu'était-il devenu ? Elle frémit à
cette pensée importune, qu'elle s'efforça de
chasser de son esprit.
Oh ! combien elle désirait qu'un rayon de lumière
inconnue vînt éclairer ce tombeau et lui en livrer
les secrets ! La poésie avait la prétention d'y
créer la lumière et même de le glorifier ; mais comme un génie impuissant elle se tenait à la
porte, la tête baissée et sa torche
renversée à ses pieds. La science y avait
pénétré, mais n'avait pas tardé
à en sortir, avec sa lampe éteinte par
l'impureté de l'air ; elle n'avait trouvé qu'un
charnier. La philosophie s'était contentée d'errer
alentour, de considérer la tombe avec effroi et de se
retirer ; après avoir balbutié quelques
explications, elle avait secoué la tête et
avoué que le problème n'était pas encore
résolu, ni le mystère dévoilé. Qui
donc enfin pourra détruire ces ténèbres qui
tiennent son esprit dans une si pénible perplexité ?
Pendant que ces sombres pensées occupent le cœur de
Fabiola, son esclave croit voir, dans une vision, des corps
brillants de lumière s'élever des tombeaux
où ils ont laissé leur grossière enveloppe
sans altérer leur nature. Spiritualisés, libres,
glorieux, ils abandonnent ces lieux de corruption. Un à
un elle les voit arriver de la terre et des mers ; ils quittent
les cimetières, les autels consacrés qui les
recouvraient, les endroits solitaires où la main du crime
les avait immolés, et les champs de bataille où
Israël combattait autrefois pour le Seigneur. Ils
s'élancent dans les airs comme de brillants
météores qui montent vers le ciel, et cette
armée innombrable, animée d'un souffle de vie
joyeuse et éternelle, repeuple la création.
Comment une pauvre esclave savait-elle cela ? Parce que Celui
qui surpasse en perfection et en grandeur les poètes, les
sages et les sophistes, a le premier donné l'exemple en
se soumettant à la puissance de la mort, qu'il a
bénie, comme il a béni le berceau et
sanctifié l'enfance ; il a transformé la mort en
une chose sainte, et sa demeure en un sanctuaire. Son corps,
enveloppé d'aromates, fut mis au tombeau pendant la nuit ; mais il en sortit comme une aurore resplendissante,
revêtu d'une chair incorruptible. Depuis, la tombe n'est
plus un objet d'horreur pour l'âme chrétienne ; mais elle est toujours ce que le Christ l'avait faite,
c'est-à-dire un sillon où doit germer la semence
de l'immortalité.
Il n'était pas encore temps de donner ces explications
à Fabiola ; elle se lamentait comme ceux qui n'ont point
d'espérance. Ses journées s'écoulaient en
de sombres méditations sur le mystère de la mort ; heureusement de nouvelles préoccupations vinrent
l'arracher à cet état. Le corps de Fabius arriva,
et ses funérailles furent un spectacle que Rome avait
rarement alors l'occasion de contempler. De solennelles
processions où l'on portait les images en cire des
ancêtres eurent lieu à la lueur des torches ; on
éleva un bûcher gigantesque formé de bois
aromatiques, embaumés des plus riches parfums de
l'Arabie. Quelques poignées de poussière, quelques
ossements calcinés, ce fut tout ce que la pauvre Fabiola
put recueillir : elle en remplit une urne d'albâtre qu'on
plaça dans une niche de la sépulture de famille,
avec une inscription rappelant le nom de celui auquel ils
avaient appartenu.
Calpurnius prononça
l'oraison funèbre. Selon l'usage de l'époque, il
établit un contraste entre les vertus de l'hospitalier et
laborieux citoyen qu'ils venaient de perdre, et la fausse
moralité de ces gens appelés chrétiens, qui
passent leurs journées en jeûnes et en
prières, font traîtreusement pénétrer
leurs dangereux principes dans toutes les familles patriciennes,
et enseignent la déloyauté et l'immoralité
à toutes les classes de la société. S'il
existait une vie future, ce que les philosophes discutent
encore, il ne doutait pas que Fabius, couché sur les
gazons fleuris de l'élysée, ne fût
occupé de s'enivrer de nectar. «Oh ! s'écriait en finissant ce vieil hypocrite bavard, qui
n'aurait pas donné une coupe de bon falerne pour une
amphore (1) pleine du divin
breuvage, oh ! puissent les dieux hâter le jour qui me
permettra à moi, son humble client, d'aller rejoindre
Fabius sous les ombrages de cet heureux séjour et d'y
partager ses sobres banquets ! » Ces nobles paroles
soulevèrent d'unanimes applaudissements.
A ces préoccupations vinrent s'en ajouter d'autres.
Fabiola se vit forcée d'appliquer sa vigoureuse
intelligence à examiner et à terminer les affaires
compliquées de son père. Que de fois n'eut-elle
pas à souffrir en croyant apercevoir des traces
d'injustice, de fraude, d'exactions, dans les actes de celui que
le monde avait applaudi comme le plus loyal et le plus
intègre des fermiers publics.
Quelques semaines après, Fabiola, en grand deuil, alla
visiter quelques amis ; la première personne qu'elle alla
voir fut sa cousine Agnès.
(1) Vase en terre
d'une assez grande capacité, et dans lequel on
conservait le vin à la cave. |