Première partie, chapitre 17 - Judas |
Jan Styka - Glaucos - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Il importait réellement à Chilon
d'écarter Glaucos qui, bien qu'âgé,
n'était nullement un vieillard
décrépit. Le récit que Chilon
avait fait à Vinicius renfermait une grande part
de vérité. Le Grec avait jadis connu
Glaucos, qu'il avait trahi, livré à des
bandits, séparé de sa famille,
dépouillé et fait assassiner. Le souvenir
de ces événements lui était
cependant léger, car le misérable avait
abandonné Glaucos agonisant, non pas dans une
auberge, mais dans un champ, près de Minturnes.
Il avait tout prévu, excepté que Glaucos
guérirait de ses blessures et arriverait
à Rome. Maintenant il s'agissait de se
débarrasser de lui et, à cet effet, de
choisir des hommes. Passant le plus souvent ses nuits
dans des cabarets, au milieu de gens sans feu ni lieu,
sans foi ni loi, il était facile à Chilon
d'en recruter de prêts à toute besogne,
mais il risquait d'en rencontrer qui, flairant l'argent
sur lui, commenceraient par le lui voler, ou qui,
après avoir empoché des arrhes, lui
soutireraient la somme entière en le
menaçant de le livrer. D'ailleurs, depuis
quelque temps, Chilon éprouvait de l'aversion
pour la canaille, pour les figures ignobles et
effroyables qui se terraient dans les bouges de Suburre
ou du Transtévère. Mesurant tout à
sa propre taille et n'ayant pas approfondi suffisamment
les chrétiens et leur doctrine, il pensait que,
parmi eux aussi, il trouverait des instruments
dociles ; comme, en outre, ils lui paraissaient plus
honnêtes, il avait résolu de s'adresser
à eux et de leur présenter l'affaire de
manière qu'ils s'en chargeassent non seulement
par cupidité, mais aussi par zèle. |
Dans ce but, il se rendit, le soir même, chez Euricius. Il
savait que le vieillard lui était dévoué
corps et âme et qu'il ferait tout pour lui être
utile. Prudent par nature, Chilon n'avait nullement l'intention
de lui dévoiler ses véritables desseins, qui du
reste eussent été en opposition complète
avec la confiance qu'Euricius avait dans la vertu et la
piété de son bienfaiteur. Il voulait avoir des
hommes prêts à tout, et s'entendre, alors
seulement, avec eux de manière que, dans leur propre
intérèt, ils fussent obligés de garder sur
l'affaire un silence éternel.
Le vieil Euricius, après avoir racheté son fils,
avait loué une de ces petites échoppes qui
fourmillaient autour du Grand Cirque, pour y vendre des olives,
des fèves, du pain sans levain et de l'eau coupée
de miel aux spectateurs des courses. Chilon le trouva chez lui,
rangeant ses marchandises ; il le salua au nom du Christ et se
mit à l'entretenir de l'affaire qui l'amenait. Voici :
Leur ayant rendu service, il compte sur leur reconnaissance. Il
a besoin de deux ou trois hommes robustes et courageux, pour
détourner un danger qui menace et lui et tous les
chrétiens. Il est pauvre, à la
vérité ; pourtant il paiera ce service, à
condition que les hommes aient confiance en lui et
exécutent fidèlement ce qu'il ordonnera.
Euricius et son fils Quartus déclarèrent
qu'eux-mêmes étaient prêts à
exécuter tout ce qu'il commanderait, certains qu'un saint
homme comme lui ne pouvait exiger des actes qui ne fussent pas
conformes aux enseignements du Christ.
Chilon leur assura qu'il en était ainsi ; et, levant les
yeux au ciel, il semblait prier : mais il
réfléchissait, se demandant s'il ne ferait pas
bien d'accepter leur proposition qui pouvait lui faire
économiser mille sesterces. Après un moment de
réflexion, il refusa. Enricius était un vieillard,
non pas tant accablé par l'âge
qu'épuisé par les chagrins et la maladie, Quartus
avait seize ans : or Chilon avait besoin d'hommes
expéditifs et surtout solides. Quant aux mille sesterces,
il comptait, grâce au moyen qu'il avait trouvé, en
économiser une bonne part.
— Seigneur, dit alors Quartus, je connais le boulanger
Demas, chez qui travaillent à la meule des esclaves et
des salariés. L'un de ces salariés est tellement
fort qu'il pourrait en remplacer non pas deux, mais quatre. Je
l'ai vu moi-même soulever des pierres que n'arrivaient pas
à ébranler quatre hommes réunis.
— Si c'est un fidèle, craignant Dieu et capable de
se sacrifier pour ses frères, fais-le-moi
connaître, dit Chilon.
— C'est un chrétien, seigneur, répondit
Quartus, car ceux qui travaillent chez Demas sont
chrétiens pour la plupart. Il y a des ouvriers de jour et
des ouvriers de nuit ; il fait partie de ces derniers. Si nous.
y allions maintenant, nous arriverions pendant leur repas du
soir et tu pourrais causer avec lui, en toute liberté.
Demas demeure près de l'Emporium.
Chilon y consentit très volontiers. L'Emporium se
trouvait au pied du Mont Aventin, et par conséquent pas
trop loin du Grand Cirque. On pouvait, sans contourner les
collines, longer le fleuve, passer le portique Émilia, ce
qui abrégeait encore le chemin.
— Je suis vieux, dit Chilon, lorsqu'ils
s'engagèrent sous la colonnade, et quelquefois j'ai des
absences de mémoire. Notre Christ a bien
été livré par un de ses disciples, mais en
ce moment je ne puis me rappeler le nom de ce
traître.
— Seigneur, c'est Judas ; il s'est pendu, répondit
Quartus, quelque peu étonné qu'on pût ne pas
se souvenir de ce nom.
— Ah ! oui ! Judas ! Je te remercie, dit Chilon.
Puis ils marchèrent quelque temps en silence.
Arrivés à l'Emporium, qui était
déjà fermé, ils le
dépassèrent, contournèrent les magasins de
grains où se faisaient les distributions de blé,
prirent à gauche, se dirigeant vers les maisons qui
s'étendaient le long de la route d'Ostie jusqu'au Mont
Testacius et au Forum Pistorium. Là ils
s'arrêtèrent devant un bâtiment en bois
d'où arrivait le bruit du crépitement des grains
sur les meules. Quartus y pénétra ; le prudent
Chilon se tint dehors.
—Je suis curieux de voir cet Hercule meunier, se dit-il,
en regardant la lune qui brillait d'une claire lumière.
Si c'est une canaille et un malin, cela me coûtera un peu
cher, si au contraire c'est un vertueux chrétien et un
imbécile, il fera gratis tout ce que je lui
demanderai.
Il fut interrompu dans ses réflexions par le retour de
Quartus qui sortit du bâtiment avec un autre homme
vêtu seulement d'une de ces tuniques d'ouvrier qui
laissaient nu le bras droit ainsi que le côté droit
de la poitrine. A l'aspect du nouveau venu, Chilon soupira de
satisfaction. Jamais il n'avait vu un tel bras ni une telle
poitrine.
— Voici, seigneur, dit Quartus, le frère que tu
désires voir.
— Que la paix du Christ soit avec lui, prononça
Chilon ; et toi, Quartus, dis à ce frère si je
suis digne de foi, et ensuite retourne chez toi, pour l'amour de
Dieu, car il ne faut pas laisser tout seul ton vieux
père.
— C'est un saint homme, dit Quartus : il a sacrifié
toute sa fortune pour me racheter de l'esclavage, moi, qu'il ne
connaissait pas. Que notre Seigneur le Rédempteur lui
prépare en échange une récompense
céleste !
Le gigantesque ouvrier, en entendant ces mots, s'inclina et
baisa la main deChilon.
— Quel est ton nom, mon frère ? demanda le
Grec.
— Père, au saint baptême j'ai reçu le
nom d'Urbain.
— Urbain, mon frère, as-tu le temps de causer avec
moi librement ?
— Notre travail ne commence qu'à minuit et à
présent on nous prépare le repas du soir.
— Nous avons donc tout le temps nécessaire. Allons
au bord du fleuve, et là tu entendras ce que j'ai
à te dire.
Ils allèrent s'asseoir sur une pierre de la berge, dans
une tranquillité qui n'était troublée que
par le bruit lointain des meules et le clapotis du fleuve.
Chilon examina la figure de l'ouvrier qui, malgré
l'expression un peu dure et triste très fréquente
chez les Barbares demeurant à Rome. lui parut
refléter la bonté et la
sincérité.
— Oui ! pensa-t-il, c'est un homme bon et sot qui tuera Glaucos gratis.
Et il demanda :
— Urbain, aimes-tu le Christ ?
— Je l'aime du fond du cœur.
— Et tes frères et tes soeurs ? et tous ceux qui t'ont enseigné la vérité et la foi dans le Christ ?
— Je les aime aussi, mon père.
— Alors que la paix soit avec toi !
— Et avec toi aussi, mon père !
Chilon, les yeux à la lune, se mit à parler d'une
voix étouffée de la mort du Christ. Il parlait
comme s'il ne s'adressait pas à Urbain, mais comme s'il
confiait ce secret à la ville endormie. Il y avait
là quelque chose d'émouvant et de solennel.
L'ouvrier pleurait et lorsque Chilon commença à
gémir et à se lamenter de ce qu'au moment de la
mort du Sauveur il ne se fût trouvé personne pour
Le défendre contre les insultes des soldats et des Juifs,
les poings énormes du barbare se crispèrent de
regret et de fureur contenue.
Chilon lui demanda brusquement :
— Urbain, sais-tu qui était Judas ?
— Je le sais ! Je le sais ! mais il s'est pendu !
Et dans sa voix il y avait comme un regret que le traître
se fût fait lui-même justice.
Chilon continua :
— Si cependant il ne s'était pas pendu, et si
quelque chrétien le rencontrait, soit sur terre, soit sur
mer, ne devrait-il pas venger le supplice, le sang et la mort du
Sauveur ?
— Et qui donc ne les vengerait pas, mon
père !
— Que la paix soit avec toi, fidèle serviteur de
l'Agneau ! Oui ! on peut pardonner ses propres offenses, mais
qui donc a le droit de pardonner les offenses faites à
Dieu ? De même qu'un serpent enfante un serpent, que la
méchanceté fait naître la
méchanceté, et la traîtrise la
traîtrise, ainsi du venin de Judas est né un autre
traître ; de même que l'un a livré le Sauveur
aux Juifs et aux soldats romains, l'autre, qui vit au milieu de
nous, veut livrer aux loups les brebis du Seigneur ; et si
personne ne prévient cette trahison, si personne
n'écrase à temps la tête de ce serpent, c'en
est fait de nous tous, et avec nous disparaîtra la gloire
de l'Agneau.
L'ouvrier le regardait avec une inquiétude énorme,
comme s'il ne se rendait pas compte de ce qu'il entendait. Le
Grec, s'étant couvert la tête du pan de son
manteau, répéta d'une voix
sépulcrale.
— Malheur à vous ! serviteurs du vrai Dieu, malheur
à vous, chétiens et chrétiennes !
De nouveau un silence, et l'on n'entendait que le grincement des
meules, le chant assourdi des meuniers et le clapotis du
fleuve.
— Mon père, finit par demander l'ouvrier, quel est
ce traître ?
Chilon baissa la tête.
Quel était ce traître ? Un fils de Judas, un fils
engendré de son venin, qui se faisait passer pour
chrétien et fréquentait les maisons de
prières dans le seul buit d'accuser les frères
devant César, disant qu'ils ne le reconnaissent pas pour
dieu, qu'ils empoisonnent les fontaines, qu'ils immolent les
enfants, et qu'ils veulent détruire cette ville pour
qu'il n'en reste pas pierre sur pierre. Dans quelques jours on
donnerait aux prétoriens l'ordre d'enchaîner les
vieillards, les femmes et les enfants et de les conduire
à la mort, comme les esclaves de Pedanius Secundus.
C'était là l'oeuvre de ce second Judas. Mais si
personne n'a puni le premier, si personne n'a pris la
défense du Christ à l'heure de son supplice, qui
donc voudra punir celui-là, qui donc écrasera la
tête de ce serpent, qui le fera disparaître avant
qu'il parle à César ?
Urbain, jusqu'alors assis sur le revêtement de pierre, se
leva subitement et dit :
— Moi, mon père.
— Alors, va parmi les chrétiens, va dans les maison
de prières, et. demande à nos frères
où est Glaucos, le médecin, et lorsqu'on te l'aura
montré, alors, au nom du Christ, tue-le !
— Glaucos ? ... répéta l'ouvrier comme s'il
eût voulu graver ce nom dans sa mémoire.
— Le connaîtrais-tu ?
— Non, je ne le connais pas. Il y a des milliers de
chrétiens dans Rome et ils ne se connaissent pas tous.
Mais demain, pendant la nuit, tous jusqu'au dernier,
frères et soeurs, se réuniront à
l'Ostrianum, car le grand Apôtre du Christ est
arrivé et il va prêcher là ; c'est là
que nos frères me montreront Glaucos.
— A l'Ostrianum ? demanda Chilon, mais c'est hors des
portes. Tous les frères et toutes les soeurs ?... La
nuit, hors de la ville, à l'Ostrianum ?
— Oui, mon père ! c'est notre cimetière,
entre la Via Salaria et la Via Nomentana. Est-ce que tu ne sais
pas que le grand Apôtre doit y prêcher ?
— Je suis resté deux jours sans rentrer chez moi,
c'est pourquoi je n'ai pas reçu sa lettre ; et je ne sais
pas où est l'Ostrianum, parce que je suis arrivé
depuis peu de Corinthe où je dirige la communauté
chrétienne. Mais c'est bien, et puisque le Christ t'a
envoyé cette inspiration, va à l'Ostrianum, mon
fils, tu y trouveras Glaucos au milieu de nos frères, tu
le tueras en revenant à la ville ; et, en
récompense, tous tes péchés te seront
pardonnés. Et, maintenant, que la paix soit avec
toi !
— Mon père...
— Je t'écoute, fils de l'Agneau.
Un grand embarras se peignit sur la figure de l'ouvrier. Il n'y
a pas longtemps, il a tué un homme, peut-être
même deux, et la doctrine chrétienne défend
de tuer. Il ne les a pas tués, il est vrai, pour sa
défense personnelle, car cela non plus n'est pas permis !
Il n'a pas tué par intérêt, le Christ l'en
préserve ! ... L'évêque lui avait même
donné des frères pour le seconder, mais n'avait
pas permis de tuer; et cependant il a tué sans le
vouloir, parce que Dieu l'a puni en le douant d'une force trop
grande— et. maintenant il expie cruellement... Les autres
chantent auprès des meules, tandis que lui, malheureux,
ne pense qu'à son péché et à
l'offense faite à l'Agneau.
Que de prières, que de larmes versées ! Combien de
fois n'a-t-il pas demandé pardon à l'Agneau ! et
il sent encore qu'il n'a pas suffisamment expié... Et
voilà que de nouveau il a promis de tuer un
traître... Soit ! On ne doit pardonner que ses propres
offenses, il le tuera donc, même sous les yeux de tous les
frères et de toutes les soeurs qui seront demain à
l'Ostrianum. Mais que d'abord Glaucos soit condamné par
ceux qui sont les supérieurs parmi les frères, par
l'évêque ou par l'Apôtre ? Tuer n'est rien,
et même tuer un traître est un plaisir, de
même que tuer un loup ou un ours, mais si, par hasard,
Glaucos n'était pas coupable ? Comment assumer un nouveau
meurtre, un nouveau péché, et une nouvelle offense
à l'Agneau ?
— Le temps manque pour un jugement, mon fils,
répliqua Chilon, car de l'Ostrianum le traître se
rendra directement auprès de César, à
Antium, ou bien se réfugiera dans la maison d'un
patricien dont il est le serviteur ; mais je vais te donner un
signe qui, lorsque tu le montreras après avoir tué
Glaucos, te vaudra pour ta bonne action la
bénédiction de l'évêque et du grand
Apôtre.
A ces mots, il tira un sesterce, et, de la pointe de son
couteau, il y grava une croix, et remit la pièce à
l'ouvrier.
— Voilà une sentence contre Glaucos, et un signe
pour toi. Lorsque, après avoir fait disparaître
Glaucos, tu présenteras ce sesterce à
l'évêque, il te pardonnera aussi l'autre meurtre
que tu as commis involontairement. L'ouvrier tendit
malgré lui la main vers la pièce de monnaie ; mais
le premier meurtre étant encore trop frais dans sa
mémoire, il éprouva comme un sentiment
— Père ! dit-il d'une voix presque suppliante,
prends-tu cette action sur ta conscience, et as-tu entendu de
tes propres oreilles Glaucos trahir ses frères ?
Chilon comprit qu'il fallait donner quelques preuves, citer des
noms.
— Écoute, Urbain, je demeure à Corinthe,
mais je suis originaire de Cos, et ici à Rome j'enseigne
la doctrine du Christ à une jeune servante de mon pays,
nommée Eunice. Elle sert comme vestiplice dans la maison
d'un certain Pétrone, ami de César. Eh bien ! dans
cette maison, j'ai entendu Glaucos s'engager à livrer
tous les chrétiens et promettre, en outre, à un
autre confident de César, Vinicius, de lui faire
retrouver parmi les chrétiens une jeune vierge...
Il s'arrêta et regarda avec stupéfaction son
interlocuteur dont les yeux avaient subitement
étincelé, comme les yeux d'un animal
féroce.
— Qu'as-tu ? demanda-t-il presque effrayé.
— Rien, père. Demain je tuerai Glaucos...
Le Grec se tut ; au bout d'un moment, ayant pris l'ouvrier par
les épaules, il le fit se retourner de façon que
la lumière de la lune lui tombât en plein sur la
figure, et. il le regarda attentivement. Il hésitait, ne
sachant s'il devait continuer à l'interroger et à
tirer tout au clair.
Sa prudence innée prit le dessus. Il respira
profondément, une première fois, puis une seconde,
après quoi, la main sur la tête de l'ouvrier, il
lui demanda d'une voix solennelle et. bien accentuée
:
— C'est bien Urbain le nom que tu as reçu au saint
baptême ?
— Oui, mon père.
— Eh bien, donc ! Urbain, que la paix soit avec toi.