Troisième partie, chapitre 10 - La sauver ou mourir avec elle |
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
En quittant César, Pétrone se fit porter à
sa maison des Carines, laquelle, grâce au jardin qui
entourait les murs de trois côtés, et au petit
Forum Cécilien qui se trouvait devant, avait.
échappé à l'incendie. Pour cette raison,
les autres augustans le traitaient d'heureux homme. Depuis
longtemps, du reste, on l'appelait un premier-né de la
Fortune, et l'amitié, de jour en jour plus vive, que lui
témoignait César semblait confirmer la justesse de
cette appellation. Mais ce fils aîné de la Fortune
pouvait maintenant réfléchir à
l'inconstance de cette mère, ou plutôt à sa
ressemblance avec Chronos, le dieu qui dévora ses propres
enfants.
« Si ma maison avait brûlé, se disait-il, et
avec elle mes gemmes, mes poteries étrusques, ma verrerie
d'Alexandrie et mon bronze de Corinthe, peut-être
Néron oublierait-il son ressentiment. Par Pollux ! et
dire qu'il a dépendu de moi d'être préfet
des prétoriens. J'aurais proclamé Tigellin
incendiaire, — du reste, incendiaire, il l'est ; je
l'aurais habillé de la tunique douloureuse, je l'aurais
livré au peuple, j'aurais détourné des
chrétiens le danger, et j'aurais rebâti la Ville.
Qui sait même si une ère de
prospérité n'eût pas commencé pour
les honnêtes gens ?J'aurais dû assumer cette
tâche, ne fût-ce que dans l'intérêt de
Vinicius. Si j'avais été débordé de
travail, je lui aurais cédé les fonctions de
préfet, et Néron n'aurait pas essayé de s'y
opposer... Que Vinicius baptisât ensuite tous les
prétoriens et César même, — qu'est-ce
que cela pouvait. bien me faire ? Néron devenu pieux,
Néron devenu vertueux et miséricordieux, ah, le
plaisant spectacle ! »
Et, dans son insouciance, il sourit. Un instant après,
ses pensées changeaient d'objet. Il lui semblait
être à Antium, et entendre les paroles de Paul de
Tarse : « Vous nous appelez les ennemis de la vie ; mais,
réponds-moi, Pétrone : si César
était chrétien et s'il agissait selon nos
préceptes, votre vie elle-même ne serail-elle pas
plus tranquille et plus sûre ? » Et il se dit
:
« Par Castor ! autant l'on égorgera ici de
chrétiens — autant Paul trouvera de nouveaux
adeptes. Quant à moi, j'aurai sans doute à
m'ouvrir les veines... Cette fin en vaut une autre. Je regrette
Eunice et mon vase de Myrrhène, mais Eunice est libre, et
le vase me suivra dans la tombe : en tout cas, Ahénobarbe
ne l'aura pas... Je regrette aussi Vinicius. Au surplus, bien
que je me sois ces derniers temps moins ennuyé
qu'autrefois, je suis prêt. L'univers est beau, mais les
hommes sont en général si abjects, que la vie ne
vaut pas un regret ; celui qui a su vivre doit savoir mourir.
Augustan moi-même, j'étais pourtant un homme plus
libre qu'ils ne se le figurent là-bas... »
Il haussa les épaules.
« Peut-être se figurent-ils que mes genoux tremblent
en ce moment., et que mon crâne s'horripile. Or, en
rentrant, je prendrai un bain d'eau de violette, puis ma
beauté aux cheveux d'or m'oindra de ses chères
mains, et nous nous ferons chanter cet hymne à Apollon
qu'a composé Anthémios. N'ai-je point dit
moi-même, quelque part : Inutile de penser à la
mort, car elle-même pense très suffisamment
à nous. » Pourtant, ce serait bien beau, s'il y
avait vraiment des Champs-Élysées... Eunice
viendrait m'y rejoindre et, ensemble, nous errerions par les
prairies brodées d'asphodèles. Sans doute la
société y est moins mêlée
qu'ici-bas... quels pitres, quels bateleurs, quelle plèbe
immonde, sans goût et sans lustre ! Dix arbitres des
élégances ne parviendraient pas à
transformer ces Trimalcions en des gens présentables. Par
Perséphone ! je les ai assez vus ! »
Il s'apercevait avec étonnement que déjà
quelque chose le séparait d'eux. Il les connaissait bien
et savait depuis longtemps que penser sur leur compte ;
cependant, ils lui semblèrent plus lointains encore et
plus méprisables qu'à l'ordinaire. Vraiment, il
les avait assez vus !
Il examina sa propre situation. Perspicace, Pétrone
comprenait que le péril n'était pas
immédiat. Néron n'avait pas laissé
échapper l'occasion de formuler quelques belles et hautes
sentences sur l'amitié et sur le pardon, — de sorte
qu'il avait pour l'instant les mains liées. Il lui
faudrait chercher des prétextes, et avant qu'il en
trouvât, du temps passerait.
— D'abord, il donnera des jeux qu'alimenteront les
chrétiens, se disait Pétrone : ce n'est qu'ensuite
qu'il songera à moi. Donc, inutile que je me tourmente ou
change mon genre de vie. Un danger plus pressant. menace
Vinicius...
Dès lors, il ne pensa plus qu'à Vinicius, qu'il résolut de sauver. Parmi les cheminées, les ruines et les monceaux de cendres dont étaient encore encombrées les Carines, les esclaves qui portaient sa litière se hâtaient ; impatient, il leur ordonna de prendre le pas de course. Vinicius, dont l'insula avait flambé, demeurait chez son oncle et se trouvait par bonheur à la maison.
— Tu as été chez Lycie. aujourd'hui ? lui
demanda dès l'abord Pétrone.
— Je viens de la quitter.
— Écoute ce que je vais te dire. Mets-toi
immédiatement en campagne. Aujourd'hui chez César
on a décidé d'imputer aux chrétiens
l'incendie de Rome. Il y aura des persécutions et des
tortures. La poursuite peut commencer à tout instant.
Prends Lygie et fuyez sur l'heure de l'autre côté
des Alpes, ou en Afrique. Et hâte-toi, car le Palatin est
plus près de Transtévère que ma
maison.
Vinicius était trop homme de guerre pour perdre son temps
en questions superflues. Il avait écouté, les
sourcils froncés, mais sans épouvante. Dans cette
nature, la première sensation était le
désir de la lutte.
— J'y vais, dit-il.
— Un mot encore : emporte une bourse pleine d'or, prends
des armes et une poignée de tes chrétiens. En cas
de besoin, reprends-la de vive force.
Vinicius était déjà sur le seuil de
l'atrium.
— Envoie-moi des nouvelles par un esclave, cria encore
Pétrone.
Resté seul, il se mit à aller et venir dans
l'atrium, le long des colonnes, réfléchissant
à ce qui adviendrait. Il savait qu'après
l'incendie, Lygie et Linus avaient
réintégré leur ancienne demeure, intacte
comme presque tout le Transtévère ; c'était
une circonstance défavorable, car, dans la multitude, il
n'eût pas été aussi aisé de les
retrouver. Mais il ne s'attendait pas à ce que personne,
au Palatin, connût leur refuge ; Vinicius devancerait donc
les prétoriens. Il lui vint aussi à l'idée
que Tigellin, voulant d'un coup de filet prendre le plus grand
nombre possible de chrétiens, serait obligé
d'étendre son filet sur Rome entière et de
disloquer ses prétoriens en très petites
fractions.
« Si l'on n'envoie qu'une dizaine d'hommes, songeait-il,
le géant lygien leur rompra les côtes. Et,
d'ailleurs, Vinicius l'y aidera. »
Pétrone reprenait confiance. Il est vrai que
résister aux prétoriens, les armes à la
main, équivalait à faire la guerre à
César. Pétrone savait également que si
Vinicius échappait à la vengeance de Néron,
cette vengeance pouvait retomber sur lui-même, mais cela
lui importait peu. Au contraire, il se réjouissait
à l'idée de bouleverser les plans de César
et de Tigellin. Il résolut de n'épargner ni
l'argent ni les hommes ; et, comme Paul de Tarse avait
déjà converti à Antium la plupart de ses
esclaves, il était certain de pouvoir compter sur leur
bonne volonté et leur zèle pour défendre
une chrétienne.
L'entrée d'Eunice interrompit ses réflexions. A sa
vue, il oublia César, il oublia la disgrâce qu'il
venait d'encourir, et les infâmes augustans, — et
les persécutions qui menaçaient les
chrétiens. Il oublia Vinicius et Lygie, pour ne regarder
qu'elle, pour la regarder avec les yeux de l'esthète
épris de formes merveilleuses, et de l'amant, pour qui
l'amour respire en ces formes. Vêtue d'arachnéenne
gaze violette qui laissait transparaître son corps
rosé, elle était belle divinement. Se sentant
admirée, l'aimant de toute son âme, toujours avide
de ses caresses, elle rougit comme une enfant innocente.
— Que me diras-tu, Charite ? demanda-t-il, tendant ses
deux mains vers elle.
Elle, inclinant vers les mains de Pétrone sa tête
dorée, répliqua :
— Anthémios est venu avec ses chanteurs, et il
demande si tu désires l'entendre aujourd'hui.
— Qu'il attende ; il nous chantera son hymne à
Apollon, quand nous serons à table. Par les bois de
Paphos, quand je te vois ainsi emmousselinée, il me
semble qu'Aphrodite s'est. voilée d'un pan de ciel et se
tient devant moi.
— O mon maître ! dit Eunice.
— Viens, Eunice, enlace-moi, et donne-moi tes
lèvres... Tu m'aimes ?
— Je n'aimerais point Zeus davantage.
Et toute frémissante, elle le baisa sur les
lèvres. Mais Pétrone :
— Et s'il nous fallait nous séparer ?...
Eunice eut un regard d'angoisse.
— Comment... seigneur ?
— Ne crains rien... Mais qui sait si je ne serai pas
forcé de faire un très long voyage...
— Emmène-moi...
Pétrone, changeant de conversation, demanda :
— Dis-moi... Y a-t-il des asphodèles sur les
pelouses du jardin ?
— Dans le jardin les cyprès et les pelouses sont
jaunes depuis l'incendie ; les myrtes se sont effeuillés
et tout le jardin semble mort.
— La Ville entière semble morte et bientôt
elle sera un cimetière. Sais-tu qu'il y aura un
édit contre les chrétiens, et qu'on va les
persécuter, les faire périr par milliers ?
— Pourquoi punir les chrétiens, ils sont bons et
paisibles.
— Pour cela justement.
— Allons à la mer. Tes yeux divins n'aiment pas la
vue du sang.
— En attendant, il faut que je prenne mon bain. Tu
viendras à l'elaothesium m'oindre les épaules. Par
la ceinture de Cypris ! jamais tu ne fus si belle. Je te ferai
faire une baignoire courbée en conque, où tu seras
une perle rare... Tu viendras ? mon idole aux cheveux
d'or.
Une heure plus tard, couronnés de roses tous deux et les
yeux légèrement voilés, ils prenaient place
à la table couverte de vaisselle d'or et servie par des
adolescents costumés en amours. Et, tout en buvant dans
les coupes festonnées de lierre, ils écoutaient
l'hymne à Apollon qu'au son des harpes chantaient les
chanteurs d'Anthémios. Que leur importait qu'autour de la
villa se dressassent des cheminées au milieu des
décombres, et que le vent dispersât à sa
guise les cendres charbonneuses de la cité
incendiée ? Ils étaient heureux et ne pensaient
qu'à l'amour qui changeait leur vie entière en un
songe divin.
Mais, avant la fin de l'hymne, dans la salle entra l'esclave
préposé à l'atrium.
— Maître, dit-il d'une voix où vibrait
l'inquiétude, devant la porte il y a un centurion avec
une compagnie de soldats, et il désire te parler, par
ordre de César.
Les chants se turent ainsi que le son des harpes.
L'inquiétude s'empara des assistants, car César,
dans ses relations avec ses amis, n'employait pas les
prétoriens, et leur arrivée, en ce
temps-là, ne prédisait rien de bon. Seul
Pétrone ne montra pas la moindre émotion et dit,
comme un homme ennuyé par de continuelles invitations
:
— On pourrait bien me laisser dîner en paix. Enfin,
qu'il entre.
L'esclave disparut derrière le rideau ; un instant
après l'on entendit un pas lourd et cadencé, et
dans la salle entra le centurion Aper, que connaissait
Pétrone, de fer armé et casqué de
fer.
— Noble seigneur, dit-il, voici une missive de
César.
Pétrone tendit nonchalamment sa main blanche, prit les
tablettes el, y ayant jeté un coup d'œil, les
remit, très calme, à Eunice.
— Il va nous lire, ce soir, un nouveau chant de la
Troïade, dit-il, et il m'invite à venir.
— J'ai seulement l'ordre de remet Ire la missive, dit le
centurion.
— En effet, il n'y aura pas de réponse. Mais
peut-être te reposeras-tu auprès de nous,
centurion, le temps de vider une coupe.
— Je te remercie, noble seigneur, je boirai avec plaisir
une coupe à ta santé : mais je ne puis me reposer,
car je suis en service commandé.
— Pourquoi est-ce à toi que l'on a donné la
missive au lieu de me l'envoyer par un esclave ?
— Je ne sais pas, seigneur. Peut-être parce qu'on m'a dépêché dans ces parages pour un autre service.
— Je sais, dit Pétrone, contre les
chrétiens.
— Oui, seigneur.
— La poursuite a commencé depuis longtemps ?
— Certains détachements sont partis pour le
Transtévère avant midi déjà.
Le centurion répandit sur les dalles quelques gouttes de
vin en l'honneur de Mars :
— Que les dieux te donnent, seigneur, ce que tu peux
désirer.
— Emporte la coupe, dit Pétrone.
Puis il fit signe à Anthémios de reprendre l'hymne
à Apollon.
— Barbe-d'Airain commence à jouer avec moi et avec
Vinicius, songeait-il tandis que les harpes résonnaient.
Je devine son intention : il voulait me terrifier en m'envoyant
son invitation par un centurion. Ce soir, ils vont questionner
cet homme sur la façon dont je l'ai reçu. Non,
non, tu n'auras pas cette joie, pantin méchant et cruel !
Je sais que je n'échapperai pas à ma perte ; mais,
si tu te figures que je regarderai tes yeux avec des yeux
d'imploration, si tu te figures que sur mon visage tu pourras
lire la peur et l'humilité, tu erres.
— César t'écrit, seigneur ; « Viens si
tu en as envie », dit Eunice. Iras-tu ?
— Je suis d'excellente humeur, et je me sens en
état d'écouter même ses vers,
répliqua Pétrone. Donc j'irai, d'autant plus que
Vinicius ne peut le faire.
Ayant fini de dîner, il s'abandonna aux mains des
coiffeurs et des plieuses de toges, et une heure après,
beau comme un dieu, il se fit porter au Palatin. L'heure
était tardive, la soirée calme et chaude. La lune
brillait d'une clarté si intense, que les lampadarii qui
précédaient la litière avaient
éteint leurs torches.
Par les rues et les décombres déambulaient des
gens avinés, le front ceint de lierre et de
chèvrefeuille, et qui tenaient à la main des
branches de myrte et de laurier cueillies dans les jardins de
César. L'abondance du blé et l'espoir de jeux
extraordinaires emplissaient de joie le cœur de la foule.
Çà et là, s'élevaient des chants
à la gloire de la « nuit divine » et à
la gloire de l'amour ; plus loin, les gens dansaient à la
clarté lunaire. A plusieurs reprises, les esclaves furent
obligés de demander qu'on fît place à la
litière « du noble Pétrone ». La foule
s'ouvrait en acclamant son favori.
Pétrone espérait toujours que Vinicius,
devançant les prétoriens, avait réussi
à s'enfuir avec Lygie, ou bien, au cas le plus
défavorable, qu'il l'avait reprise de force ; mais il
eût aimé en avoir la certitude, prévoyant
qu'il lui faudrait répondre à diverses questions
auxquelles il eût mieux valu être
préparé.
On était arrivé à la maison de
Tibère. Pétrone entra dans l'atrium
déjà rempli d'augustans.
Les amis d'hier, bien qu'étonnés de, le voir
invité, se tinrent à l'écart, mais lui
s'avança parmi eux, beau et nonchalant, avec autant
d'assurance que s'il eût été le dispensateur
de la fortune. Quelques-uns furent inquiets, pour lui avoir trop
te témoigné de la froideur.
Pourtant César, feignant de ne pas le voir et de causer
avec animation, ne répondit pas à son salut.
Tigellin, en revanche, s'approcha et lui dit :
— Bonsoir, Arbitre des élégances,
continues-tu à affirmer que ce ne sont pas les
chrétiens qui ont brûlé Rome ?
Pétrone lui tapa sur l'épaule comme à un
affranchi :
— Tu en sais autant que moi à ce sujet.
— Je n'ose point rivaliser avec la sagesse.
— Et tu n'aspas tort ; sinon, quand César nous aura
lu son nouveau chant de la Troïade, tu serais
obligé, au lieu de crier comme un paon, de donner ton
opinion, qui certainement serait ridicule.
Tigellin se mordit les lèvres. Il était loin
d'être ravi que César eût
décidé de déclamer aujourd'hui cette
nouvelle partie de sa Troïade, car cela ouvrait
à Pétrone un champ où il était sans
rival. En effet, au long de la lecture. Néron, en vertu
de l'habitude, tournait involontairement les yeux vers
Pétrone, cherchant à lire sur son visage.
L'autre écoutait, les sourcils relevés, approuvant
par moments, concentrant son attention, comme pour être
sûr qu'il eût bien entendu. Ensuite, il louait ou
critiquait, exigeant des corrections ou bien demandant que
certains vers fussent ciselés davantage. Néron
lui-même sentait que les autres, avec leurs louanges
hyperboliques, n'avaient en vue que leur propre
intérêt, et que Pétrone était le seul
qui s'occupât de la poésie pour elle-même, le
seul connaisseur ; et l'on pouvait, quand l'Arbitre donnait son
approbation, être certain que les vers étaient
dignes d'éloges. Peu à peu il se mit à
discuter avec lui, à le contredire, et, finalement, comme
Pétrone contestait la justesse de certaines mots, il lui
dit :
— Tu verras dans le dernier chant pourquoi j'ai fait usage
de cette expression.
— Ah ! songea Pétrone ! Ainsi j'en ai encore pour
jusqu'au dernier chant.
Plus d'un courtisan entendant les paroles de Néron se dit
: « Malheur à moi ! Pétrone a du temps
devant lui : il peut rentrer en faveur et même supplanter
Tigellin. » Et de nouveau leur amabilité
l'assiégea. Mais la fin de la soirée fut moins
heureuse, car César, au moment où Pétrone
prenait congé, demanda soudain avec une joie mauvaise
dans les yeux :
— Et Vinicius, pourquoi donc n'est-il pas venu ?
Pétrone, s'il avait eu la certitude que Vinicius et Lygie
fussent déjà hors de la Ville, eût
répondu : « Il s'est marié avec ta
permission et il est parti. » Mais, devant
l'étrange sourire de Néron :
— Ton invitation, divin, ne l'a point trouvé
à la maison, dit-il.
— Informe Vinicius que je serai content de le voir,
répliqua Néron ; et recommande-lui, en mon nom, de
ne point manquer les jeux, auxquels prendront part tous les
chrétiens.
Pétrone fut inquiet de ces paroles, qui, pour lui,
concernaient directement Lygie. Il monta dans sa litière,
ordonnant qu'on allât à toute allure. Mais cet
ordre n'était pas facile à exécuter. Devant
la maison de Tibère se pressait une foule compacte et
hurlante : c'étaient encore des gens ivres, mais qui,
loin de danser et de chanter, semblaient furieux. Dans le
lointain résonnaient des cris que Pétrone ne
comprit pas tout d'abord. Peu a peu ces cris grandirent, —
et éclatèrent en une sauvage clameur : - Aux lions
les chrétiens !
Les fastueuses litières des courtisans
s'avançaient parmi les vociférations de la
populace. Du fond des rues incendiées accouraient de
nouvelles bandes. De bouche en bouche se propagea la nouvelle
que les poursuites avaient commencé avant midi, que l'on
avait déjà capturé quantité de ces
incendiaires. Par les voies nouvellement tracées, et dans
les anciennes rues, et dans les ruelles pleines de
décombres, et autour du Palatin, et dans toute la Ville,
les clameurs grondaient et roulaient, — et sur les
collines, et dans les jardins, — de plus en plus
acharnées.
— Aux lions, les chrétiens !
— Vil troupeau, songea Pétrone, peuple digne de son
empereur !
Et il se prit à penser que ce monde-là ne pouvait
vraiment continuer à exister. Rome était
l'impératrice de l'univers, — elle en était
aussi le cancer. Elle sentait le cadavre. Sur la pourriture de
cette vie planait une ombre de mort. Souvent il avait
été question de ces choses entre augustans ; mais
jamais Pétrone n'avait compris aussi clairement que le
char fleuri et orné de trophées où Rome,
traînant à sa suite les peuples
enchaînés, s'érigeait en triomphatrice, que
ce char s'avançait vers l'abîme. La vie de la
formidable cité lui apparut un cortège grotesque
et bouffon.
Le cortège grotesque continuerait sous Néron, et
si Néron disparaissait, un autre, semblable ou pire,
prendrait sa place. Avec un tel peuple et de tels patriciens,
nulle chance qu'un homme d'une autre espèce montât
sur le trône. Il y aurait donc une nouvelle orgie, plus
immonde simplement et plus abjecte encore.
Mais une orgie ne peut durer toujours ; il faut bien aller se
coucher, fût-ce de fatigue et d'épuisement...
Lui aussi, à y songer, était extrêmement
fatigué. « En somme, se disait-il, le génie
de la mort n'est pas moins séduisant que le génie
du sommeil ; comme lui, il a des ailes. »
— Le noble Vinicius est-il de retour ? demanda
Pétrone en rentrant chez lui.
— Il y a un instant qu'il est revenu, répondit
l'esclave.
— Ainsi, il ne l'a pas délivrée, se dit
Pétrone.
Jetant sa toge, il courut à l'atrium. Vinicius
était assis sur un trépied, la tête dans les
mains et les coudes aux genoux. Au son de pas sur les dalles, il
leva un visage où seuls les yeux vivaient.
— Tu es arrivé trop tard ? questionna
Pétrone.
— Oui, on l'a emmenée avant midi.
Il y eut un silence.
— Tu l'as vue ?
— Oui.
— Où est-elle ?
— Dans la Prison Mamertine.
Pétrone frissonna et lança à Vinicius un
regard inquisiteur. L'autre comprit.
— Non ! dit-il. On ne l'a pas enfermée dans le
tulianum ni même dans la prison proprement dite. Pour une
forte somme, le gardien lui a cédé sa chambre.
Ursus s'est couché en travers de la porte et veille sur
elle.
— Pourquoi Ursus ne l'a-t-il pas défendue ?
— On avait envoyé cinquante prétoriens. Du
reste, Linus ne le lui a point permis.
— Et Linus ?
— Linus agonise. On ne l'a pas emmené avec les
autres.
— Que comptes-tu faire ?
— La sauver ou mourir avec elle. Moi aussi, je suis
chrétien.
Vinicius semblait parler avec calme, mais dans sa voix vibrait
une douleur si déchirante que le cœur de
Pétrone se serra.
— Je te comprends, dit-il ; mais comment
prétends-tu la sauver ?
— J'ai grassement payé les gardiens, d'abord pour
la préserver de leurs outrages, ensuite pour qu'ils ne
s'opposent pas à sa fuite.
— A quand la fuite ?
— Ils m'ont répondu qu'ils ne pouvaient me rendre
Lygie immédiatement, ayant peur de la
responsabilité. Mais quand les prisons regorgeront de
monde, et que l'on aura perdu le compte des prisonniers, ils me
la livreront. C'est un moyen extrême. Mais
déjà tu nous auras sauvé tous deux. Tu es
l'ami de César. Lui-même me l'a donnée. Va
et sauve-moi !
Sans répondre, Pétrone appela un esclave et se fit
apporter deux manteaux sombres et deux glaives.
Puis, se tournant vers Vinicius :
— Je te répondrai en route, dit-il. En attendant,
prends ce manteau et ce glaive et allons à la prison.
Là, tu donneras aux gardiens cent mille sesterces, deux
cents, cinq cents, un million même, pourvu qu'ils la
laissent sortir immédiatement. Autrement il sera trop
tard.
— Partons, dit Vinicius.
Un instant après, ils étaient dans la rue.
— Maintenant, écoute, dit Pétrone. Depuis
aujourd'hui, je suis en disgrâce. Ma vie ne tient
qu'à un fil. Je ne puis donc rien auprès de
César. Pis que cela : je suis persuadé qu'il
agirait à l'encontre de mes prières. T'aurais-je
donc conseillé de fuir avec Lygie ou de la
délivrer de force ? Tu comprends que, si tu avais
réussi à fuir, la colère de César se
serait tournée contre moi. Aujourd'hui il ferait
plutôt quelque chose pour toi que pour moi. Mais n'y
compte pas, c'est inutile ! Fais-la sortir de la prison, et
fuyez ! Si cela ne réussit pas, il sera encore temps
d'essayer d'autres moyens. Sache pourtant que Lygie n'est pas en
prison seulement pour sa foi. Tous deux, vous êtes les
victimes de la colère de Poppée. Comment
expliquer, par exemple, que l'on ait emprisonné Lygie
avant les autres ? Qui a pu désigner la maison de Linus ?
Je te dis qu'on l'espionnait depuis longtemps. Je sais que je te
brise le cœur en t'enlevant cette dernière lueur
d'espoir, mais je te le dis pour te prouver que, si tu ne la
délivres pas avant qu'ils songent que tu vas
peut-être l'essayer, vous êtes perdus.
— Oui, je comprends, répondit sourdement
Vinicius.
L'heure était tardive, les rues désertes. Mais,
soudain, leur conversation fut interrompue par un gladiateur
ivre qui venait en sens inverse. L'homme trébucha et se
raccrocha au bras de Pétrone, lui soufflant au visage son
haleine vineuse. Il hurlait d'une voix éraillée
:
— Aux lions, les chrétiens !
— Mirmillon, dit Pétrone, très calme. Passe
ton chemin, c'est un bon conseil que je te donne.
L'ivrogne saisit le bras de Pétrone de l'autre
main.
— Crie aussi, ou je te casse la tête : « Aux
lions, les chrétiens !»
Mais Pétrone avait les nerfs exaspérés par
toutes ces clameurs. Depuis son départ du Palatin, elles
l'étouffaient comme un cauchemar et lui
déchiraient les oreilles. Voyant le poing géant
au-dessus de sa tête, il se sentit à bout de
patience.
-- Mon ami, dit-il, tu empestes le vin, et tu m'ennuies.
Et jusqu'à la garde il lui planta dans la poitrine la
lame qu'il avait emportée. Puis, prenant le bras de
Vinicius, il continua, comme si rien ne s'était
passé :
— César t'invite à venir aux jeux où
paraîtront les chrétiens. Comprends-tu ce que cela
veut dire ? Ils veulent jouir du spectacle de ta douleur. C'est
sans doute pour cela que nous ne sommes pas encore en prison,
toi et moi. Si tu ne parviens pas à la faire sortir
immédiatement... alors... je ne sais ! ...
peut-être Acté parlera-t-elle pour toi ; mais
obtiendra-t-elle quelque chose?... Tes terres de Sicile
pourraient aussi tenter Tigellin. Essaye.
— Je lui donnerai tout ce que je possède,
répondit Vinicius.
Le Forum n'était pas très éloigné
des Carines ; ils étaient arrivés. La nuit
commençait déjà à pâlir et
l'enceinte du château se précisait, sortant de
l'ombre. Soudain, Pétrone s'arrêtant :
— Les prétoriens !... Trop tard !
La Prison Mamertine était entourée d'un double
cordon de troupes. Les premières lueurs du jour
argentaient les casques et le fer des lances.
— Avançons, dit Vinicius.
Ils arrivèrent devant les rangs. Pétrone. dont la
mémoire était excellente et qui connaissait non
seulement les officiers, mais presque tous les soldats de la
garde prétorienne, fit signe à un chef de cohorte
:
— Qu'est-ce donc, Niger ? On vous fait monter la garde
autour de la prison ?
— En effet, noble Pétrone. Le préfet avait
peur que l'on tentât de délivrer les
incendiaires.
— Avez-vous l'ordre de ne laisser entrer personne ?
questionna Vinicius.
— Non, seigneur. Leurs amis viendront les voir, et de la
sorte nous prendrons encore des chrétiens au
piège.
— Alors, laisse-moi entrer, dit Vinicius.
Il serra la main de Pétrone :
— Va voir Acté. J'irai te demander sa
réponse.
— Soit, dit Pétrone.
Au même instant, du sein des épaisses murailles et
dans les souterrains s'élevèrent des voix qui
chantaient. D'abord sourd, le chant s'affirmait peu à
peu. Des voix d'hommes, de femmes et d'enfants faisaient
chœur à l'unisson. Dans le calme de l'aube
naissante, toute la prison s'était mise à chanter,
comme une harpe. Ce n'étaient point des voix de tristesse
et de désespoir : la joie y vibrait et le triomphe. Les
soldats se regardèrent, stupides.
L'aurore teintait déjà de rose et d'or le ciel.