Deuxième partie, chapitre 8 - Vivre gaiement |
César était mécontent d'être revenu
à Rome, et au bout de quelques jours il brûla de
nouveau du désir de partir pour l'Achaïe. Il publia
même un édit par lequel il annonçait que son
absence serait courte et que les affaires publiques n'auraient
pas à en souffrir. Puis, accompagné des augustans,
parmi lesquels Vinicius, il se rendit au Capitole, pour
sacrifier aux dieux et les remercier d'avoir favorisé son
dernier voyage. Mais le lendemain, lors de sa visite au
sanctuaire de Vesta, survint un incident qui influa sur tous les
projets. Néron ne croyait pas aux dieux, mais il les
redoutait. La mystérieuse Vesta surtout le remplissait de
crainte. A la vue de cette divinité et du feu
sacré, ses cheveux se dressèrent subitement, ses
mâchoires se contractèrent, un frisson parcourut
tous ses membres et il s'affaissa entre les bras de Vinicius
qui, par hasard, se trouvait derrière lui. On le
transporta immédiatement hors du temple et on rentra au
Palatin, où il garda le lit toute la journée. Il
annonça, au grand étonnement de tous les
assistants, qu'il remettait définitivement son voyage
à plus tard, la divinité l'ayant mis
secrètement en garde contre toute hâte. Une heure
après, on proclamait publiquement, dans Rome
entière, que César, voyant les figures
attristées des citoyens, et guidé par son amour de
père, resterait pariai eux, pour partager leurs joies ou
leurs peines. Le peuple, enchanté de cette
résolution, avant-courrière de jeux et de
distributions de blé, s'assembla en foule devant la Porte
Palatine, poussant des cris en l'honneur du divin César.
Lui, jouait aux dés avec les augustans.
— Oui, il a fallu remettre à plus tard mon voyage,
disaitil. L'Égypte et la souveraineté de
l'Orient ne peuvent m'échapper, d'après les
prophéties, et par conséquent l'Achaïe non
plus. Je ferai percer l'isthme de Corinthe, et en Égypte
nous élèverons des monuments, à
côté desquels les pyramides ne seront que des
jouets. Je ferai construire un sphinx sept fois plus grand que
celui qui, près de Memphis, contemple le désert,
et je lui ferai donner mes traits. Les siècles à
venir ne parleront plus que de ce monument et de moi.
— Par tes vers tu t'es déjà
érigé un monument non pas sept, mais trois fois
sept fois plus grand que la pyramide de Chéops, dit
Pétrone.
— Et par mon chant ? demanda Néron.
— Ah ! si l'on était capable de t'élever une
statue comme celle de Memnon, qui puisse, au lever du soleil,
faire entendre ta voix, — pendant des milliers de
siècles les mers qui bordent l'Égypte
fourmilleraient de navires, sur lesquels des multitudes venant
des trois parties du monde oublieraient tout, absorbées
en ton chant.
— Hélas ! qui donc est capable d'une telle
œuvre ? dit Néron.
— Mais tu peux faire tailler dans le basalte un groupe qui
te représenterait conduisant un quadrige.
— C'est vrai ! Je ferai tailler ce groupe. — Quel
superbe cadeau à l'humanité ! En Egypte encore,
j'épouserai la Lune, qui est veuve, et alors je serai
véritablement un dieu.
— Et tu nous donneras pour femmes des étoiles, et
nous formerons une nouvelle constellation qui se nommera la
constellation de Néron. Tu marieras Vitellius avec le
Nil, pour qu'il enfante des hippopotames. Donne à
Tigellin le désert, et il sera roi des chacals...
— Et moi, que me destines-tu ? demanda Vatinius.
— Que le bœuf Apis te bénisse ! tu nous a
organisé des jeux si splendides à
Bénévent, que je ne puis te vouloir du mal : fais
une paire de bottes pour le Sphinx, dont les pattes
s'engourdissent la nuit, à l'époque des
rosées. Ensuite, tu fabriqueras des chaussures pour les
colosses qui forment des allées devant les temples.
Chacun trouvera là-bas une occupation appropriée.
Domitius Afer, par exemple, sera trésorier, étant
connu pour sa probité. Je suis charmé,
César, que tu rêves à l'Égypte, et ce
qui m'attriste, c'est que tu aies différé le
voyage.
Mais Néron dit :
— Vos yeux de mortels n'ont rien vu, parce que la
divinité reste invisible aux yeux profanes. Sachez que,
dans le temple, Vesta elle-même s'est dressée
à mon côté et m'a dit à l'oreille :
« Surseois à ton voyage. » C'est
arrivé si subitement que j'en ai été
terrifié, encore que j'eusse dû être
reconnaissant aux dieux d'une protection aussi
évidente.
Jan Styka - Édition Flammarion, 1901-1904 |
— Nous avons tous été terrifiés, dit
Tigellin, et la vestale Rubria a perdu connaissance.
— Rubria ! dit Néron, quelle gorge neigeuse !
— Elle a rougi, à la vue du divin César
!!...
— Oui ! moi aussi, je l'ai remarqué. C'est
étrange ! une vestale... Il y a quelque chose de divin
dans chaque vestale, et Rubria est fort belle.
Il réfléchit un moment, et demanda :
— Dites-moi pourquoi les hommes craignent Vesta plus que
les autres divinités ? J'ai été saisi de
peur, moi, pontife suprême. Je me rappelle seulement que
j'ai défailli, et j'aurais roulé par terre si
quelqu'un ne m'avait soutenu. Qui était-ce ?
— Moi, répondit Vinieios,
— Ah ! toi, « sévère Arès
» ? Pourquoi n'es-tu pas venu à
Bénévent ? On m'a dit que tu étais malade
et, en effet, tu es changé. A propos j'ai entendu dire
que Croton avait voulu t'assassiner ? Est-ce vrai ?
— Oui ; et il m'a cassé un bras, mais je me suis
défendu.
— Avec ton bras cassé ?
— J'ai été aidé par un certain barbare, plus fort que Croton.
Néron eut un regard étonné.
— Plus fort que Croton ! Tu plaisantes, sans doute ?
Croton était le plus fort de tous, et maintenant c'est
Styphax l'Éthiopien.
— Je te dis, César, ce que j'ai vu de mes propres
yeux.
— Où donc est cette perle ? N'est-il pas devenu roi
du bocage de Nemora ?
— Je ne sais, César, je l'ai perdu de vue.
— Tu ignores même de quelle nation il est ?
— J'avais le bras cassé, je n'ai pas pensé
à le questionner.
— Cherche-le-moi.
Tigellin dit :
— Je vais m'en occuper, moi.
Mais Néron continua de s'adresser à Vinicius
:
— Je te remercie de m'avoir soutenu. J'aurais pu me briser
la tête en tombant. Autrefois, tu faisais un bon
compagnon, mais depuis la guerre, depuis que tu as servi sous
Corbulon, tu es devenu sauvage et je ne te vois plus que
rarement.
Après un court silence, il reprit :
— Comment se porte cette jeune fille... aux hanches
étriquées... dont tu étais amoureux et que
j'ai retirée de chez les Aulus pour toi ?
Vinicius se troubla, mais Pétrone lui vint aussitôt
en aide :
— Je parie, seigneur, dit-il, qu'il l'a oubliée. Tu
vois son trouble ? Demande-lui donc combien il en a eu depuis et
je ne garantis pas qu'il puisse répondre à ta
question. Les Vinicius sont de bons soldats, mais des coqs
encore meilleurs. Il leur faut toute une basse-cour. Punis-le,
seigneur, et ne l'invite pas à la fête que Tigellin
promet de nous donner en ton honneur sur l'étang
d'Agrippa.
— Non, je ne ferai pas cela. J'ai confiance en Tigellin,
et bon espoir que cette basse-cour ne fera pas
défaut.
— Les Grâces pourraient-elles manquer là où se trouvera l'Amour ? répliqua Tigellin.
Mais Néron dit :
— L'ennui me ronge ! La volonté de la déesse
m'a fait rester dans Rome, que je ne puis souffrir. Je partirai
pour Antium. J'étouffe dans ces quartiers étroits,
au milieu de ces maisons qui tombent en ruines, de ces ruelles
immondes. Un air empesté arrive jusqu'ici, jusque dans
mes jardins. Ah ! si un tremblement de terre détruisait
Rome, si quelque dieu dans sa colère la nivelait au ras
du sol, je vous montrerais alors comment on doit bâtir une
ville, tête du monde et ma capitale.
— César, répondit Tigellin, tu dis :
« Si quelque dieu dans sa colère détruisait
la ville »— c'est bien cela ?
-- Oui ! Et après ?
— N'es-tu donc pas un dieu ?
Néron haussa les épaules d'un air de lassitude,
puis :
— Nous verrons ce que tu vas nous organiser sur
l'étang d'Agrippa ; je partirai ensuite pour Antium. Vous
tous, vous êtes vite satisfails et vous ne comprenez pas
que j'aie soif de grandiose.
Il ferma à moitié les yeux, laissant entendre qu'il avait besoin de repos ; les augustans prirent congé l'un après l'autre.
Pétrone sortit avec Vinicius.
— Te voilà donc appelé à prendre part
à la fête, lui dit-il. Barbe-d'Airain a
renoncé au voyage ; mais, en revanche, ii fera plus de
folies que jamais, il se vautrera dans la ville comme dans sa
propre maison. Que diable ! nous qui avons soumis l'univers,
nous avons bien le droit de nous amuser. Toi, Marcus, tu es un
fort beau garçon, et c'est à cela que j'attribue
en partie la faiblesse que je ressens pour toi. Par Diane
d'Éphèse ! si tu pouvais voir tes sourcils d'un
seul arc, et ta figure où resplendit le vieux sang des
quirites ! Les autres auprès de toi ont l'air
d'affranchis. Sans cette doctrine sauvage, Lygie serait
aujourd'hui chez toi. Essaye encore de me prouver que ces
chrétiens ne sont pas les ennemis de la vie et des
hommes... Ils se sont bien conduits à ton égard,
tu peux donc leur être reconnaissant. Mais, à ta
place, je détesterais cette secte, et je chercherais le
plaisir là où on peut le trouver. Tu es beau, je
te le répète, et Rome pullule de femmes
divorcées...
— Je ne m'étonne que d'une chose, c'est que tout
cela ne te fatigue pas encore, répondit Vinicius.
— Qui t'a dit cela ? j'en suis fatigué depuis
longtemps, mais je n'ai pas ton âge. D'ailleurs, j'ai
d'autres goûts, qui te manquent. J'aime les livres, que tu
n'aimes pas, j'aime la poésie, qui t'ennuie, j'aime les
vases, les pierres précieuses et une foule de choses que
tu ne regardes même pas ; j'ai des douleurs
rénales, que tu n'as pas ; et enfin, j'ai Eunice, et tu
n'as rien de pareil... Je me complais parmi les chefs-d'oeuvre ;
de toi jamais on ne fera un esthète. Je sais que dans la
vie je ne trouverai jamais rien de meilleur que ce que j'ai
trouvé, et toi, tu en es encore à espérer
et à chercher quelque chose ; si la mort venait frapper
à ta porte, tu serais étonné, malgré
ton courage et tes chagrins, d'être obligé de
quitter déjà la terre, tandis que moi
j'accepterais cette fin inévitable avec la conviction
qu'il n'y a pas au monde de fruits dont je n'aie
goûté. Je ne suis pas pressé, mais je ne me
ferai pas non plus tirer l'oreille. Je m'efforcerai seulement de
vivre gaiement jusqu'au bout : les sceptiques sont gais. Les
stoïciens, selon moi, sont des sots, mais au moins le
stoïcisme trempe les caractères, tandis que tes
chrétiens apportent au monde la tristesse, qui est
à la vie ce que la pluie est à la nature. Sais-tu
ce que j'ai appris ? Eh bien ! pour les fêtes que donnera
Tigellin, on élèvera sur les bords de
l'étang d'Agrippa des lupanars, où seront
rassemblées les femmes des premières familles de
Rome. Ne s'en rencontrera-t-il pas une assez belle pour te
consoler ? Il y aura même des vierges, dont ce sera le
début dans le monde... en costume de nymphes. Et
voilà l'empire romain.. Il fait déjà chaud
: l'air, attiédi par le vent du sud, ne donnera pas la
chair de poule aux nudités qu'il caressera. Et toi,
Narcisse, sache qu'il ne s'en trouvera pas une seule capable de
te repousser, pas une seule... fût-elle vestale.
Vinicius se frappa la tête.
— Faut-il que j'aie de la malchance pour être
tombé sur l'unique exception ! ...
— A qui la faute, sinon aux chrétiens ? Mais des
gens dont le symbole est la Croix ne peuvent être
autrement. Écoute-moi : La Grèce était
belle et elle a enfanté la sagesse ; nous, nous avons
enfanté la force ; que peut enfanter cette doctrine,
selon toi ? Si tu le sais, éclaire-moi. Par Pollux ! je
ne m'en doute même pas.
Vinicius haussa les épaules.
— On dirait que tu as peur que je ne devienne
chrétien.
— J'ai peur que tu ne gâches ton existence.Si tu ne peux être la Grèce. sois Rome : gouverne et jouis. Nos folies ont un certain sens, précisément parce que cette idée s'y fait jour. Je méprise Barbe-d'Airain qui singe les Grecs ; s'il se disait Romain, je reconnaîtrais qu'il a raison d'extravaguer. Promets-moi que si tu trouves un chrétien en rentrant chez toi, tu lui tireras la langue. Et si, par hasard, c'est le médecin Glaucos, il n'en sera même pas étonné... Au revoir sur l'étang d'Agrippa !