XV |
Le roi passa dans une autre salle pour recevoir
Mosché, et s'assit sur un trône dont les
bras étaient formés par des lions ; il
entoura son cou d'un large pectoral, saisit son sceptre
et prit une pose de superbe indifférence. |
Sans se laisser intimider par les paroles du roi, le grand
vieillard répéta avec netteté, car
l'ancien bégayement dont il était
affligé avait disparu :
«Le Dieu des Hébreux s'est manifesté
à nous. Nous voulons donc aller à une distance
de trois jours dans le désert et y sacrifier à
l'Eternel, notre Dieu, de peur qu'il ne nous frappe de la
peste ou du glaive».
Aharon confirma par un signe de tête la demande de
Mosché.
«Pourquoi détournez-vous le peuple de ses
occupations ? répondit le Pharaon. Allez à vos
travaux. Heureusement pour vous que je suis aujourd'hui
d'humeur clémente, car j'aurais pu vous faire battre
de verges, couper le nez et les oreilles, jeter tout vifs aux
crocodiles. Sachez, je veux bien vous le dire, qu'il n'y a
d'autre dieu qu'Ammon-Ra, l'être suprême et
primordial, à la fois mâle et femelle, son
propre père et sa propre mère, dont il est
aussi le mari ; de lui découlent tous les autres dieux
qui relient le ciel à la terre, et ne sont que des
formes de ces deux principes constituants ; les sages le
connaissent, et les prêtres qui ont longtemps
étudié les mystères dans les
collèges et au fond des temples consacrés
à ses représentations diverses.
N'alléguez donc pas un autre dieu de votre invention
pour émouvoir les Hébreux à la
révolte et les empêcher d'accomplir la
tâche imposée. Votre prétexte de
sacrifice est transparent : vous voulez fuir ; retirez-vous
de devant ma face et continuez à mouler l'argile pour
mes édifices royaux et sacerdotaux, pour mes
pyramides, mes palais et mes murailles. Allez ; j'ai
dit».
Mosché, voyant qu'il ne pouvait émouvoir le
cœur du Pharaon, et que, s'il insistait, il exciterait sa
colère, se retira en silence, suivi d'Aharon
consterné.
«J'ai obéi aux ordres de l'Eternel, dit
Mosché à son compagnon lorsqu'il eut franchi le
pylône : mais Pharaon et resté insensible comme
si j'eusse parlé à ces hommes de granit assis
sur des trônes à la porte des palais, ou
à ces idoles à tête de chien, de singe ou
d'épervier, qu'encensent les prêtres au fond des
sanctuaires. Qu'allons-nous répondre au peuple quand
il nous interrogera sur le succès de notre mission ? »
Pharaon, craignant que les Hébreux n'eussent
l'idée de secouer le joug d'après les
suggestions de Mosché, les fit travailler plus
rudement encore et leur refusa la paille pour mêler
à leurs briques. Aussi les enfants d'Israël se
répandirent-ils par toute l'Egypte, arrachant le
chaume et maudissant les exacteurs, car ils se trouvaient
très malheureux et ils disaient que les conseils de
Mosché avaient redoublé leur
misère.
Un jour Mosché et Aharon reparurent au palais et
sommèrent encore une fois le roi de laisser partir
Hébreux, pour aller sacrifier à l'Eternel, dans
le désert.
«Qui me prouve, répondit Pharaon, que vraiment
l'Eternel vous envoie vers moi pour me dire ces choses et que
vous n'êtes pas, comme je l'imagine, de vils imposteurs ? »
Aharon jeta son bâton devant le roi, et le bois
commença à se tordre, à onduler,
à se couvrir d'écailles, à remuer la
tête et la queue, à se dresser et à
pousser des sifflements horribles. Le bâton
s'était changé en serpent. Il faisait bruire
ses anneaux sur les dalles, gonflait sa gorge, dardait sa
langue fourchue, et, roulant ses yeux rouges, semblait
choisir la victime qu'il devait piquer.
Les oëris et les serviteurs rangés autour du
trône restaient immobiles et muets d'effroi à la
vue de ce prodige. Les plus braves avaient tiré
à demi leur épée.
Mais Pharaon ne s'en émut aucunement ; un sourire
dédaigneux voltigea sur ses lèvres, et il dit
:
«Voilà ce que vous savez faire. Le miracle et
mince et le prestige grossier. Qu'on fasse venir mes sages,
mes magiciens et mes hiéroglyphites».
Ils arrivèrent ; c'étaient des personnages d'un
aspect formidable et mystérieux, la tête
rasée, chaussés de souliers de byblos,
vêtus de longues robes de lin, tenant en main des
bâtons gravés d'hiéroglyphes : ils
étaient jaunes et desséchés comme des
momies, à force de veilles, d'études et
d'austérités ; les fatigues des initiations
successives se lisaient sur leurs visages, où les yeux
seuls semblaient vivants.
Ils se rangèrent en ligne devant le trône de
Pharaon, sans faire même attention au serpent qui
frétillait, rampait et sifflait.
«Pouvez-vous, dit le roi, changer vos cannes en
reptiles comme vient de le faire Aharon ?
- O roi! est-ce pour ce jeu d'enfant, dit le plus ancien de
la bande, que tu nous as fait venir du fond des chambres
secrètes, où, sous des plafonds
constellés, à la lueur des lampes, nous
rêvons, penchés sur des papyrus
indéchiffrables, agenouillés devant des
stèles hiéroglyphiques aux sens
mystérieux et profonds, crochetant les secrets de la
nature, calculant la force des nombres, portant notre main
tremblante au bord du voile de la grande Isis ? Laisse-nous
retourner, car la vie est courte, et à peine le sage
a-t-il le temps de jeter à l'autre le mot qu'il a
saisi ; laisse-nous retourner à nos travaux ; le
premier jongleur, le psylle qui joue son air de flûte
sur les places, suffit à te contenter.
- Ennana, fais ce que je désire», dit Pharaon au
chef des hiéroglyphites et des magiciens.
Le vieil Ennana se retourna vers le collège des sages
qui se tenaient debout, immobiles, et l'esprit
déjà replongé dans l'abîme des
méditations.
«Jetez vos cannes à terre en prononçant
tout bas le mot magique».
Les bâtons avec un bruit sec tombèrent ensemble
sur les dalles, et les sages reprirent leur pose
perpendiculaire, semblables aux statues adossées aux
piliers des temples ; ils ne daignaient même pas
regarder à leurs pieds si le prodige s'accomplissait,
tellement ils étaient sûrs de la puissance de
leur formule.
Et alors ce fut un étrange et horrible spectacle : les
cannes se tordirent comme des branches de bois vert sur le
feu ; leurs extrémités s'aplatirent en
têtes, s'effilèrent en queues ; les unes
restèrent lisses, les autres
s'écaillèrent selon l'espèce du serpent.
Cela grouillait, cela rampait, cela sifflait, cela
s'enlaçait et se nouait hideusement. Il y avait des
vipères portant la marque d'un fer de lance sur leur
front écrasé, des cérastes aux
protubérances menaçantes, des hydres
verdâtres et visqueuses, des aspics aux crochets
mobiles, des trigonocéphales jaunes, des orvets ou
serpents de verre, des crotales au museau court, à la
robe noirâtre, faisant sonner les osselets de leur
queue ; des amphisbènes marchant en avant et en
arrière; des boas ouvrant leur large gueule capable
d'engloutir le bœuf Apis ; des serpents aux yeux
entourés de disques comme ceux des hiboux : le
pavé de la salle en était couvert.
Tahoser, qui partageait le trône du Pharaon, levait ses
beaux pieds nus et les ramenait sous elle, toute pâle
d'épouvante.
«Eh bien, dit Pharaon à Mosché, tu vois
que la science de mes hiéroglyphites égale ou
surpasse la tienne : leurs bâtons ont produit des
serpents comme celui d'Aharon. Invente un autre prodige, si
tu veux me convaincre».
Mosché étendit la main, et le serpent d'Aharon
se précipita vers les vingt-quatre reptiles. La lutte
ne fut pas longue ; il eut bientôt englouti les
affreuses bêtes, créations réelles ou
apparentes des sages d'Egypte ; puis il reprit sa forme de
bâton.
Ce résultat parut étonner Ennana. Il pencha la
tête, réfléchit et dit comme un homme qui
se ravise :
«Je trouverai le mot et le signe. J'ai mal
interprété le quatrième
hiéroglyphe de la cinquième ligne
perpendiculaire où se trouve la conjuration des
serpents... O roi ! ... as-tu encore besoin de nous ? dit tout
haut le chef des hiéroglyphites. Il me tarde de
reprendre la lecture d'Hermès Trismégiste, qui
contient bien d'autres secrets que ces tours de
passe-passe».
Pharaon fit signe au vieillard qu'il pouvait se retirer, et
le cortège silencieux rentra dans les profondeurs du
palais.
Le roi revint au gynécée avec Tahoser. La fille
du prêtre, effrayée et toute tremblante encore
de ces prodiges, s'agenouilla devant lui et lui dit :
«O Pharaon, ne crains-tu pas d'irriter par ta
résistance ce dieu inconnu auquel les
Israélites veulent aller sacrifier dans le
désert, à trois jours de distance ? Laisse
partir Mosché et ses Hébreux pour accomplir
leurs rites, car peut-être l'Eternel, comme ils le
nomment, éprouvera la terre d'Egypte et nous fera
mourir.
- Quoi ! cette jonglerie de reptiles t'épouvante ! répondit Pharaon ; ne vois-tu pas que mes sages ont
produit des serpents avec leurs bâtons ?
- Oui, mais celui d'Aharon les a dévorés, et
c'est un mauvais présage.
- Qu'importe ? ne suis-je pas le favori de Phré, le
préféré d'Ammon-Ra ? n'ai-je pas sous
mes sandales l'effigie des peuples vaincus ? D'un souffle je
balayerai, quand je voudrai, toute cette engeance
hébraïque, et nous verrons si leur Dieu saura les
protéger !
- Prends garde, Pharaon, dit Tahoser, qui se souvenait des
paroles de Poëri sur la puissance de Jéhovah ; ne
laisse pas l'orgueil endurcir ton cœur. Ce Mosché et
cet Aharon m'épouvantent ; pour qu'ils affrontent ton
courroux, il faut qu'ils soient soutenus par un dieu bien
terrible !
- Si leur Dieu avait tant de puissance, dit Pharaon
répondant à la crainte exprimée par
Tahoser, les laisserait-il ainsi captifs, humiliés et
pliant comme des bêtes de somme sous les plus durs
travaux ? Oublions donc ces vains prodiges et vivons en paix.
Pense plutôt à l'amour que j'ai pour toi, et
songe que Pharaon a plus de pouvoir que l'Eternel,
chimérique divinité des Hébreux.
- Oui, tu es le conculcateur des peuples, le dominateur des
trônes, et les hommes sont devant toi comme les grains
de sable que soulève le vent du sud ; je le sais,
répliqua Tahoser.
- Et pourtant je ne puis me faire aimer de toi, dit Pharaon
en souriant.
- L'ibex a peur du lion, la colombe redoute
l'épervier, la prunelle craint le soleil, et je ne te
vois encore qu'à travers les terreurs et les
éblouissements ; la faiblesse humaine et longue
à se familiariser avec la majesté royale. Un
dieu effraye toujours une mortelle.
- Tu m'inspires le regret, Tahoser, de n'être pas le
premier venu, un oëris, un monarque, un prêtre, un
agriculteur, ou moins encore. Mais, puisque je ne saurais
faire du roi un homme, je peux faire de la femme une reine et
nouer la vipère d'or à ton front charmant. La
reine n'aura plus peur du roi.
- Même lorsque tu me fais asseoir près de toi,
sur ton trône, ma pensée reste
agenouillée à tes pieds. Mais tu es si bon,
malgré ta beauté surhumaine, ton pouvoir sans
borne et ton éclat fulgurant, que peut-être mon
cœur s'enhardira et osera battre sur le tien».
C'est ainsi que devisaient Pharaon et Tahoser ; la fille du
prêtre ne pouvait oublier Poëri, et cherchait
à gagner du temps en flattant de quelque espoir la
passion du roi. S'échapper du palais, aller retrouver
le jeune Hébreu, était chose impossible.
Poëri, d'ailleurs, acceptait son amour plutôt
qu'il ne le partageait. Ra'hel, malgré sa
générosité, était une dangereuse
rivale, et puis la tendresse de Pharaon touchait la fille du
prêtre ; elle eût désiré l'aimer,
et peut-être en était-elle moins loin qu'elle ne
le croyait.