XIV |
Quand Ra'hel s'éveilla, elle fut surprise de ne pas
trouver Tahoser à côté d'elle, et promena
ses regards autour de la chambre, croyant que l'Egyptienne
s'était déjà levée. Accroupie
dans un coin, Thamar, les bras croisés sur les genoux,
la tête posée sur ses bras, oreiller osseux,
dormait ou plutôt faisait semblant de dormir : car,
à travers les mèches grises de sa chevelure en
désordre qui ruisselaient jusqu'à terre, on
eût pu entrevoir ses prunelles fauves comme celles d'un
hibou, phosphorescentes de joie maligne et de
méchanceté satisfaite.
«Thamar, s'écria Ra'hel, qu'est devenue Tahoser ? »
La vieille, comme si elle se fût éveillée
en sursaut à la voix de sa maîtresse,
déplia lentement ses membres d'araignée, se
dressa sur ses pieds, frotta à plusieurs reprises ses
paupières bistrées avec le dos de sa main jaune
plus sèche que celle d'une momie, et dit d'un air
d'étonnement très bien joué :
«Est-ce qu'elle n'est plus là ?
- Non, répondit Ra'hel, et, si je ne voyais encore sa
place creusée sur le lit à côté de
la mienne, et pendue à cette cheville la robe qu'elle
a quittée, je croirais que les bizarres
événements de cette nuit n'étaient que
les illusions d'un rêve».
Quoiqu'elle sût parfaitement à quoi s'en tenir
sur la disparition de Tahoser, Thamar souleva un bout de
draperie tendu à l'angle de la chambre, comme si
l'Egyptienne eût pu se cacher derrière ; elle
ouvrit la porte de la cabane, et, debout sur le seuil,
explora minutieusement du regard les environs, puis, se
retournant vers l'intérieur, elle fit à sa
maîtresse un signe négatif.
«C'est étrange», dit Ra'hel
pensive. |
- Assurément, répondit Thamar : est-il
vraisemblable que la fille du grand prêtre
Pétamounoph se soit éprise de Poëri, et
l'ait préféré à Pharaon, qu'on
prétend amoureux d'elle ? »
Ra'hel, qui ne mettait personne au monde au-dessus de
Poëri, ne trouvait pas la chose si
invraisemblable.
«Si elle l'aimait autant qu'elle le disait, pourquoi
s'est-elle sauvée lorsque, avec ton consentement, il
l'admettait comme seconde épouse ? C'est la condition
de renoncer aux faux dieux et d'adorer Jéhovah, qui a
mis en fuite ce diable déguisé.
- En tout cas, dit Ra'hel, ce démon avait la voix bien
douce et les yeux bien tendres».
Au fond Ra'hel n'était peut-être pas très
mécontente de la disparition de Tahoser. Elle gardait
tout entier le cœur dont elle avait bien voulu céder
la moitié, et la gloire du sacrifice lui
restait.
Sous prétexte d'aller aux provisions, Thamar sortit et
se dirigea vers le palais du roi, dont sa cupidité
n'avait pas oublié la promesse ; elle s'était
munie d'un grand sac de toile grise pour le remplir
d'or.
Quand elle se présenta à la porte du palais,
les soldats ne la battirent plus comme la première
fois ; elle avait déjà du crédit, et
1'oëris de garde la fit entrer tout de suite. Timopht la
conduisit au Pharaon.
Lorsqu'il aperçut l'immonde vieille qui rampait vers
son trône comme un insecte à moitié
écrasé, le roi se souvint de sa promesse et
donna ordre qu'on ouvrît une des chambres de granit
à la Juive, et qu'on l'y laissât prendre autant
d'or qu'elle en pourrait porter.
Timopht, en qui Pharaon avait confiance et qui connaissait le
secret de la serrure, ouvrit la porte de pierre.
L'immense tas d'or étincela sous un rayon de soleil ; mais l'éclair du métal ne fut pas plus brillant
que le regard de la vieille ; ses prunelles jaunirent et
scintillèrent étrangement. Après
quelques minutes de contemplation éblouie, elle releva
les manches de sa tunique rapiécée, mit
à nu ses bras secs dont les muscles saillaient comme
des cordes, et que plissaient à la saignée
d'innombrables rides ; puis elle ouvrit et referma ses doigts
recourbés, pareils à des serres de griffon, et
se lança sur l'amas de sicles d'or avec une
avidité farouche et bestiale.
Elle se plongeait dans les lingots jusqu'aux épaules,
les brassait, les agitait, les roulait, les faisait sauter ; ses lèvres tremblaient, ses narines se dilataient, et
sur son échine convulsive couraient des frissons
nerveux. Enivrée, folle, secouée de
trépidations et de rires spasmodiques, elle jetait des
poignées d'or dans son sac en disant : «Encore ! encore ! encore ! » tant qu'il fut bientôt plein
jusqu'à l'ouverture. Timopht, que le spectacle
amusait, la laissait faire, n'imaginant pas que ce spectre
décharné pût remuer ce poids
énorme ; mais Thamar lia d'une corde le sommet de son
sac et, à la grande surprise de l'Egyptien, le chargea
sur son dos. L'avarice prêtait à cette carcasse
délabrée des forces inconnues : tous les
muscles, tous les nerfs, toutes les fibres des bras, du cou,
des épaules, tendus à rompre, soutenaient une
masse de métal qui eût fait plier le plus
robuste porteur de la race Nahasi ; le front penché
comme celui d'un bœuf quand le soc de la charrue a
rencontré une pierre, Thamar, dont les jambes
titubaient, sortit du palais, se heurtant aux murs, marchant
presque à quatre pattes, car souvent elle envoyait ses
mains à terre pour ne pas être
écrasée sous le poids ; mais enfin elle sortit,
et la charge d'or lui appartenait légitimement.
Haletante, épuisée, couverte de sueur, le
dos meurtri, les doigts coupés, elle s'assit à
la porte du palais sur son bienheureux sac, et jamais
siège ne lui parut plus moelleux.
Au bout de quelque temps elle aperçut deux
Israélites qui passaient avec une civière,
revenant de porter quelque fardeau ; elle les appela, et, en
leur promettant une bonne récompense, elle les
détermina à se charger du sac et à la
suivre.
Les deux Israélites, que Thamar
précédait, s'engagèrent dans les rues de
Thèbes, arrivèrent aux terrains vagues,
mamelonnés de cahutes en boue, et
déposèrent le sac dans l'une d'elles. Thamar
leur donna, quoique en rechignant, la récompense
promise.
Cependant Tahoser avait été installée
dans un appartement splendide, un appartement royal, aussi
beau que celui de Pharaon. D'élégantes colonnes
à chapiteaux de lotus soutenaient le plafond
étoilé, qu'encadrait une corniche à
palmettes bleues peintes sur un vernis d'or ; des panneaux
lilas tendre, avec des filets verts terminés par des
boutons de fleurs, dessinaient leurs symétries sur les
murailles. Une fine natte recouvrait les dalles ; des
canapés incrustés de plaquettes de métal
alternant avec des émaux, et garnis d'étoffes
à fond noir semé de cercles rouges ; des
fauteuils à pieds de lion, dont le coussin
débordait sur le dossier ; des escabeaux formés
de cols de cygne enlacés, des piles de carreaux en
cuir pourpre et gonflés de barbe de chardon, des
sièges où l'on pouvait s'asseoir deux, des
tables de bois précieux que soutenaient des statues de
captifs asiatiques, composaient l'ameublement.
Sur des socles richement sculptés posaient de grands
vases et de larges cratères d'or, d'un prix
inestimable, dont le travail l'emportait sur la
matière. L'un d'eux, effilé à la base,
était soutenu par deux têtes de chevaux
s'encapuchonnant sous leur harnais à frange. Deux
tiges de lotus retombant avec grâce par-dessus deux
rosaces formaient les anses : des ibex hérissaient le
couvercle de leurs oreilles et de leurs cornes, et sur la
panse couraient, parmi des hampes de papyrus, des gazelles
poursuivies.
Un autre, non moins curieux, avait pour couvercle une
tête monstrueuse de Typhon, coiffée de palmes et
grimaçant entre deux vipères ; ses flancs
étaient ornés de feuilles et de zones
denticulées.
L'un des cratères, qu'élevaient en l'air deux
personnages mitrés, vêtus de robes à
larges bordures, qui d'une main soutenaient l'anse, et, de
l'autre, le pied, étonnait par sa dimension
énorme, par la valeur et le fini de ses
ornements.
L'autre, plus simple et plus pur de forme peut-être,
s'évasait gracieusement, et des chacals, posant leurs
pattes sur son bord comme pour y boire, lui dessinaient des
anses avec leur corps svelte et souple.
Des miroirs de métal entourés de figures
difformes, comme pour donner à la beauté qui
s'y regardait le plaisir du contraste, des coffres en bois de
cèdre ou de sycomore ornementés et peints, des
coffrets en terre émaillée, des buires
d'albâtre, d'onyx et de verre, des boîtes
d'aromates, témoignaient de la magnificence de Pharaon
à l'endroit de Tahoser.
Avec les choses précieuses que contenait cette
chambre, on eût pu payer la rançon d'un
royaume.
Assise sur un siège d'ivoire, Tahoser regardait les
étoffes et les bijoux que lui montraient de jeunes
filles nues éparpillant les richesses contenues dans
les coffres.
Tahoser sortait du bain, et les huiles aromatiques
dont on l'avait frottée assouplissaient encore
la pulpe moelleuse et fine de sa peau. Sa chair prenait
des transparences d'agate et la lumière semblait
la traverser ; elle était d'une beauté
surhumaine, et, quand elle fixa sur le métal
bruni du miroir ses yeux avivés d'antimoine,
elle ne put s'empêcher de sourire à son
image. |
Timopht, mettant une main à terre et l'autre sur sa
tête, pénétra dans la chambre :
«Roi, dit-il, un personnage mystérieux demande
à te parler. Sa barbe immense descend jusqu'à
son ventre ; des cornes luisantes bossellent son front
dénudé, et ses yeux brillent comme des flammes.
Une puissance inconnue le précède, car tous les
gardes s'écartent et toutes les portes s'ouvrent
devant lui. Ce qu'il dit, il faut le faire, et je suis venu
à toi au milieu de tes plaisirs, dût la mort
punir mon audace.
- Comment s'appelle-t-il ? » dit le roi. Timopht
répondit : «Mosché».