Puis on replia les tentes, et les deux cortèges, mêlés l'un à l'autre, s'ébranlèrent autour des deux rois. Déjà l'étoile étincelait dans l'azur doré du ciel occidental. A ce moment, du haut de sa tour, le roi blanc aperçut de loin un nouveau venu qui accourait seul du Midi et le signala au roi jaune. C'était un nègre, accroupi sur un chameau, les jambes nues, le corps à peine couvert de quelques lambeaux de fourrures, un maigre turban, de couleur douteuse, posé de travers sur le front, un roseau à la main. Le chameau, tout ravagé de misère, épuisé de fatigue et de jeûne, les genoux saignants, allongeait en chancelant ses longues jambes velues parmi les rocailles et les ronces du chemin. |
Le nègre poussait alors un cri aigu, un cri de joie ; il pressait une main contre son cœur, et, de l'autre, levant son turban, il saluait l'étoile rayonnante. |
- Je suis Balthazar, l'Empereur des hommes noirs, le prince de l'Afrique. Je viens d'un monde de désolation. Je vais où m'appelle l'étoile. J'apporte à l'Enfant divin qui repose dans la lumière de l'étoile le soupir de douleur de la race noire.
- Nous irons tous trois ensemble, mon frère, dit Melchior, et ce sera véritablement alors le pèlerinage du genre humain».
On mit le feu aux torches. Et, par les solitudes mornes et les sentiers des montagnes, le cortège reprit sa marche dans la direction de Jérusalem.
Jusqu'au jour, Balthazar conta, au son des fifres et des tambourins, les malheurs de son peuple, les déserts sans fin, stériles, où l'on ne trouve point une goutte d'eau ; l'ouragan enflammé ; le voyageur étouffé dans une colonne de sable brûlant ; les marais au bord desquels l'on respire la mort ; les forêts aux arbres gigantesques, toujours dans la nuit, dont l'homme ne peut plus sortir ; puis le fourmillement des serpents dont le regard seul fait mourir, les lions, les hyènes, les panthères ; le long de la mer, les requins ; dans les rivières et les lacs, les crocodiles ; puis, les famines, les moeurs féroces, les peuplades qui mangent l'homme, les exterminations, les villages anéantis par le fer et le feu, et les pirates, chasseurs d'esclaves, qui, sur toutes les côtes, jettent leurs filets aux enfants et aux jeunes filles. |
«Et tout cela n'est rien encore, disait le pauvre roi Balthazar. Nous avons l'habitude de la faim, de la soif, des bêtes méchantes et des massacres. Mais nous voudrions tant comprendre quelque chose à toutes ces souffrances, et nous ne pouvons pas. Là-bas, dans le monde noir, le vieillard n'en sait pas plus long que l'enfant tout petit. Toute notre vie se passe au fond d'un trou très sombre. Nos dieux ne nous donnent aucune lumière. Ce sont de petits dieux très faibles, qui ont peur et se cachent sous la pierre du foyer, souvent des lézards, des grillons ou des couleuvres ; nous sommes trop ignorants pour en trouver de meilleurs. J'ai fait venir les plus habiles sorciers. Ils charment les serpents, mais n'endorment pas les cœurs malheureux en leur soufflant l'espérance. Cependant l'un d'eux me dit un jour :
«Roi de l'Afrique, marche vers l'Asie. Quand tu seras parvenu au rivage d'une mer bleue comme le ciel, une étoile t'apparaîtra du côté du Nord. Poursuis ta route en allant toujours vers elle. Une nuit, elle s'arrêtera sur le toit d'un dieu nouveau-né. Tu adoreras ce petit et les plaies de ta race seront guéries».
Ce conte d'Emile Gebhart a été publié pour la première fois dans Au son des cloches (1898).
L'édition présente est celle de Ferroud (1919) et les illustrations sont de Serge de Solomko.