VI |
Tahoser, encouragée par la phrase amicale de
Poëri, quitta sa pose suppliante et se releva. Une vive
couleur rose avait envahi ses joues tout à l'heure si
pâles : la pudeur lui revenait avec l'espoir ; elle
rougissait de l'action étrange où l'amour la
poussait, et, sur ce seuil que ses rêves avaient
franchi tant de fois, elle hésita : ses scrupules de
vierge, étouffés par la passion, renaissaient
en présence de la réalité.
Le jeune homme, croyant que la timidité, compagne du
malheur, empêchait seule Tahoser de
pénétrer dans la maison, lui dit d'une voix
musicale et douce où perçait un accent
étranger :
«Entre, jeune fille, et ne tremble pas ainsi : la
demeure est assez vaste pour t'abriter. Si tu es lasse,
repose-toi ; si tu as soif, mes serviteurs t'apporteront de
l'eau pure rafraîchie dans des vases d'argile poreuse ; si tu as faim, ils mettront devant toi du pain de froment,
des dattes et des figues sèches».
La fille de Pétamounoph, encouragée par ces
paroles hospitalières, entra dans la maison, qui
justifiait l'hiéroglyphe de bienvenue inscrit sur sa
porte.
Poëri l'emmena dans la chambre du
rez-de-chaussée, dont les murailles étaient
peintes d'une couche de blanc sur laquelle des baguettes
vertes terminées par des fleurs de lotus dessinaient
des compartiments agréables à l'oeil. Une fine
natte de joncs tressés, où se
mélangeaient diverses couleurs formant des
symétries, couvrait le plancher ; à chaque
angle de la pièce, de grosses bottes de fleurs
débordaient de longs vases tenus en équilibre
par des socles, et répandaient leurs parfums dans
l'ombre fraîche de la chambre. Dans le fond, un
canapé bas, dont le bois était orné de
feuillages et d'animaux chimériques, étalait
les tentations de son large coussin à la fatigue ou
à la nonchalance. Deux sièges foncés de
roseaux du Nil, et dont le dossier se renversait,
arc-bouté par des supports, un escabeau de bois
creusé en conque, appuyé sur trois pieds, une
table oblongue à trois pieds également,
bordée d'un cadre d'incrustations, historiée au
centre d'uraeus, de guirlandes et de symboles d'agriculture,
et sur laquelle était posé un vase de lotus
roses et bleus, complétaient cet ameublement d'une
simplicité et d'une grâce
champêtres.
Poëri s'assit sur le canapé. Tahoser, repliant
une jambe sous la cuisse et relevant un genou, s'accroupit
devant le jeune homme, qui fixait sur elle un oeil plein
d'interrogations bienveillantes.
Elle était ravissante ainsi : le voile de gaze dont
elle s'enveloppait, retombant en arrière,
découvrait les masses opulentes de sa chevelure
nouée d'une étroite bandelette blanche, et
permettait de voir en plein sa physionomie douce, charmante
et triste. Sa tunique sans manches montrait jusqu'à
l'épaule ses bras élégants et leur
laissait toute liberté de gesticulation.
«Je me nomme Poëri, dit le jeune homme, et je suis
intendant des biens de la couronne, ayant droit de porter
dans ma coiffure de cérémonie les cornes de
bélier dorées.
- Je me nomme Hora, répondit Tahoser, qui d'avance
avait arrangé sa petite fable ; mes parents sont
morts, et leurs biens vendus par les créanciers n'ont
laissé que juste de quoi subvenir à leurs
funérailles. Je suis donc restée seule et sans
ressource ; mais, puisque tu veux bien m'accueillir, je
saurai reconnaître ton hospitalité : j'ai
été instruite aux ouvrages des femmes, quoique
ma condition ne m'obligeât pas à les exercer. Je
sais tourner le fuseau, tisser la toile en y mêlant des
fils de diverses couleurs, imiter les fleurs et tracer des
ornements avec l'aiguille sur les étoffes ; je pourrai
même, lorsque tu seras las de tes travaux et que la
chaleur du jour t'accablera, te réjouir avec le chant,
la harpe ou la mandore.
- Hora, sois la bienvenue chez Poëri, dit le jeune
homme. Tu trouveras ici, sans briser tes forces, car tu
sembles délicate, une occupation convenable pour une
jeune fille qui connut des temps plus prospères. Il y
a parmi mes servantes des filles très douces et
très sages qui te seront d'agréables compagnes,
et qui te montreront comment la vie est réglée
dans cette habitation champêtre. En attendant, les
jours succéderont aux jours, et il en viendra
peut-être de meilleurs pour toi. Sinon, tu pourras
doucement vieillir chez moi, dans l'abondance et la paix :
l'hôte que les dieux envoient est
sacré».
Ces paroles prononcées, Poëri se leva comme pour
se soustraire aux remerciements de la fausse Hora, qui
s'était prosternée à ses pieds et les
baisait comme font les malheureux à qui l'on vient
d'accorder quelque grâce ; mais l'amoureuse avait
remplacé la suppliante, et ses fraîches
lèvres roses se détachaient avec peine de ces
beaux pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des
divinités.
Avant de sortir pour aller surveiller les travaux du domaine,
Poëri se retourna sur le seuil de l'appartement et dit
à Hora :
«Reste ici jusqu'à ce que je t'aie
désigné une chambre. Je vais t'envoyer de la
nourriture par un de mes serviteurs».
Et il s'éloigna d'un pas tranquille, balançant
à son poignet le fouet du commandement. Les
travailleurs le saluaient en mettant une main sur leur
tête et l'autre près de terre ; mais à la
cordialité de leur salut on voyait que c'était
un bon maître. Quelquefois il s'arrêtait, donnant
un ordre ou un conseil, car il était très
savant aux choses de l'agriculture et du jardinage ; puis il
reprenait sa marche, jetant les yeux à droite,
à gauche, inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui
l'avait humblement accompagné jusqu'à la porte
et s'était pelotonnée sur le seuil, le coude au
genou, le menton dans la paume de la main, le suivit du
regard jusqu'à ce qu'il se perdît sous les
arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà il
avait disparu par la porte des champs, qu'elle le regardait
encore.
Un serviteur, d'après l'ordre donné en passant
par Poëri, apporta sur un plateau une cuisse d'oie, des
oignons cuits sous la cendre, un pain de froment et des
figues, ainsi qu'un vase d'eau bouché par des feuilles
de myrte.
«Voici ce que le maître t'envoie ; mange, jeune
fille, et reprends des forces».
Tahoser n'avait pas grand'faim ; mais il était dans
son rôle de montrer de l'appétit : les
malheureux doivent se jeter sur les mets que la pitié
leur présente. Elle mangea donc et but un long trait
d'eau fraîche.
Le serviteur s'étant éloigné, elle
reprit sa pose contemplative. Mille pensées contraires
roulaient dans sa jeune tête : tantôt, avec sa
pudeur de vierge, elle se repentait de sa démarche ; tantôt, avec sa passion d'amoureuse, elle
s'applaudissait de son audace. Puis elle se disait :
«Me voilà, il est vrai, sous le toit de
Poëri, je le verrai librement, tous les jours ; je
m'enivrerai silencieusement de sa beauté, qui est d'un
dieu plus que d'un homme ; j'entendrai sa voix charmante,
pareille à une musique de l'âme ; mais lui, qui
n'a jamais fait attention à moi lorsque je passais
sous son pavillon, couverte de mes habits aux couleurs
brillantes, parée de mes plus fins joyaux,
parfumée d'essences et de fleurs, montée sur
mon char peint et doré que surmonte une ombrelle,
entourée comme une reine d'un cortège de
serviteurs, remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille
suppliante accueillie par pitié et couverte
d'étoffes communes ?
Ce que mon luxe n'a pu faire, ma misère le fera-t-elle ? Peut-être, après tout, suis-je laide, et
Nofré est-elle une flatteuse lorsqu'elle
prétend que, de la source inconnue du Nil
jusqu'à l'endroit où il se jette dans la mer,
il n'y a pas de plus belle fille que sa maîtresse...
Non, je suis belle : les yeux ardents des hommes me l'ont dit
mille fois, et surtout les airs dépités et les
petites moues dédaigneuses des femmes qui passaient
près de moi. Poëri, qui m'a inspiré une si
folle passion, m'aimera-t-il jamais ? Il eût
reçu tout aussi bien une vieille femme au front,
coupé de rides, à la poitrine
décharnée, empaquetée de hideux haillons
et les pieds gris de poussière. Tout autre que lui
aurait reconnu à l'instant, sous le déguisement
d'Hora, Tahoser, la fille du grand prêtre
Pétamounoph ; mais il n'a jamais abaissé son
regard sur moi, pas plus que la statue d'un dieu de basalte
sur les dévots qui lui offrent des quartiers
d'antilope et des bouquets de lotus».
Ces réflexions abattaient le courage de Tahoser ; puis
elle reprenait confiance et se disait que sa beauté,
sa jeunesse, son amour, finiraient bien par attendrir ce
cœur insensible : elle serait si douce, si attentive, si
dévouée, elle mettrait tant d'art et de
coquetterie à sa pauvre toilette, que certainement
Poëri n'y résisterait pas. Alors elle se
promettait de lui découvrir que l'humble servante
était une fille de haut rang, possédant des
esclaves, des terres et des palais, et elle s'arrangeait en
rêve, après la félicité obscure,
une vie de bonheur splendide et rayonnant.
«D'abord soyons belle», dit-elle en se levant et
en se dirigeant vers une des pièces d'eau.
Arrivée là, elle s'agenouilla sur la margelle
de pierre, lava son visage, son col et ses épaules ; l'eau agitée, dans son miroir brisé en mille
morceaux, lui montrait son image confuse et tremblante, qui
lui souriait comme à travers une gaze verte, et les
petits poissons, voyant son ombre et croyant qu'on allait
leur jeter quelques miettes, s'approchaient du bord en
troupes.
Elle cueillit deux ou trois fleurs de lotus qui
s'épanouissaient à la surface du bassin, en
tortilla la tige autour de la bandelette de ses cheveux, et
se composa une coiffure que tout l'art de Nofré
n'eût pas égalée en vidant les coffres
à bijoux.
Quand elle eut fini et qu'elle se releva fraîche et
radieuse, un ibis familier, qui l'avait gravement
regardée faire, se haussa sur ses longues pattes,
tendit son long col, et battit deux ou trois fois des ailes,
comme pour l'applaudir.
Sa toilette achevée, Tahoser revint prendre sa place
sur la porte du pavillon en attendant Poëri. Le ciel
était d'un bleu profond ; la lumière
frissonnait en ondes visibles dans l'air transparent ; des
arômes enivrants se dégageaient des fleurs et
des plantes ; les oiseaux sautillaient à travers les
rameaux, picorant quelques baies ; les papillons se
poursuivaient et dansaient sur leurs ailes. A ce riant
spectacle se mêlait celui de l'activité humaine,
qui l'égayait encore en lui prêtant une
âme. Les jardiniers allaient et venaient ; des
serviteurs rentraient, chargés de bottes d'herbes et
de paquets de légumes ; d'autres, debout au pied des
figuiers, recevaient dans des corbeilles les fruits que leur
jetaient les singes dressés à la cueillette et
juchés sur les hautes branches.
Tahoser contemplait avec ravissement cette fraîche
nature, dont la paix gagnait son âme, et elle se dit :
«Oh ! qu'il serait doux d'être aimée ici,
dans la lumière, les parfums et les fleurs ! »
Poëri reparut : il avait terminé son inspection,
et il se retira dans sa chambre pour laisser passer les
heures brûlantes du jour. Tahoser le suivit timidement,
se tint près de la porte, prête à sortir
au moindre geste ; mais Poëri lui fit signe de
rester.
Elle s'avança de quelques pas et s'agenouilla sur la
natte.
«Tu m'as dit, Hora, que tu savais jouer de la mandore ; prends cet instrument accroché au mur ; fais
résonner les cordes et chante-moi quelque ancien air
bien doux, bien tendre et bien lent. Le sommeil est plein de
beaux rêves, qui vient bercé par la
musique».
La fille du prêtre décrocha la mandore,
s'approcha du lit de repos sur lequel Poëri
s'était étendu, appuyant la tête au
chevet de bois creusé en demi-lune, allongea son bras
jusqu'au bout du manche de l'instrument, dont elle pressait
la caisse sur son cœur ému, laissa errer sa main le
long des cordes, et en tira quelques accords. Puis elle
chanta d'une voix juste, quoique un peu tremblante, un vieil
air égyptien, vague soupir des aïeux transmis de
génération en génération,
où revenait toujours une même phrase d'une
monotonie pénétrante et douce.
«En effet, dit Poëri en tournant ses prunelles
d'un bleu sombre vers la jeune fille, tu ne m'avais pas
trompé. Tu connais les rythmes comme une musicienne de
profession, et tu pourrais exercer ton art dans le palais des
rois. Mais tu donnes à ton chant une expression
nouvelle. Cet air que tu récites, on dirait que tu
l'inventes, et tu lui prêtes un charme magique. Ta
physionomie n'est plus ce qu'elle était ce matin ; une
autre femme semble apparaître à travers toi
comme une lumière derrière un voile. Qui es-tu ?
- Je suis Hora, répondit Tahoser ; ne t'ai-je pas
déjà raconté mon histoire ? Seulement
j'ai essuyé de mon visage la poussière de la
route, rajusté les plis de ma robe fripée, et
mis un brin de fleur dans mes cheveux. Si je suis pauvre, ce
n'est pas une raison pour être laide, et les dieux
parfois refusent la beauté aux riches. Mais te
plaît-il que je continue ?
- Oui ; répète cet air qui me fascine,
m'engourdit et m'ôte la mémoire comme ferait une
coupe de népenthès ; répète-le,
jusqu'à ce que le sommeil descende avec l'oubli sur
mes paupières».
Les yeux de Poëri, fixés d'abord sur Tahoser, se
fermèrent bientôt à demi, puis tout
à fait. La jeune fille continuait à faire
bourdonner les cordes de la mandore, et
répétait d'une voix de plus en plus basse le
refrain de sa chanson. Poëri dormait ; elle
s'arrêta, et se mit à l'éventer avec un
éventail de feuilles de palmier jeté sur la
table.
Poëri était beau, et le sommeil donnait
à ses traits purs une ineffable expression de langueur
et de tendresse ; ses longs cils abaissés sur ses
joues semblaient lui voiler quelque vision céleste, et
ses belles lèvres rouges à demi ouvertes
frémissaient, comme si elles eussent adressé de
muettes paroles à un être invisible.
Après une longue contemplation, enhardie par le
silence et la solitude, Tahoser, éperdue, se pencha
sur le front du dormeur, retenant son souffle, pressant son
cœur de sa main, et y posa un baiser peureux, furtif,
ailé ; puis elle se releva toute honteuse et toute
rougissante.
Le dormeur avait senti vaguement, à travers son
rêve, les lèvres de Tahoser ; il poussa un
soupir et dit en hébreu : «0 Ra'hel,
bien-aimée Ra'hel ! »
Heureusement, ces mots d'une langue inconnue ne
présentaient aucun sens à la fille de
Pétamounoph ; et elle reprit l'éventail de
feuilles de palmier, espérant et craignant que
Poëri se réveillât.