Troisième partie, chapitre 13 - Le noble Augustan Chilon Chilonidès |
Après avoir quitté l'Apôtre, Vinicius
retourna à la Prison Mamerline.
Là, les prétoriens qui se relayaient. le
connaissaient tous déjà, et d'ordinaire le
laissaient entrer sans nulle difficulté. Mais cette fois
les rangs ne s'ouvrirent point devant lui ; et un centurion
s'approcha.
— Pardonne-moi, noble tribun, aujourd'hui, nous avons
l'ordre de ne laisser passer personne.
— L'ordre ? répéta Vinicius, devenu pâle.
Le soldat le regarda d'un air de compassion et dit :
— Oui, de César, seigneur. Il y a beaucoup de
malades dans la prison, et peut-être craint-on que les
visiteurs ne propagent l'épidémie en ville.
— Mais n'as-tu pas dit que l'ordre concernait cette
journée seulement ?
— On nous relève à midi.
Vinicius se tut et se découvrit, car il lui semblait que
le pileolus qu'il avait sur la tête l'étreignait
ainsi qu'une gaine de plomb. Mais le soldat se rapprocha et lui
dit à voix basse :
— Sois sans crainte, seigneur. Les gardiens et Ursus sont auprès d'elle.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Disant, il se pencha et, de son long glaive gaulois, dessina
rapidement sur un bloc de pierre la forme d'un poisson.
Vinicius lui lança un regard scrutateur :
— Et tu es prétorien ? ...
— Jusqu'au jour où je serai là, — et
le soldat désignait la prison.
— Moi aussi, j'adore le Christ !
— Que Son nom soit béni ! Oui, seigneur, je sais...
Je ne puis te laisser entrer ; mais, si tu nie donnes une
lettre, je l'enverrai à destination par les
gardiens.
— Je te remercie, frère.
Il serra la main du soldat et le quitta. Le soleil baignait le
mur de la prison, et avec la matinale clarté l'âme
de Vinicius commençait à renaître à
la confiance ; ce soldat chrétien témoignait pour
lui de la puissance du Christ. Il s'arrêta et contempla
les nuages rosés qui planaient au-dessus du Capitole et
du temple de Jupiter Stator :
— Je ne l'ai pas vue aujourd'hui, Seigneur, mais j'ai foi
en Ta miséricorde.
A son retour, il trouva Pétrone, lequel, fidèle
à son habitude de faire de la nuit le jour, venait de
rentrer, mais avait déjà eu le temps de prendre un
bain et de se faire frotter d'huile avant de se coucher.
— J'ai des nouvelles, dit-il au jeune homme. J'ai
été aujourd'hui chez Tullius
Sénécion, qui recevait aussi César. Je ne
sais comment l'Augusta a eu la malencontreuse idée
d'amener avec elle le petit Rufius, — peut-être pour
qu'il touchât le cœur de César par sa
beauté. Par malheur, l'enfant, pris de sommeil, s'est
endormi au cours de la lecture, comme jadis Vespasien. Furieux,
Ahénobarbe lui a lancé un cratère à
la tête et l'a dangereusement blessé. Poppée
s'est évanouie, et tous ont entendu César qui
disait : « J'en ai assez, de cet avorton, — ce qui
équivaut, tu le sais, à un arrêt de
mort.
— La Justice de Dieu est suspendue sur l'Augusta, dit
Vinicius. Mais pourquoi nie racontes-tu cela ?
— Je te le raconte, parce que, occupée de son
propre malheur, elle abandonnera peut-être sa vengeance
contre vous et se laissera plus facilement fléchir. Je la
verrai ce soir et lui parlerai.
— Merci, Pétrone, tu m'apportes une bonne
nouvelle.
— Toi, prends un bain et repose-toi. Tes lèvres sont bleuâtres et tu n'es plus que l'ombre de toi-même.
Vinicius demanda :
— N'a-t-on pas parlé de la date des premiers jeux
matutinaux ?
— Ce sera dans dix jours. Mais on puisera d'abord dans les
autres prisons. Tout n'est point
désespéré.
Il disait là une chose à laquelle il ne croyait
pas lui-même, car du moment que Néron avait
répondu à la prière d'Aliturus par une
belle phrase où il se comparait à Brutus, Lygie
était perdue sans espoir. Il avait aussi passé
sous silence, par pitié pour Vinicius, ce qu'il venait
d'entendre chez Sénécion : César et
Tigellin avaient décidé de choisir pour leur
plaisir personnel et pour celui de leurs amis les plus belles
vierges chrétiennes, et de livrer le reste, le jour
même des jeux, aux prétoriens et aux
bestiaires.
Sachant qu'en aucun cas Vinicius ne survivrait à Lygie,
il se complaisait à raffermir l'espoir du jeune tribun,
par compassion et aussi par raffinement d'esthète :
Vinicius, s'il devait mourir, mourrait beau, et non avec un
visage noir d'insomnies.
— Je dirai aujourd'hui à l'Augusta à peu
près ceci : Sauve Lygie pour Vinicius, et moi, je
sauverai Rufius pour toi. Et je vais y penser vraiment. Avec
Barbe-d'Airain, un mot dit à propos peut sauver ou perdre
quelqu'un. Dans tous les cas, nous gagnerons du temps.
— Merci, répéta Vinicius..
— La meilleure façon de me remercier, c'est de
prendre quelque nourriture et de te reposer. Par
Athéné ! Odysseus, aux moments les plus
difficiles, n'oubliait pas de manger et de dormir. Tu as sans
doute passé toute la nuit à la prison ?
— Non, répondit Vinicius. J'ai voulu y aller ce
matin, mais ils ont ordre de ne laisser entrer personne.
Tâche donc d'apprendre si l'ordre est valable pour
aujourd'hui seulement, ou bien jusqu'au jour des jeux ?
— Je m'en informerai cette nuit. Et maintenant, je vais me
coucher, dût Hélios en descendre, de dépit,
dans les régions cimmériennes. Et je te conseille
de suivre mon exemple.
Ils se séparèrent ; mais Vinicius passa dans la
bibliothèque et écrivit à Lygie.
Il porta lui-même sa lettre au centurion chrétien.
Celui-ci entra dans la prison. Bientôt il reparaissait
devant Vinicius.
— Lygie, lui dit-il, te salue. Quant à sa
réponse, je te l'apporterai aujourd'hui même.
Vinicius ne voulait pas rentrer au logis. Il s'assit sur une
borne pour attendre la lettre. Le soleil était
déjà monté très haut dans le ciel,
et, par le Clivus Argentarius, le Forum s'emplissait. Les
colporteurs énuméraient leurs marchandises ; les
diseurs de bonne aventure faisaient des offres de service aux
passants ; les citoyens s'acheminaient gravement vers les
rostres pour écouter les orateurs d'occasion ou pour se
communiquer les dernières nouvelles. A mesure
qu'augmentait la chaleur, des foules plus nombreuses de
fainéants cherchaient un abri sous le péristyle
des temples. Des pigeons en nuées opposaient leur
blancheur à l'azur.
Lumière, vacarme, chaleur, fatigue, — les
paupières de Vinicius commencèrent à
papilloter. Les exclamations monotones de gamins jouant à
côté de lui à la mora, et le pas
cadencé des soldats le bercaient. Plusieurs fois encore
il leva la tête et dirigea ses regards vers la prison,
puis, s'appuyant contre une arête du rocher, il poussa un
soupir, comme un enfant qui s'endort après avoir
longtemps pleuré, — et s'assoupit.
Bientôt, les visions l'assaillirent. Il lui semblait qu'il
portait dans ses bras Lygie, la nuit, à travers une vigne
inconnue ; devant eux marchait Pomponia Græcina, une
lanterne à la main. Une voix semblable à la voix
de Pétrone lui criait de loin : « Retourne, »
mais lui, sans faire attention à cette voix, suivait
Pomponia jusqu'à une hutte. Sur le pas de cette butte se
tenait l'Apôtre Pierre. Alors lui, Vinicius, montrait
Lygie et disait : « Nous venons du cirque, seigneur, mais
nous ne parvenons pas à l'éveiller.
Éveille-la. » Mais Pierre répondait :
« Christ lui-même viendra la réveiller.
»
Puis, les images devinrent confuses : il voyait en songe
Néron. et Poppée qui portait dans ses bras le
petit Ruflus au front ensanglanté, et Tigellin qui
éparpillait de la cendre sur les tables couvertes de mets
délicats, et Vitellius qui dévorait les mets, et
une foule d'autres augustans assis autour d'un festin.
Lui-même était aux côtés de Lygie,
mais entre les tables se promenaient des lions avec des barbes
fauves d'où s'égouttait le sang. Lygie le priait
de la faire sortir, mais il gisait d'une torpeur si affreuse
qu'il ne pouvait faire un geste. Puis, ses visions devinrent
plus chaotiques encore, et enfin tout s'effondra dans le
noir.
Il fut éveillé de son profond engourdissement par
l'ardeur du soleil et par des cris qui s'élevèrent
soudain près de l'endroit où il était
assis. Vinicius se frotta les yeux : la rue était
grouillante ; deux coureurs à tunique jaune
écartaient en criant la foule avec leurs joncs, pour
faire place à une splendide litière que portaient
quatre gigantesques esclaves égyptiens.
Dans la litière était un homme habillé de
blanc, dont on ne pouvait discerner la figure, car il avait les
yeux sur un rouleau de papyrus et semblait lire quelque chose
avec attention.
— Place pour le noble augustan ! criaient les
coureurs.
Mais la rue était tellement obstruée que la
litière fut forcée de s'arrêter un moment.
Alors l'augustan laissa choir avec impatience son rouleau et
pencha la tête :
— Chassez-moi ces vauriens ! Et plus vite !
Soudain, il aperçut Vinicius et leva promptement le
rouleau à la hauteur de ses yeux.
Vinicius passa la main sur son front, pensant rêver
encore.
Dans la litière était assis Chilon.
Les coureurs avaient déblayé le chemin, et les
Égyptiens allaient reprendre leur course, quand le jeune
tribun, qui en un clin d'œil venait de saisir une foule de
choses hier encore incompréhensibles pour lui, s'approcha
de la litière.
— Salut à toi, Chilon ! dit-il.
— Jeune homme, répliqua le Grec avec dignité
et orgueil en s'efforçant de donner à son visage
une expression de calme qui n'était point en son
âme, jeune homme, je te salue, mais ne me retiens pas, car
j'ai hâte d'aller chez mon ami, le noble Tigellin.
Vinicius s'appuya au rebord de la litière, se pencha vers
Chilon, et le regardant droit. dans les yeux, dit d'une voix
étouffée :
— Tu as vendu Lygie.
— Colosse de Memnon ! cria l'autre avec terreur.
Mais dans les yeux de Vinicius il n'y avait point de menace, et
la peur du vieux Grec disparut immédiatement. Il songea
qu'il était sous la protection de Tigellin el de
César lui-même, c'est-à-dire de deux
puissances devant quoi tout tremblait, qu'il était
entouré d'esclaves athlétiques, et que Vinicius
était là, sans armes. le visage
émacié et le corps courbé par
l'angoisse.
A cette pensée, il recouvra son insolence. Il fixa sur
Vinicius ses veux cerclés de sang et chuchota en
réponse :
— Mais toi, quand je mourais de faim, tu m'as fait
fouetter.
Un instant, ils furent silencieux ; puis la voix
étouffée de Vinicius proféra :
— J'ai été injuste, Chilon.
Le Grec leva la tête et, faisant claquer ses doigts en
signe de dénigrement, répliqua très haut,
afin que tout le monde entendît :
— Ami, si tu as quelque chose à me demander, viens
à ma maison de l'Esquilin dans la matinée : car
c'est alors qu'après mon bain je reçois mes
invités et mes clients.
Il fit un signe et les Égyptiens enlevèrent la
litière, tandis que les coureurs criaient en faisant
tournoyer leurs joncs :
— Place pour la litière du noble Chilon Chilonidès ! Place ! Place !
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |