Dans le cheval de bois


Puisque vous le désirez, dit Ulysse au roi Alcinoüs, je vais vous raconter une autre histoire.

Nous assiégions Troie depuis dix ans et nous désespérions de la prendre, quand la chaste Pallas nous inspira un artifice. Nous construisîmes un grand cheval de bois et nous répandîmes le bruit que nous offrions ce cheval à Pallas pour qu'elle protégeât notre retour dans nos foyers.

Ce colosse était l'oeuvre de l'ingénieux Epéus. Il avait environ cinquante pieds de long et douze de large, et son ventre était élevé de vingt-cinq pieds au-dessus du sol. Il avait une grande bouche béante, pour que les hommes enfermés dans ses flancs pussent respirer et voir un peu. Et, pour qu'il fût plus beau, Epéus lui avait fait des dents d'argent et des yeux de pierres précieuses.

L'intérieur était commodément aménagé. Il y avait des banquettes pour s'asseoir et des crochets pour suspendre les armes et les vêtements. Une trappe était pratiquée dans le ventre du monstre ; et dans l'armature de ses côtes, artistement recourbées, se dissimulaient des trous par où l'on pouvait regarder ce qui se passait au dehors.

Le sort m'ayant désigné avec Ménélas, Thermandre, Sthénélus, Thoas, Acamas, Pyrrhus, Epéus et Machaon, nous nous engouffrons, par la trappe, dans le ventre du colosse. Nous emportions des couvertures, des outres de vin et une provision de pain et de viande salée.

En même temps l'armée des Grecs, après avoir brûlé ses tentes, monta sur les nefs, quitta le rivage troyen, et fut se cacher derrière l'île de Ténédos.

Seul, le cheval géant se dressait sur la plage déserte, sous le soleil ardent. Nous nous taisions, pleins d'angoisse car nous ne savions pas ce qu'il adviendrait de nous, ni si nous sortirions de notre creuse embuscade pour la victoire ou pour la mort.

Le temps, d'abord, nous sembla long :

- Si encore, dit Pyrrhus, nous pouvions jouer aux dés ! Mais il ne fait pas assez clair dans cette caverne pour compter les points.

La chaleur devenait insupportable :

- Buvons, dit Acamas, puisque nous avons du vin.

- Tu es fou, lui répondis-je ; nous avons besoin de toute notre tête.

Enfin, nous ouïmes un grand murmure confus. Par les trous de l'armature, nous vîmes les Troyens qui se répandaient joyeusement sur le rivage et qui venaient visiter le camp des Grecs. A la vue du cheval, ce furent des cris d'étonnement. Thyrnète, un de leurs chefs, conseilla aux Troyens d'introduire dans leurs murs ce merveilleux ouvrage dédié à Pallas. Mais Capys, plus prudent, voulait qu'on détruisit ce monstre suspect. Le prêtre Laocoon appuya cet avis, et même il lança contre le colosse un javelot qui traversa la paroi d'érable, et dont la pointe piqua l'épaule d'un de mes compagnons.

- Le maudit prêtre ! fis-je à mi-voix.

- Nous sommes perdus, dit Ménélas.

- Que fait donc Sinon ? dit Sthénélus. Est-ce qu'il nous trahirait ?

Et silencieusement chacun de nous tira du fourreau son épée ou serra sa lance dans son poing.

Mais, à ce moment, des cavaliers troyens ramenèrent un homme qu'ils venaient de surprendre caché dans des broussailles. C'était Sinon, notre compère. Il joua très bien son rôle. Il pleurait, se traînait sur les genoux, se déchirait le visage avec les ongles. Nous l'entendîmes raconter qu'il nous haïssait ; que nous l'avions désigné comme victime expiatoire, afin d'obtenir des dieux un heureux retour, mais qu'il avait pu nous échapper ; que, d'autre part, Pallas étant irritée contre nous à cause de l'enlèvement du Palladium, nous lui avions offert, pour l'apaiser, cette ingénieuse effigie d'un cheval géant. «Chers Troyens, ajouta-t-il, si vous profanez ce don fait à Pallas, les plus grands malheurs vous attendent ; mais si le colosse était introduit dans votre ville, l'Asie entière se lèverait avec vous contre la Grèce. Ainsi a déclaré l'oracle d'Apollon».

Les Troyens hésitaient encore. Nous observions, par les petites lucarnes, les mouvements incertains de la foule, et je songeais : «Jamais cela ne prendra ! C'est vraiment trop gros». Et je me souvenais de Pénélope assise à son rouet et de mon petit Télémaque jouant dans la cour de ma maison, et je me préparais à mourir.

Laocoon, cependant, ne cessait de crier aux Troyens : «Peuple, on te trompe ! » et, du fond de notre prison, nous accablions ce bavard de malédictions muettes.

Mais voilà que deux serpents, venus de Ténédos, déroulent leurs anneaux sur la mer et, de front, s'avancent vers le rivage. Ils dressent une crête sanglante ; leur croupe se recourbe en replis tortueux, et dans leur gueule vibre un triple dard. Tout fuit devant eux. Ils vont droit à Laocoon, étreignent d'une double ceinture ses jambes, ses bras, son torse et son cou, et le dominent encore de leur tête sifflante. Il veut, avec ses mains, écarter leurs noeuds et hurle désespérément vers le ciel. Mais bientôt il se tait... Et, tranquilles, les deux serpents, côte à côte, regagnent la mer.

- Parfait ! dit auprès de moi Machaon. Le prêtre ne l'a pas volé !

- Boirons-nous ? dit Acamas.

- Pas encore, répondis-je.

Mais les Troyens n'hésitent plus. Ils crient que Laocoon a été puni pour avoir lancé un javelot contre le cheval sacré, et qu'il faut conduire le colosse dans la citadelle où sont gardées les images des dieux, et apaiser par des prières la rancune de Pallas.

- Ça y est ! me dit Thermandre.

Et je réponds :

- Les dieux rendent fous ceux qu'ils veulent perdre.

Les Troyens, en effet, préparent leur ruine avec une surprenante activité. Les uns abattent un pan de leurs murailles pour livrer passage au cheval. D'autres attachent des câbles à son cou. Des charpentiers et des forgerons soulèvent, par le moyen de leviers, les quatre pieds du monstre, et adaptent à chaque pied un essieu qui traverse une roue mobile en cœur de chêne.

Tout cela ne se fait point sans déranger notre équilibre, et c'est pourquoi je dis tout bas à mes compagnons :

- Enveloppons nos armes dans des couvertures, de peur que le cliquetis du fer ne nous trahisse.

La foule tire sur les câbles. La machine s'ébranle et roule. Des enfants et des vierges l'escortent avec des danses et des chansons.

- Tout va bien, dit Acamas. Buvons !

- A la santé des belles filles de Troie, ajoute le jeune Pyrrhus.

Je permis d'ouvrir une des outres ; et nous nous la passâmes de main en main. Mais Acamas y puisa plus abondamment que mes autres compagnons, car il aimait le vin avec excès et ne savait pas commander à son désir.

Cependant nous roulions vers la ville, secoués parfois de si forts cahots que nous étions jetés les uns contre les autres. Mais nous nous relevions en contenant nos rires.

Le cheval franchit l'enceinte. Les Troyens l'installèrent dans la citadelle, devant le temple de Pallas, et nous firent enfin le plaisir de nous quitter. Ils s'en allèrent dans la ville, pour célébrer par des fêtes et des repas l'entrée du cheval, ne se doutant point qu'ils célébraient ainsi leur propre mort. La nuit tombait. Il faisait noir dans notre caverne aérienne. Mais nous nous réjouissions en songeant qu'à cette heure même les Grecs quittaient Ténédos et, sur leurs vaisseaux, gagnaient le rivage de Troie.

La solitude était complète autour de nous. Mais les bruits de la ville nous arrivaient toujours, et nous n'osions encore sortir de notre retraite.

Nous dînâmes à tâtons. Acamas profita sans doute de l'obscurité pour boire outre mesure, car, tout à coup, il se mit à parler bruyamment, puis entonna à tue-tête des refrains bachiques.

Nous tremblions tous que quelque Troyen, errant dans les environs, n'entendît ces éclats de voix et ne courût annoncer à ses compatriotes que l'on chantait dans le ventre du cheval. Mais il était impossible de faire taire Acamas par persuasion, et il n'était pas facile, dans cette nuit opaque, de le réduire par la violence. Un démon indomptable agitait cet ivrogne. Guidé par le bruit qu'il faisait, j'essayais de le saisir au passage ; mais, quand je croyais le tenir, je m'apercevais que ce n'était pas lui. Furieux de nos reproches et de nos menaces, il avait tiré son épée et frappait au hasard. Nous en fûmes avertis, non par nos yeux, mais par la douleur que sentirent soudain plusieurs de mes compagnons, atteints par ces coups aveugles. Quelques-uns des blessés ne purent retenir leurs cris. Et l'ivrogne continuait de hurler ses chansons. Nous nous heurtions dans la nuit ; et quand, parmi ce désordre et cette épouvante, mes mains touchaient des visages ou des bras, elles se mouillaient d'un sang que je ne voyais point. Nous étions perdus ; il nous semblait ouïr au dehors des pas qui se rapprochaient...

Mais un dieu m'inspira un artifice salutaire. Je reculai vers l'une des extrémités de notre prison et j'appuyai mon dos contre la paroi ; j'appelai par leur nom chacun de mes compagnons, Acamas excepté ; et, quand je fus assuré qu'ils étaient tous à côté de moi et que l'ivrogne était séparé de notre groupe, je rampai sur le plancher, jusqu'à ce que j'eusse rencontré les jambes d'Acamas. Alors il eut beau se débattre, mes mains remontèrent rapidement le long de son corps jusqu'à sa gorge, que je serrai de toutes mes forces. Il s'abattit tout d'une pièce ; ses pieds remuèrent encore un peu, mais pas longtemps.

Sans doute quelque dieu jaloux fut apaisé par la mort d'Acamas, car dès lors tout nous réussit.

Nous n'entendions plus qu'un grand silence. Les Troyens étaient couchés. Par les étroites lucarnes, nous regardons vers la rive : une torche brille sur la proue d'un vaisseau. C'est le signal ; quelle joie ! La trappe levée, nous descendons à l'aide d'une corde ; nous envahissons la ville ensevelie dans le sommeil et le vin ; nous égorgeons les sentinelles et nous ouvrons les portes à l'armée des Grecs.