V |
Sur la rive gauche du Nil s'étendait la villa de
Poëri, le jeune homme qui avait tant troublé
Tahoser, lorsque, en allant voir la rentrée triomphale
du Pharaon, elle était passée dans son char,
traîné par des bœufs, sous le balcon où
s'appuyait indolemment le beau rêveur.
C'était une exploitation considérable, tenant
de la ferme et de la maison de plaisance, et qui occupait,
entre les bords du fleuve et les premières croupes de
la chaîne libyque, une vaste étendue de terrain
que recouvrait, à l'époque de l'inondation,
l'eau rougeâtre chargée du limon
fécondant, et dont, pendant le reste de
l'année, des dérivations habilement
pratiquées entretenaient la fraîclieur.
Une enceinte de murs en pierre calcaire tirée des
montagnes voisines enfermait le jardin, les greniers, le
cellier et la maison ; ces murs, légèrement
inclinés en talus, étaient surmontés
d'un acrotère à pointes de métal capable
d'arrêter quiconque eût essayé de les
franchir. Trois portes, dont les valves s'accrochaient
à de massifs piliers décorés chacun
d'une gigantesque fleur de lotus plantée au sommet de
son chapiteau, coupaient la muraille sur trois de ses pans ; à la place de la quatrième porte
s'élevait le pavillon, regardant le jardin par une de
ses façades, et la route par l'autre.
Ce pavillon ne ressemblait en aucune manière aux
maisons de Thèbes : l'architecte qui l'avait
bâti n'avait pas cherché la forte assiette, les
grandes lignes monumentales, les riches matériaux des
constructions urbaines, mais bien une élégance
légère, une simplicité fraîche,
une grâce champêtre en harmonie avec la verdure
et le repos de la campagne.
Les assises inférieures, que le Nil pouvait atteindre
dans ses hautes crues, étaient en grès, et le
reste en bois de sycomore. De longues colonnes
évidées, d'une extrême sveltesse,
pareilles aux hampes qui portent des étendards devant
les palais du roi, partaient du sol et filaient d'un seul jet
jusqu'à la corniche à palmettes, évasant
sous un petit cube leurs chapiteaux en calice de lotus.
L'étage unique élevé au-dessus du
rez-de-chaussée n'atteignait pas les moulures bordant
le toit en terrasse, et laissait ainsi un étage vide
entre son plafond et la couverture horizontale de la villa.
De courtes colonnettes à chapiteaux fleuris,
séparées de quatre en quatre par les longues
colonnes, formaient une galerie à claire-voie autour
de cette espèce d'appartement aérien ouvert
à toutes les brises.
Des fenêtres plus larges à la base qu'au sommet
de leur ouverture, suivant le style égyptien, et se
fermant avec de doubles vantaux, donnaient du jour au premier
étage. Le rez-de-chaussée était
éclairé par des fenêtres plus
étroites et plus rapprochées.
Au-dessus de la porte, décorée de deux moulures
d'une forte saillie, se voyait une croix plantée dans
un cœur et encadrée par un parallélogramme
tronqué à sa partie inférieure pour
laisser passer ce signe de favorable augure dont le sens,
comme chacun sait, est la bonne maison.
Toute cette construction était peinte de couleurs
tendres et riantes ; les lotus des chapiteaux
s'échappaient alternativement bleus et rosés de
leurs capsules vertes ; les palmettes des corniches
colorées d'un vernis d'or s'inscrivaient sur un fond
d'azur ; les parois blanches des façades faisaient
valoir les encadrements peints des fenêtres, et des
filets de rouge et de vert-prasin dessinaient des panneaux ou
simulaient des joints de pierre.
En dehors du mur d'enceinte, qu'affleurait le pavillon, se
dressait une rangée d'arbres taillés en pointe
et formant un rideau pour arrêter le vent poudreux du
sud, toujours chargé des ardeurs du
désert.
Devant le pavillon verdoyait une immense plantation de vignes ; des colonnes de pierre aux chapiteaux de lotus,
symétriquement distancées, dessinaient dans le
vignoble des allées qui se coupaient à angle
droit ; les ceps jetaient de l'une à l'autre leurs
guirlandes de pampres, et formaient une suite d'arceaux en
feuillage sous lesquels on pouvait se promener la tête
haute. La terre, ratissée avec soin et ramenée
en monticule au pied de chaque plant, faisait ressortir par
sa couleur brune le vert gai des feuilles, où jouaient
des oiseaux et des rayons.
De chaque côté du pavillon, deux bassins oblongs
laissaient flotter sur leurs miroirs transparents des fleurs
et des oiseaux aquatiques. Aux angles de ces bassins, quatre
grands palmiers déployaient comme une ombrelle,
à l'extrémité de leur tronc
sculpté en écailles, leur verte auréole
de feuilles. Des compartiments, régulièrement
tracés par des sentiers étroits, divisaient le
jardin autour du vignoble, marquant la place à chaque
culture. Dans une sorte d'allée de ceinture qui
permettait de faire le tour de l'enclos, les palmiers doums
alternaient avec les sycomores ; des carrés
étaient plantés de figuiers, de pêchers,
d'amandiers, d'oliviers, de grenadiers et autres arbres
à fruit ; des portions n'avaient reçu que des
arbres d'agrément, lamarix, acacias, cassies, myrtes,
mimosas, et quelques essences plus rares trouvées au
delà des cataractes du Nil, sous le tropique du
Cancer, dans les oasis du désert libyque et sur les
bords du golfe Erythrée : car les Egyptiens sont
très adonnés à la culture des arbustes
et des fleurs, et ils exigent les espèces nouvelles
comme tribut des peuples conquis.
Des fleurs de toutes sortes, des variétés de
pastèques, des lupins, des oignons, garnissaient les
plates-bandes ; deux autres pièces d'eau d'une
dimension plus grande, alimentées par un canal couvert
venant du Nil, portaient chacune une petite barque pour
faciliter au maître de la maison le plaisir de la
pêche : car des poissons de formes diverses et de
couleurs brillantes se jouaient dans leur eau limpide
à travers les liges et les larges feuilles des lotus.
Des masses de végétation luxuriante entouraient
ces pièces d'eau et se renversaient dans leur vert
miroir.
Près de chaque bassin s'élevait un kiosque
formé de colonnettes supportant un toit léger
et entouré d'un balcon à claire-voie, où
l'on pouvait jouir de la vue des eaux et respirer la
fraîcheur du matin et du soir, à demi
couché sur des sièges rustiques de bois et de
jonc.
Ce jardin, éclairé par le soleil naissant,
avait un aspect de gaieté, de repos et de bonheur. Le
vert des arbres était si vivace, les nuances des
fleurs si éclatantes, l'air et la lumière
baignaient si joyeusement la vaste enceinte de souffles et de
rayons ; le contraste de cette riche verdure avec la
blancheur décharnée et l'aridité
crayeuse de la chaîne libyque, qu'on apercevait
par-dessus les murs déchiquetant sa crête sur la
teinte bleue du ciel, était tellement tranché,
qu'on se sentait le désir de s'arrêter là
et d'y planter sa tente. On eût dit un nid fait tout
à souhait pour un bonheur rêvé.
Dans les allées marchaient des serviteurs portant sur
leur épaule une barre de bois courbé, aux
extrémités de laquelle pendaient à des
cordes deux pots d'argile remplis aux réservoirs, dont
ils versaient le contenu dans le petit bassin creusé
au pied de chaque plante. D'autres, manoeuvrant un vase
suspendu à une perche jouant sur un poteau,
alimentaient une rigole de bois distribuant l'eau aux terres
les plus altérées du jardin. Des tondeurs
taillaient les arbres et leur donnaient une forme ronde ou
ellipsoïde ; à l'aide d'une houe faite de deux
pièces de bois dur reliées par une corde
formant crochet, des travailleurs penchés
ameublissaient le sol pour quelques plantations.
C'était un spectacle charmant de voir ces hommes
à la noire chevelure crépue, au torse couleur
de brique, vêtus d'un simple caleçon blanc,
aller et venir parmi les feuillages avec une activité
sans désordre, en chantant une chanson rustique qui
rythmait leur pas. Les oiseaux perchés sur les arbres
paraissaient les connaître, et s'envolaient à
peine lorsqu'on passant ils frôlaient une branche.
La porte du pavillon s'ouvrit, et Poëri parut
sur le seuil. Quoiqu'il fût vêtu à
la mode égyptienne, ses traits ne se
rapportaient pas cependant au type national, et il
n'eût pas fallu l'observer longtemps pour voir
qu'il n'appartenait point à la race autochthone
de la vallée du Nil. Ce n'était pas
assurément un Rot-en-ne-rôme ; son
nez aquilin et mince, ses joues aplanies, ses
lèvres sérieuses et d'un dessin
serré, l'ovale parfait de sa figure,
différaient essentiellement du nez africain, des
pommettes saillantes, de la bouche épaisse, et
du masque large que présentent habituellement
les Egyptiens. La coloration, non plus, n'était
pas la même : la teinte de cuivre rouge
était remplacée par une pâleur
olivâtre, que nuançait imperceptiblement
de rose un sang riche et pur ; les yeux, au lieu de
rouler entre leurs lignes d'antimoine une prunelle de
jais, étaient d'un bleu sombre comme le ciel de
la nuit ; les cheveux, plus soyeux et plus doux, se
crêpaient en ondulations moins rebelles ; les
épaules n'offraient pas cette ligne
transversalement rigide que répètent,
comme signe caractéristique de la race, les
statues des temples et les fresques des tombeaux. |
Pourtant Tahoser était bien belle, et l'amour
qu'ignorait ou dédaignait le mélancolique
habitant de la villa, Pharaon l'eût acheté bien
cher ; pour la fille du prêtre, il eût
donné Twéa, Taïa, Amensé,
Hont-Réché, ses captives asiatiques, ses vases
d'argent et d'or, ses hausse-cols de pierres
coloriées, ses chars de guerre, son armée
invincible, son sceptre, tout, jusqu'à son tombeau,
auquel, depuis le commencement de son règne,
travaillaient dans l'ombre des milliers d'ouvriers !
L'amour n'est pas le même sous les chaudes
régions qu'embrase un vent de feu qu'aux rives
hyperborées d'où le calme descend du ciel avec
les frimas ; ce n'est pas du sang, mais de la flamme qui
circule dans les veines : aussi Tahoser languissait-elle et
défaillait-elle, quoiqu'elle respirât des
parfums, s'entourât de fleurs et bût les
breuvages qui font oublier. La musique l'ennuyait ou
développait outre mesuré sa sensibilité ; elle ne prenait plus aucun plaisir aux danses de ses
compagnes ; la nuit, le sommeil fuyait ses paupières,
et, haletante, étouffée, la poitrine
gonflée de soupirs, elle quittait sa couche
somptueuse, et s'étendait sur les larges dalles,
appuyant sa gorge au dur granit comme pour en aspirer la
fraîcheur.
La nuit qui suivit la rentrée triomphale du Pharaon,
Tahoser se sentit si malheureuse, si incapable de vivre,
qu'elle ne voulut pas du moins mourir sans avoir tenté
un suprême effort.
Elle s'enveloppa d'une draperie d'étoffe commune, ne
garda qu'un bracelet de bois odorant, tourna une gaze
rayée autour de sa tête, et, à la
première lueur du jour, sans que Nofré, qui
rêvait du bel Ahmosis, l'entendît, elle sortit de
sa chambre, traversa le jardin, tira les verrous de la porte
d'eau, s'avança vers le quai, éveilla un rameur
qui dormait au fond de sa nacelle de papyrus, et se fit
passer à l'autre rive du fleuve.
Chancelante et mettant sa petite main sur son cœur pour en
comprimer les battements, elle s'avança vers le
pavillon de Poëri.
Il faisait grand jour, et les portes s'ouvraient pour laisser
passer les attelages de bœufs allant au travail et les
troupeaux sortant pour la pâture.
Tahoser s'agenouilla sur le seuil, porta sa main au-dessus de
sa tête avec un geste suppliant ; elle était
peut-être encore plus belle dans cette humble attitude,
sous ce pauvre accoutrement. Sa poitrine palpitait, des
larmes coulaient sur ses joues pâles.
Poëri l'aperçut et la prit pour ce qu'elle
était en effet, pour une femme bien malheureuse.
«Entre, dit-il, entre sans crainte, la demeure est
hospitalière».