Première partie, chapitre 11 - La petite Augusta |
Jan Styka - Vinicius - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Vinicius, cette nuit-là, ne se coucha point. Les
gémissements des esclaves fouettés n'apaisant ni
sa souffrance ni sa fureur, il prit une autre troupe d'hommes
et, à leur tête, fort tard dans la nuit, se
lança à la recherche de Lygie. Il explora le
quartier Esquilin, Suburre, la Voie Scélérate et
toutes les rues avoisinantes. Puis, ayant fait le tour du
Capitole, il passa le Pont de Fabrice, parcourut l'île, et
enfin battit le Transtévere. Mais c'était une
poursuite sans programme, et luimême
n'espérait point retrouver Lygie. S'il la cherchait,
c'était uniquement pour combler le vide de cette nuit
effroyable.
Il ne rentra qu'à l'aube, alors qu'apparaissaient les
chariots et les mulets des maraîchers et que les
boulangers ouvraient leurs boutiques. Il fit emporter le cadavre
de Gulon, que nul n'avait osé enlever, et commanda que
les esclaves auxquels on avait ravi Lygie fussent envoyés
aux ergastules de campagne, punition aussi terrible que la mort
enfin, se jetant sur un divan de l'atrium, il se mit à
réfléchir confusément aux moyens de
retrouver et de capturer Lygie.
Renoncer à elle, définitivement ta perdre, lui
paraissait impossible et à cette seule pensée la
rage étreignait son cœur. Pour la première
fois, sa nature impérieuse se heurtait à un
vouloir hostile. Il ne voulait pas et ne pouvait pas se
résigner à son sort, car jamais il n'avait
désiré rien aussi vivement qu'il désirait
Lygie. Il se figurait ne point pouvoir vivre sans elle. Il ne
parvenait pas à se figurer ce qu'il ferait sans elle
demain, comment il pourrait vivre les jours suivants.
Par moments il se sentait contre elle une fureur proche de la
folie. Il eût voulu l'avoir, ne fût-ce que pour la
battre, pour la traîner par les cheveux jusqu'au cubicule,
et pour la torturer.
Ensuite, une terrible nostalgie de cette voix, de ces yeux, de
cette silhouette, s'emparait de lui. Et il était
prêt à se rouler à ses pieds. Il l'appelait,
il se rongeait les doigts, il se pressait la tête de ses
mains. Il s'efforçait de toute sa volonté à
réfléchir avec calme aux moyens de la ravoir,
— mais il ne pouvait pas. Des milliers de moyens et de
manoeuvres se présentaient à son esprit, tous
absurdes. Enfin il eut un éclair : nul autre qu'Aulus ne
l'avait ravie, et, en tous cas, Aulus saurait où elle se
cachait.
Et il sauta sur ses pieds pour courir chez les Aulus. S'ils ne
la lui rendaient pas, s'ils ne tenaient point compte de ses
menaces, il irait chez César, il accuserait de
désobéissance le vieux chef et il obtiendrait
contre lui un arrêt de mort. Mais, auparavant, il lui
arracherait l'aveu du refuge de Lygie. Et même s'ils la
rendaient de plein gré, il se vengerait pourtant. Ils
l'avaient reçu dans leur maison et ils l'avaient
soigné,— mais cela ne comptait pas ! II se sentait
maintenant délié de toute gratitude. Et son
âme vindicative et féroce se délectait
à la pensée du désespoir de Pomponia, quand
le centurion apporterait à Aulus la sentence de mort. Il
était presque sûr de l'obtenir, cette sentence.
Pétrone l'y aiderait. Du reste, César ne refusait
rien à ses compagnons.
Soudain, son cœur cessa de battre, à une
supposition terrible.
— Et si c'était César lui-même qui
eût ravi Lygie ?
Tout le monde savait que César cherchait souvent dans des
attaques nocturnes une trêve à son ennui.
Pétrone lui-même prenait part à ces
plaisanteries. Le but en était principalement de capturer
quelques jolies filles que l'on faisait ensuite sauter et
ressauter sur un manteau de soldat jusqu'à la
défaillance. Néron appelait parfois ces
expÉditions « la pêche aux perles », car il
arrivait que l'on pêchât une véritable perle
de grâce et de jeunesse. Alors, on envoyait la perle au
Palatin, ou dans l'une des innombrables villas de César,
ou encore Néron la cédait à l'un de ses
compagnons. Cette aventure avait pu arriver à Lygie.
César l'avait regardée au festin, et Vinicius ne
doutait pas qu'elle ne l'eût affolé. Néron,
à la vérité, eût pu la retenir au
Palatin. Mais, comme disait Pétrone, César n'avait
point le courage de ses forfaits. Et, d'ailleurs, il
ménageait Poppée...
Vinicius songea alors combien il était improbable
qu'Aulus et Pomponia eussent osé reprendre de force une
femme que lui avait donnée César. Du reste, qui
donc l'eût osé ? L'eût-il osé, ce
gigantesque Lygien aux yeux bleus qui pourtant avait eu la
hardiesse d'entrer dans la salle du festin et d'emporter Lygie
dans ses bras ? Ainsi nul n'était coupable, que
César.
S'il en était ainsi, Lygie était perdue à
jamais. On pouvait l'arracher de toutes les mains, mais non de
ces mains-là. Maintenant il comprenait à quel
point elle lui était chère. De même que
l'homme qui se noie et qui, en un éclair, se
remémore tout son passé, Vinicius se
remémora Lygie. Il la voyait, il entendait chacune de ses
paroles. Il la voyait au bord de la fontaine et chez les Aulus,
et au festin. Il la sentait près de lui, il sentait le
parfum de ses cheveux, la chaleur de son corps, la
volupté des baisers dont il avait, à ce festin,
écrasé ses lèvres innocentes. Elle lui
apparut mille fois plus belle, plus désirable, plus
douce, mille fois plus que jamais l'unique et l'élue
entre toutes les mortelles et toutes les divinités. Et
à songer qu'elle pût être
possédée par Néron, il était
étreint par une douleur physique si effroyable, qu'il
eût voulu heurter sa tête aux murs de l'atrium. Il
comprenait qu'il pouvait devenir fou, et qu'il deviendrait fou
si la vengeance ne lui restait. Et, de même qu'aupapavant
il lui avait semblé qu'il ne pourrait vivre s'il ne
retrouvait pas Lygie, ainsi maintenant il voyait qu'il lui
serait impossible de mourir sans l'avoir vengée.
Seule, la pensée de la vengeance lui procurait quelque
soulagement. « Je serai ton Cassius Cherea !
répétait-il. Il prit un peu de terre dans les pots
de fleurs qui entouraient l'impluvium, et fit un terrible
serment à Hécate, à l'Érèbe
et aux lares familiaux, qu'il tirerait vengeance de
Néron. Au moins, maintenant, avait-il une raison de
vivre. Il se fit porter au Palatin, où d'abord il verrait
Acté, — peut-être par elle apprendrait-il
quelque chose.
En route, il réfléchissait confusément
à Lygie et à sa vengeance. Il avait entendu dire
que les prêtres de la déesse égyptienne
Pasht savaient provoquer des maladies : il les consulterait. En
Orient, on lui avait appris que les Juifs avaient des formules
magiques, grâce auxquelles ils pouvaient couvrir
d'ulcères le corps de leurs ennemis : il avait une
douzaine d'esclaves juifs, il les ferait fouetter pour leur
arracher le secret.
Devant l'arc du portail, il se dit que si les prétoriens
lui opposaienl la moindre difficulté ou si l'on cherchait
à s'assurer qu'il fût sans armes (il avait
d'ailleurs oublié d'enprendre aucune), ce lui serait une
preuve que Lygie était au palais par la volonté de
César. Mais le plus ancien des centurions lui sourit
amicalement et s'approcha :
— Salut, noble tribun. Si ton désir est de
présenter tes hommages à César, tu tombes
mal, et je ne sais même si tu pourras le voir.
— Qu'arrive-t-il ? demanda Vinicius,
— L'auguste petite Divinité est tombée
malade subitement. César et l'Augusta sont auprès
d'elle avec des médecins.
C'était un événement considérable.
Quand était née cette fille, César avait
déliré de joie. Par avance, le Sénat avait
solennellement recommandé à la protection des
dieux le sein de Poppée. Une cérémonie
votive avait eu lieu à Antium, pour les relevailles ; on
avait donné des jeux splendides et édifié
un temple aux deux Fortunes. Néron, qui était
incapable de garder de mesure en rien, aimait l'enfant sans
mesure. A Poppée l'enfant était chère
aussi, qui avait raffermi sa situation et rendu son influence
irrésistible.
De la santé et de la vie de la petite Augusta pouvait
dépendre le sort de l'empire. Mais Vinicius était
si exclusivernent préoccupé de son amour qu'il ne
prêta aucune attention à la réponse du
soldat.
— Je veux simplement voir Acté, dit-il.
Et il passa.
Acté, elle aussi, était auprès de l'enfant,
et il dut attendre. Elle ne vint que vers midi.
— Acté, cria Vinicius, la saisissant par la main et
la traînant au centre de la pièce, où est
Lygie ?
— Je voulais te le demander, répondit-elle avec
reproche.
Et Vinicius. bien qu'il se fût promis de l'interroger
avec calme, cria, le visage contracté de douleur et de
rage :
— Je ne l'ai pas. On me l'a enlevée en route !
Puis, se ressaisissant, il approcha son visage d'Acté et
dit à travers ses dents serrées :
— Acté... si tu tiens à la vie, si tu ne
veux pas être cause de malheurs dont tu ne peux même
te figurer l'étendue, réponds la
vérité : est-ce César qui l'a
enlevée ?
— César n'est pas sorti du palais, hier.
— Sur l'ombre de ta mère, sur tous les dieux, elle
n'est pas au palais ?
— Sur l'ombre de ma mère, Marcus, elle n'y est
point, et ce n'est point César qui te l'a prise. La
petite Augusta est malade depuis hier et Néron ne quitte
pas le berceau.
Vinicius respira.
— Alors, dit-il en s'asseyant sur un banc et en serrant
les poings, ce sont les Aulus, — et malheur à
eux !
— Aulus Plautius est venu ici ce matin. Il n'a pas pu me
voir, car j'étais auprès de l'enfant, mais il a
questionné Épaphrodite et les autres gens de
César et leur a annoncé qu'il reviendrait me
voir.
— Il voulait éloigner les soupçons. S'il
n'avait pas su ce qu'elle est devenue, il serait allé la
chercher chez moi.
— Il m'a laissé quelques mots sur une tablette.
Sachant que Lygie lui avait été reprise sur le
désir de Pétrone et le tien, il s'attendait
à ce qu'elle te fût envoyée, et ce matin il
s'est rendu chez toi, où tes gens lui ont dit ce qui
était arrivé.
Elle passa dans le cubicule et en revint avec la tablette
laissée par Aulus.
Vinicius prit connaissance de la missive et resta muet.
Acté semblait lire dans son visage bouleversé.
Après un moment :
— Non, Marcus. Ce qui est arrivé, est arrivé
par la volonté de Lygie.
— Tu savais qu'elle voulait s'enfuir ! s'exclama
Vinicius.
— Je savais qu'elle ne consenlirait pas à
être ta concubine.
Et ses yeux brouillés eurent un regard presque
sévère.
— Et toi, qu'as-tu été toute ta vie ?
— Moi, j'étais une esclave...
Mais Vinicius ne cessait pas d'exhaler sa fureur : César
lui avait fait don de Lygie, il la découvrirait,
fût-elle cachée sous terre, et il ferait d'elle ce
que bon lui semblerait. Oui ! Elle serait sa concubine. Il la
ferait fouetter aussi souvent qu'il lui plairait. Quand il
serait las d'elle, il la donnerait au dernier de ses esclaves,
ou bien l'attellerait à un moulin à bras dans une
de ses terres d'Afrique.
Il s'affolait, et — Acté s'en rendait compte
— ses paroles ne correspondaient plus à aucune
réalité.
Lygie s'était révoltée contre la
volonté de César. Il supplierait César de
la faire chercher dans toute la ville et dans tout l'empire,
fallût-il employer à cette besogne toutes les
régions. Pétrone appuierait sa demande, et les
recherches commenceraient le jour même.
Acté, impatientée, répliqua :
— Prends garde de la perdre pour jamais, le jour où César l'aura retrouvée.
— Tu dis ? ...
— Écoute, Marcus ! Hier, dans les jardins, Lygie et
moi, nous avons rencontré Poppée et la petite
Augusta que portait Lilith, la négresse. Le soir,
l'enfant est tombée malade, et Lilith prétend que
l'étrangère a dû lui jeter un sort. Si
l'enfant recouvre la santé, ils oublieront ; sinon,
Poppée sera la première à accuser Lygie de
sorcellerie, et alors, retrouvée, il n'y aura plus pour
elle de salut.
Il y eut un silence ; puis Vinicius hasarda :
— Peut-être, en effet, a-t-elle jeté un sort
à l'enfant... et à moi aussi.
— Lilith répète que l'enfant s'est mise
à pleurer dès qu'elle nous eût
dépassées. C'est vrai! elle s'est mise à
pleurer. Sans doute elle était déjà malade.
Cherche-la, Marcus, soit ! Mais, avant la guérison de
l'enfant, ne parle pas de Lygie. Ses yeux ont assez
pleuré à cause de toi.
— Tu l'aimes, Acté ? demanda Vinicius d'une voix
morne.
— Oui ! J'ai appris à l'aimer.
— Tu l'aimes ; elle ne t'a pas rendu haine pour amour,
comme à moi !
— Homme emporté et aveugle, elle t'aimait.
Vinicius bondit.
— Ce n'est pas vrai !
« Elle le haïssait... D'où Acté
pouvait-elle savoir ? ... Après un jour
d'intimité, Lygie lui aurait fait des aveux ? Et quel
amour était-ce donc, qui préférait la vie
errante, l'indigence, l'incertitude du lendemain, et
peut-être même une mort misérable, —
qui préférait tout cela à une vie de luxe
et de joie ! Quel amour était-ce, un amour qui avait peur
de la volupté et soif de la souffrance ? Chez les Aulus,
un jour, il avait pu croire qu'elle l'aimait. — Mais non !
elle le haïssait déjà, elle n'avait pas
cessé de le haïr, et elle mourrait, cette haine au
cœur. »
Acté, si douce, d'ordinaire, à son tour s'indigna
:
« Comment avait-il essayé de la gagner ? Au lien
de s'incliner devant Pomponia et Aulus et la leur dmander, il
l'avait, ar surprise, enlevée à ses parents. Il
avait voulu faire d'elle non point sa femme, mais sa concubine,
— d'elle, une fille de roi. ll avait blessé ses
yeux innocents du spectacle de l'orgie. Avait-il oublié
ce qu'était la maison des Aulus ? qui était
Pomponia, la mère adoptive de Lygie ? Il ne songeait donc
pas que ces femmes pussent différer de Nigidia, de Calvia
Crispinilla, de Poppée et de toutes celles qu'on
rencontrait chez César ? II n'avait pas compris que celte
enfant candide préférerait la mort au
déshonneur ! Savait-il quels dieux elle adorait, et si
ses dieux à elle n'étaient point meilleurs el plus
purs que cette Vénus infâme ou cette Isis que
vénère l'impudicité des Romaines ? Eh
bien ! non : Lygie ne lui avait point fait d'aveux, mais elle
lui avait dit qu'elle attendait le salut de lui, Vinicius. Et
quand elle parlait de lui, elle s'empourprait. Son cœur,
à elle, avait battu pour lui, mais il l'avait
épouvantée, l'avait indignée, l'avait
offensée. »
—IL est trop tard ! gémit-il.
Un abime béait devant lui. Il ne savait que faire,
qu'entreprendre, où s'adresser. Comme un écho,
Acté répéta : « Trop tard ! »
et ces paroles, dans une autre bouche, résonnèrent
pour lui comme une sentence de mort.
Et il allait s'éloigner sans même prendre
congé d'Acté, quand soudain la portière de
l'atrium se souleva : Vinicius avait devant lui la silhouette
endeuillée de Pomponia Græcina.
Elle aussi avait appris la disparition de Lygie et, jugeant
qu'il lui serait plus facile qu'à Aulus de
pénétrer auprès d'Acté, elle venait
demander des nouvelles. En apercevant Vinicius, elle tourna vers
lui son visage frêle et pâle.
— Marcus, que Dieu te pardonne le tort que lu nous as
fait, à nous et à Lygie.
Lui, restait là, le front courbé, avec la
sensation du malheur et de la responsabilité, impuissant
à comprendre quel Dieu devait et pouvait lui pardonner,
et pourquoi Pomponia parlait de pardon, quand elle eût
dû parler de vengeance.
Enfin il sortit, la tête vide d'espoir, lourde de
pensées.
Dans la cour d'honneur et sous la galerie se pressaient des
groupes anxieux. Des sénateurs et des chevaliers
étaient là, venus pour avoir des nouvelles de la
petite Augusta, ou, du moins, pour témoigner de leur
empressement, fût-ce devant les esclaves impériaux.
Le bruit de la maladie de la « divinité »
s'était répandu promptement ; par la porte
affluaient de nouveaux visiteurs, et derrière l'arc la
multitude s'accumulait. Des arrivants, voyant sortir Vinicius,
l'abordaient en quête de renseignements, mais il
avançait sans répondre. Soudain, Pétrone
l'arrêta.
Contre l'homme dont le stratagème avait eu pour lui des
conséquences si désastreuses, Vinicius eût
donné libre cours à sa fureur, — mais il
sortait de chez Acté si abattu que son
irascibilité native faisait trêve. Pourtant, il
repoussa Pétrone et voulut passer. Mais l'autre le saisit
par le bras.
— Comment va la divine ?
Contraint de s'arrêter, Vinicius s'exaspéra de
nouveau
— Que les enfers l'engloutissent, elle, et toute cette
maison, répondit-il, les dents serrées.
— Silence, malheureux ! dit Pétrone.
Et, jetant autour de lui un furtif regard, il ajouta
très vite :
— Si tu veux savoir quelque chose de Lygie, viens avec
moi. Non, c'est inutile, je ne dirai rien ici ; viens avec moi,
je te ferai part de mes suppositions.
Il lui mit un bras autour de la taille el l'entraîna ;
c'était là son principal objectif, car il n'avait
point de nouvelles. Mais, à la vérité,
comme il avait le sentiment de sa responsabilité dans les
événements qui désolaient Vinicius, il
avait déjà entrepris quelque chose, et une fois
dans la litière il dit :
— J'ai fait garder toutes les portes par mes esclaves,
leur donnant le signalement exact de la jeune fille et de ce
géant qui l'autre jour l'a emportée de la salle du
festin ; c'est indubitablement lui encore qui l'a enlevée
hier. Écoute ! Peut-être les Aulus voudront-ils la
cacher dans une de leurs campagnes. Dans ce cas, nous saurons de
quel côté on l'emmène. Mais si mes gens ne
la voient pas aux portes, ce sera une preuve qu'elle est
restée en ville, et nous commencerons nos recherches
aujourd'hui même.
— Les Aulus ne savent pas où elle se trouve,
répondit Vinicius.
— En as-tu la certitude ?
— J'ai vu Pomponia. Eux aussi la cherchent.
— Hier elle n'a pu quitter la ville, puisque la nuit les
portes sont closes. Deux hommes à moi font les cent pas
devant chaque porte. L'un d'eux suivra Lygie et le géant,
l'autre reviendra immédiatement donner l'alarme. Si elle
est en ville, nous la trouverons, car il est facile de
reconnaître la taille et la carrure du Lygien. Tu as de la
chance que ce ne soit pas César qui l'ait
enlevée ; je puis en effet te certifier que ce n'est pas
lui, — au Palatin, on n'a pas de secrets pour moi.
Alors Vinicius, d'une voix que l'émotion
étranglait, raconta à Pétrone ce que lui
avait dit Acté, et quels nouveaux dangers menagaient
Lygie. Puis il se laissa aller aux récriminations. Sans
Pétrone, Lygie serait chez les Aulus, et lui, Vinicius,
pourrait la voir tous les jours et serait plus heureux que
César. Il s'exaltait à mesure qu'il parlait ;
l'émotion le gagnait : des larmes de chagrin et de rage
lui coulèrent des yeux.
Pétrone ne s'était pas imaginé que le jeune
homme pût aimer à ce point :
— O toute-puissante Cypris, se disait-il, toi seule règnes sur les cœurs des hommes et des dieux !
Jan Styka - Cypris - Édition Flammarion, 1901-1904 |