Première partie, chapitre 20 - L'ostrianum |
Jan Styka - La porte Viinale - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Ils marchèrent ainsi en suivant le Vicus Patricius, le
long du Viminal, jusqu'à l'ancienne porte Viminale,
près de la plaine où plus tard Dioclétien
fit bâtir des bains splendides. ils
dépassèrent les ruines de la muraille de Servius
Tullius et, par des chemins déserts, ils
arrivèrent à la Route Nomentane. Alors, ayant
tourné à gauche vers Salaria, ils se
trouvèrent au milieu de collines parsemées de
carrières de sable, avec, çà et là,
des cimetières. La nuit s'était faite
complètement et, la lune n'étant pas encore
levée, ils auraient difficilement trouvé leur
chemin, si, comme l'avait prévu Chilon, les
chrétiens eux-mêmes ne le leur eussent
montré. En effet, à droite, à gauche, en
avant, on apercevait des silhouettes noires se dirigeant avec
précaution vers les ravins sablonneux. Les rares passants
et les paysans qui revenaient de la ville prenaient sans doute
ces pèlerins pour des ouvriers en route vers les
carrières de sable, ou pour des membres de quelque
association funéraire se rendant à des agapes
nocturnes. Cependant, à mesure que le jeune patricien et
ses compagnons avançaient, autour d'eux les lanternes,
les silhouettes devenaient plus nombreuses. Quelques passants
chantaient d'une voix étouffée des hymnes qui
semblèrent à Vinicius remplies de tristesse. Par
instants, son oreille saisissait des lambeaux de phrases
où revenait le nom du Christ...La route lui paraissait
longue. Enfin quelque chose commença à briller
dans le lointain, comme des feux de bivouac, ou des torches.
Vinirius se pencha vers Chilon eL lui demanda si c'était
l'Ostrianum.
Chilon, qu'impressionnaient de façon fâcheuse la
nuit, l'éloignement de la ville et ces formes
fantômales, répliqua d'une voix trémolante
:
— Je ne sais, seigneur, je ne suis jamais allé
à l'Ostrianum. Mais ils devraient bien louer le Christ
plus près de la ville.
Ils marchèrent un moment en silence, puis Chilon, dont la
terreur allait croissant à mesure qu'on
s'éloignait des portes, dit :
— Sous ma perruque et avec les deux fèves que je me
suis fourrées dans le nez, ils ne pourront me
reconnaître ; et, si même ils me reconnaissent, ils
ne me tueront pas. Ce ne sont pas de méchantes gens ! Ce
sont même de très honnêtes gens, que j'aime
et que j'estime.
— N'essaie pas de les amadouer par des flatteries
prématurées, répondit Vinicius.
Ils s'étaient engagés dans un étroit ravin
au-dessus duquel passait un aqueduc. La lune venait de se
dégager des nuages ; ils aperçurent, à
l'extrémité du défilé, un mur
abondamment recouvert de lierre. On était à
l'Ostrianum.
A la porte, deux carriers reprenaient les insignes. Un moment
après, Vinicius et ses compagnons se trouvèrent
dans un lieu assez vaste tout entouré de murs. Devant la
porte d'une crypte, qui en occupait le centre, une fontaine
bouillonnait. Çà et là s'élevaient
des monuments funéraires, et partout, dans l'enceinte,
des gens fourmillaient, à la lumière
indécise de la lune et des lanternes. Soit par peur du
froid, soit pour se garder des traîtres, presque tous
étaient restés encapuchonnés, et le jeune
patricien pensa avec effroi que, s'ils s'obstinaient à ne
pas se découvrir, il ne lui serait pas possible de
reconnaître Lygie.
Près de l'hypogée, qui occupait le centre de
l'enclos, on alluma quelques torches que l'on disposa en un
petit bûcher. Bientôt la foule se mit à
chanter, d'abord à voix basse, puis de plus en plus haut,
un hymne étrange. C'était une sorte d'appel dans
la nuit, un timide appel au secours poussé par des gens
qui errent dans les ténèbres. Les têtes
levées au ciel semblaient voir quelqu'un là-haut,
bien haut, et les bras tendus semblaient l'implorer pour qu'il
descendît. Vinicius, en Asie Mineure, en Égypte,
à Rome même, avait visité les temples les
plus divers, il avait connu maintes religions, mais
c'était la première fois qu'il voyait des hommes
invoquer la divinité, non pour se conformer à un
rituel établi, mais avec tout leur cœur, en une
tristesse d'enfants séparés de leur père ou
de leur mère. Il était manifeste que ces
gens-là, non seulement honoraient leur dieu, mais encore
l'aimaient de toute la force de leur âme.
On avait jeté encore quelques torches dans le foyer, qui
répandit sur tout le cimetière une lueur rouge et
fit pâlir la lumière des lanternes ; à
l'instant même, de l'hypogée, sortit un vieillard
vêtu d'un manteau à capuchon, mais dont la
tête était découverte ; il monta sur une
pierre qui se trouvait auprès du bûcher.
Jan Styka - L'apôtre Pierre aux catacombes - 1902 |
Il se fit un mouvement dans la foule. Des voix à
côté de Vinicius murmurèrent :
« Pierre ! Pierre ! » quelques-uns
s'agenouillèrent, d'autres tendirent les mains vers lui.
Puis le silence régna, si profond, que l'on pouvait
entendre le crépitement des torches, ainsi que le
roulement des chariots sur la Route Nomentane et le murmure du
vent dans les pins voisins du cimetière. Chilon se pencha
vers Vinicius et chuchota :
— C'est lui, le premier disciple de Chrestos, c'est le
pêcheur.
Le vieillard éleva sa main et, d'un signe de croix,
bénit les assistants qui, cette fois, tombèrent a
genoux. Les compagnons de Vinicius et lui-même, de crainte
de se trahir, suivirent cet exemple. Il sembla au jeune tribun
que cette figure qu'il avait devant lui était tout
ensemble assez commune et pourtant extraordinaire, et que ce
qu'il y avait en elle d'extraordinaire provenait de sa
simplicité même. Le vieillard n'avait ni mitre sur
la tête, ni couronne de chêne aux tempes, ni palme
dans les mains, ni rational doré sur la poitrine, ni
vêtements blancs ou étoilés, — aucun
de ces emblèmes que portaient les prêtres de
l'Orient, de l'Égypte, de la Grèce, ou les
flamines de Rome. Il vit en ce pêcheur non pas un
archiprêtre habile dans l'accomplissement des rites, mais
un simple témoin, âgé et infiniment
vénérable, qui venait de loin proclamer une
vérité qu'il avait vue, qu'il avait
touchée, en laquelle il avait foi comme on a foi en
l'évidence. Et Vinicius, qui ne voulait pas se laisser
vaincre par le charme, éprouva cependant une
curiosité fiévreuse d'entendre ce qui sortirait de
la bouche de ce compagnon du mystérieux Chrestos, et
à connaître cette doctrine que professaient Lvgie
et Pomponia Græcina.
Pierre parla d'abord comme un père qui donne des conseils
à ses enfants et leur enseigne comment ils doivent vivre.
Il leur recommandait de renoncer aux excès et aux
plaisirs, d'aimer la pauvreté, la pureté des
mœurs et la vérité, de supporter patiemment les
injustices, les persécutions, d'obéir à
leurs supérieurs et aux autorités, d'éviter
le crime de trahison, l'hypocrisie, la médisance, enfin
de donner le bon exemple, même aux païens. Vinicius,
pour qui il n'y avait de bien que ce qui pouvait lui rendre
Lygie, fut irrité de quelques-uns de ces conseils : en
prônant la chasteté et la lutte contre les
passions, le vieillard ne condamnait-il pas son amour ?
n'excitait-il pas Lygie contre lui ? La colère s'empara
du tribun. « Qu'a-t-il dit de nouveau ! pensa-t-il. Est-ce
donc là cette doctrine inconnue ! Tout le monde a entendu
ces radotages. Les cyniques ne célèbrent-ils pas
la pauvreté ? Socrate n'a-t-il pas prêché la
vertu comme une chose ancienne, mais bonne ? Le premier venu des
stoïciens, même un Sénèque, qui
possède cinq cents tables en bois de citronnier, ne
glorifie-t-il pas la modération, ne prône-t-il pas
la vérité, la patience dans l'adversité, la
fermeté dans le malheur ? Mais, tout cela, c'est comme du
blé oublié dans un coin, que les souris grignotent
encore, mais dont les hommes ne veulent plus, parce qu'il est
moisi. » Outre la colère, il ressentait aussi une
déception : il s'était attendu à ce qu'on
lui découvrît d'effarants mystères ; il
avait compté tout au moins sur une rhétorique
éloquente : or il n'avait entendu que des paroles
infiniment simples, et il s'étonnait du recueillement
avec lequel la foule avait écouté.
Le vieillard disait maintenant aux assistants qu'ils devaient
être bons, pacifiques, équitables, chastes, et
dédaigneux des richesses, —non pour avoir la
tranquillité dans cette vie, mais afin de vivre,
après la mort, glorieusement et éternellement en
le Christ. Pour prévenu que fût Vinicius, il ne put
s'empêcher de remarquer une différence entre la
doctrine du vieillard et celles des cyniques, des stoïciens
et autres philosophes ; ceux-ci ne recommandaient le bien et la
vertu que comme une chose raisonnable et qui s'applique à
cette vie seule, tandis que l'Apôtre promettait
l'immortalité, et non pas une misérable
immortalité souterraine dans l'ennui, le vide et, la
solitude, mais splendide et presque semblable à celle des
dieux. Et il parlait de la vie future avec une certitude telle,
que tous les accidents de la vie apparaissaient futiles ;
souffrir un moment pour un bonheur sans fin est bien
différent de souffrir parce que tel est l'ordre naturel
des choses.
Le vieillard dit encore qu'il faut aimer la vertu et la
vérité pour elles-mêmes, car le bien
essentiel et la vérité éternelle, c'est
Dieu ; donc celui qui les aime, aime Dieu et devient son
enfant.
Vinicius ne comprenait pas tout, mais il savait
déjà, d'après ce que Pomponia Græcina
avait dit à Pétrone, que, selon les croyances
chrétiennes, ce dieu était unique et
tout-puissant. Il apprenait maintenant que ce dieu était
le bien universel et l'universelle vérité : et il
pensa malgré lui qu'au prix d'un semblable
démiurge, —Jupiter, Apollon, Saturne, Junon, Vesta
et Vénus avaient l'air de quelque bande de turlupins qui
font des farces tantôt en commun, tantôt chacun pour
son compte. Mais ce qui mit le comble à
l'étonnement du jeune homme, ce fut d'entendre le
vieillard dire que Dieu était aussi l'universel amour, et
que, par suite, celui qui aime les hommes remplit le plus
sublime de ses commandements. Et il ne suffit pas d'aimer les
gens de sa propre nation, car l'Homme-Dieu a répandu son
sang pour tous ; et il ne suffit pas d'aimer ceux qui nous font
du bien, car le Christ a pardonné même aux Juifs
qui l'ont livré à la mort, et aux soldats romains
qui l'ont mis en croix ; il faut non seulement pardonner
à ceux qui nous ont offensés, mais encore les
aimer et leur rendre le bien pour le mal ; il ne suffit pas
d'aimer les bons, il faut aimer même les méchants,
car ce n'est que par l'amour qu'on peut détruire en eux
la méchanceté. A ces mots, Chilon, de son
côté, pensa que c'était en pure perte qu'il
s'était donné de la peine, et que jamais Ursus ne
se déciderait à tuer Glaucos, pas plus cette nuit
qu'une autre. Mais, en revanche, une seconde conclusion,
tirée de l'enseignement du vieillard, le consola
aussitôt ; c'était que Glaucos non plus ne le
tuerait pas, lui, Chilon, même s'il venait à le
reconnaître.
Vinicius ne reprochait plus au discours du vieillard de ne rien
contenir de nouveau ; mais il se demandait avec
stupéfaction : « Quel Dieu est-ce donc là ?
Ouelle est cette doctrine et quel est ce peuple ? »
Il se sentait perdu dans des espaces insoupçonnés,
nuageux et infinis. Ce cimetière lui parut un refuge de
fous et, tout ensemble, un lieu mystérieux et redoutable
où, sur une couche mystique, éclôt un nouvel
idéal. Il avait présent à l'esprit tout ce
que le vieillard avait dit de la vie, de la
vérité, de l'amour de Dieu ; et ses pensées
en étaient éblouies comme d'éclairs
successifs.
Il pensait à toutes ces choses à travers son amour
pour Lygie, et, à la lumière de ces
éclairs, il entrevoyait que si, comme c'était
probable, elle était dans ce cimetière et
professait cette doctrine, jamais, jamais Lygie ne deviendrait
sa maîtresse : s'emparât-il d'elle, il ne la
posséderait pas.
On avait encore jeté quelques torches dans le brasier, le
bruit du vent s'était tu dans les pins, la flamme
s'élevait droite vers les astres qui scintillaient, et le
vieillard, ayant rappelé la mort sur le Golgotha, ne
parla plus que du Christ.
Cet homme avait vu ! Il disait comment, après avoir
quitté la croix, il avait passé deux jours et deux
nuits avec Jean, sans dormir, sans manger, dans l'accablement,
dans le chagrin, dans la terreur et le doute, se
répétant qu'Il était mort ! Le
troisième jour s'était levé et ils se
lamentaient toujours, quand Marie de Magdala accourut
essoufflée, les cheveux défaits, criant :
« Ils ont enlevé le Maître ! » Eux,
à ces mots, s'étaient précipités
vers le lieu de la sépulture. Jean, plus jeune, arriva le
premier ; le sépulcre était vide et il n'osa y
pénétrer. Lorsqu'ils furent réunis tous les
trois, lui. — qui leur parlait là, — entra
dans le tombeau et, sur la pierre, aperçut le suaire et
les linceuls ; mais il ne trouva pas le corps... Ils
supposèrent que. les prêtres avaient enlevé
le Christ, et tous les deux revinrent à la maison, encore
plus accablés. Puis arrivèrent d'autres disciples,
et ils se lamentèrent, tantôt tous ensemble pour
que le Dieu des armées célestes les entendît
plus facilement, tantôt les uns après les autres.
Ils avaient espéré que le Maître
rachèterait Israël, et maintenant ils perdaient
espoir, car on était au troisième jour
après sa mort.
Jan Styka - Pierre - Édition Flammarion, 1901-1904 |
Le souvenir de ces affreux moments arrachait encore des
larmes aux yeux du vieillard, et, à la lueur du
foyer, on les voyait couler le long de sa barbe grise.
Sa vénérable tête chauve branlait
sur ses épaules, et sa voix expira dans sa
poitrine. Vinicius pensa : « Cet homme dit la
vérité. » Les fidèles
avaient entendu déjà plus d'une fois
raconter la passion du Christ, et ils savaient que la
joie succéderait à la tristesse, mais,
comme celui qui parlait était un Apôtre
qui avait vu, ils étaient plus
impressionnés, et se tordaient les mains en
sanglotant, ou bien se frappaient la poitrine.
Le vieillard ferma les yeux, comme pour mieux voir dans
son âme le lointain passé, puis il
continua :
« Tandis qu'ils se lamentaient ainsi, Marie de
Magdala accourut de nouveau, en criant qu'elle avait vu
le Seigneur. Comme elle ne pouvait le distinguer dans
la grande clarté, elle avait supposé que
c'était le jardinier ; mais il avait dit :
« Marie ! » Alors elle s'était
écriée : « Rabboni ! » et
était tombée à ses pieds, et Il
lui avait ordonné d'aller trouver les disciples,
puis avait disparu. Mais eux, les disciples, ne la
crurent pas, et comme elle pleurait de joie, les uns la
blâmèrent et les autres pensèrent
que le chagrin avait troublé ses sens, car elle
disait aussi que, devant le tombeau, elle avait vu des
anges : et eux, y étant retournés, virent
le tombeau vide. Ensuite, dans la soirée, vint
Cléophas qui était allé avec un
autre à Emmaüs, d'où ils
étaient revenus à la hâte en disant
: « Le Seigneur est vraiment ressuscité !
» Et tous se mirent à se quereller,
après avoir fermé la porte, par crainte
des Juifs. Tout à coup, Il se dressa parmi eux,
quoique la porte n'eût pas grincé, et. Il
leur dit :« La paix soit avec vous !
» |
« Et je l'ai vu, Lui, comme tous l'ont vu, et nos
cœurs étaient emplis de lumière, car nous
crûmes qu'il était ressuscité, que les mers
seraient desséchées, que les montagnes tomberaient
en poussière, et que Sa gloire serait
éternelle.
« Huit jours plus tard, Thomas Didyme mit ses doigts dans
les plaies du Maître, toucha son côté et
ensuite tomba à ses pieds en s'écriant :
« Mon Seigneur et mon Dieu ! » Et Il lui
répondit : « Parce que tu as vu, Thomas, tu as cru.
Heureux ceux qui n'ont pas vu. et qui ont cru. » Et nous
avons entendu ces paroles et nos yeux L'ont regardé, car
II était parmi nous. »
Vinicius écoutait. Il ne se résignait pas à
croire ce qu'avait dit le vieillard, et pourtant il sentait
qu'il fallait être aveugle ou renier sa propre raison pour
supposer que cet homme mentait lorsqu'il disait : « J'ai
vu. » Dans son émotion, dans ses larmes, dans toute
sa personne et dans les détails des
événements qn'il racontait, il y avait quelque
chose qui écartait tout soupçon. Par moments,
Vinicins croyait rêver ; mais il voyait autour de lui la
foule silencieuse ; la fumée des lanternes lui montait
aux nrines ; un peu plus loin, brûlaient les torches, et
tout près, debout sur une pierre, se tenait un homme
âgé, proche de la mort, la tête un peu
tremblante, qui témoignait et qui disait : « J'ai
vu.»
Et l'Apôtre poursuivit son récit jusqu'à
l'Ascension. Par moments, il s'arrêtait pour se reposer,
parce qu'il racontait avec beaucoup de détails ; et l'on
sentait que chacun de ces détails était
gravé dans sa mémoire comme sur une pierre. Ceux
qui l'écoutaient s'enivraient de ses paroles: ils
s'imaginaient qu'une force surhumaine les transportait en
Galilée, qu'ils accompagnaient les disciples à
travers les bois de cette contrée, et le long des cours
d'eau, que le cimetière où ils étaient se
changeait en un lac de Tibériade et que, sur la rive,
dans le brouillard matinal, le Christ se tenait debout tel qu'Il
était lorsque Jean, regardant de sa barque, avait dit :
« Voilà le Seigneur, » et lorsque Pierre
s'était jeté à la nage pour être plus
tôt à ses pieds adorés. Sur les figures se
lisaient un ravissement sans bornes, l'oubli de l'existence, le
bonheur et un amour immense. Il était évident que,
pendant le long récit de Pierre, quelques-uns avaient eu
des visions et, quand il se mit à raconter comment, pour
l'Ascension, les nuages se glissaient sous les pieds du Sauveur,
le dérobant aux yeux des Apôtres, toutes les
têtes se levèrent involontairement vers le ciel et
il y eut un moment d'attente.
Pour tout ce monde, il n'y avait plus de Rome. plus de
César en délire, il n'y avait plus de temples, de
dieux, de païens, il n'y avait plus que le Christ qui
remplissait la terre, la mer, le ciel, l'univers entier.
Dans les maisons éloignées, dispersées le
long de la Voie Nomentane, les coqs commençaient à
chanter, annonciateurs de la minuit. A ce moment. Chilon tira
Vinicius par le pan de son manteau et murmura :
— Seigneur, là, non loin du vieillard,
j'aperçois Urbain, et, près de lui, une jeune
fille.
Vinicius sursauta comme un dormeur soudain réveillé, se tourna dans la direction que lui indiquait Chilon, et il vit Lygie.