VII |
ANTOINEse retrouve étendu sur le dos, au bord de
la falaise. Le ciel commence à
blanchir. |
Ah ! démence ! démence ! Est-ce ma faute ? La prière m'est intolérable ! J'ai le cœur
plus sec qu'un rocher ! Autrefois il débordait d'amour ! ...
Le sable, le matin, fumait à l'horizon comme la
poussière d'un encensoir ; au coucher du soleil, des
fleurs de feu s'épanouissaient sur la croix ; - et au
milieu de la nuit, souvent il m'a semblé que tous les
êtres et toutes les choses, recueillis dans le
même silence, adoraient avec moi le Seigneur. 0 charme
des oraisons, félicités de l'extase,
présents du ciel, qu'êtes-vous devenus !
Je me rappelle un voyage que j'ai fait avec Ammon, à
la recherche d'une solitude pour établir des
monastères. C'était le dernier soir ; et nous
pressions nos pas, en murmurant des hymnes côte
à côte, sans parler. A mesure que le soleil
s'abaissait, les deux ombres de nos corps s'allongeaient
comme deux obélisques grandissant toujours et qui
auraient marché devant nous. Avec les morceaux de nos
bâtons, çà et là nous plantions
des croix pour marquer la place d'une cellule. La nuit fut
lente à venir ; et des ondes noires se
répandaient sur la terre qu'une immense couleur rose
occupait encore le ciel.
Quand j'étais un enfant, je m'amusais avec des
cailloux à construire des ermitages. Ma mère,
près de moi, me regardait.
Elle m'aura maudit pour mon abandon, en arrachant à
pleines mains ses cheveux blancs. Et son cadavre est
resté étendu au milieu de la cabane, sous le
toit de roseaux, entre les murs qui tombent. Par un trou, une
hyène en reniflant, avance la gueule ! ... Horreur ! horreur !
Il sanglote.
Non, Ammonaria ne l'aura pas quittée ! Où
est-elle maintenant, Ammonaria ? Peut-être qu'au fond
d'une étuve elle retire ses vêtements l'un
après l'autre, d'abord le manteau, puis la ceinture,
la première tunique, la seconde plus
légère, tous ses colliers ; et la vapeur du
cinnamome enveloppe ses membres nus. Elle se couche enfin sur
la tiède mosaïque. Sa chevelure à l'entour
de ses hanches fait comme une toison noire, - et suffoquant
un peu dans l'atmosphère trop chaude, elle respire, la
taille cambrée, les deux seins en avant. Tiens ! ...
voilà ma chair qui se révolte ! Au milieu du
chagrin la concupiscence me torture. Deux supplices à
la fois, c'est trop ! Je ne peux plus endurer ma personne !
Il se penche, et regarde le précipice.
L'homme qui tomberait serait tué. Bien de plus facile,
en se roulant sur le côté gauche ; c'est un
mouvement à faire ! un seul.
Alors apparaît UNE VIEILLE FEMMEAntoine se relève dans un sursaut
d'épouvante. - Il croit voir sa mère
ressuscitée. ANTOINE balbutiant
|
ELLE
reprend : Mais le roi Saül s'est tué ! Razias, un juste, s'est tué ! Sainte Pélagie d'Antioche s'est tuée ! Dommine d'Alep et ses deux filles, trois autres saintes, se sont tuées ; - et rappelle-toi tous les confesseurs qui couraient au-devant des bourreaux, par impatience de la mort. Afin d'en jouir plus vite, les vierges de Milet s'étranglaient avec leurs cordons. Le philosophe Hégésias, à Syracuse, la prêchait si bien qu'on désertait les lupanars pour s'aller pendre dans les champs. Les patriciens de Rome se la procurent comme débauche.
ANTOINE
Oui, c'est un amour qui est fort ! Beaucoup d'anachorètes y succombent.
LA VIEILLE
Faire une chose qui vous égale à Dieu, pense
donc ! Il t'a créé, tu vas détruire son
oeuvre, toi, par ton courage, librement ! La jouissance
d'Erostrate n'était pas supérieure. Et puis,
ton corps s'est assez moqué de ton âme pour que
tu t'en venges à la fin. Tu ne souffriras pas. Ce sera
vite terminé. Que crains-tu ? un large trou noir ! Il
est vide, peut-être ?
Antoine écoute sans répondre ; - et de
l'autre côté paraît :
UNE AUTRE FEMMEjeune et belle, merveilleusement. - Il la prend
d'abord pour Ammonaria. Mais elle est plus grande,
blonde comme le miel, très grasse, avec du fard
sur les joues et des roses sur la tête. Sa longue
robe chargée de paillettes a des miroitements
métalliques ; ses lèvres charnues
paraissent sanguinolentes, et ses paupières un
peu lourdes sont tellement noyées de langueur
qu'on la dirait aveugle. Elle murmure : |
ANTOINE
Quelle joie trouver ? mon cœur est las, mes yeux sont troubles !
ELLE reprend :
Gagne le faubourg de Racotis, pousse une porte peinte en
bleu ; et quand tu seras dans l'atrium où murmure un
jet d'eau, une femme se présentera - en péplos
de soie blanche lamé d'or, les cheveux
dénoués, le rire pareil au claquement des
crotales. Elle est habile. Tu goûteras dans sa caresse
l'orgueil d'une initiation et l'apaisement d'un besoin.
Tu ne connais pas, non plus, le trouble des adultères,
les escalades, les enlèvements, la joie de voir toute
nue celle qu'on respectait habillée.
As-tu serré contre ta poitrine une vierge qui t'aimait ? Te rappelles-tu les abandons de sa pudeur, et ses remords
qui s'en allaient sous un flux de larmes douces !
Tu peux, n'est-ce pas, vous apercevoir marchant dans les bois
sous la lumière de la lune ? A la pression de vos
mains jointes un frémissements vous parcourt ; vos
yeux rapprochés épanchent de l'un à
l'autre comme des ondes immatérielles, et votre cœur
s'emplit ; il éclate ; c'est un suave tourbillon, une
ivresse débordante...
LA VIEILLE
On n'a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l'amertume ! Rien qu'à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la laideur du monde, la bêtise du soleil !
ANTOINE
Oh ! oui, tout ce qu'il éclaire me déplaît !
LA JEUNE
Ermite ! ermite ! tu trouveras des diamants entre les cailloux, des fontaines sous le sable, une délectation dans les hasards que tu méprises ; et même il y a des endroits de la terre si beaux qu'on a envie de la serrer contre son cœur.
LA VIEILLE
Chaque soir, en t'endormant sur elle, tu espères que bientôt elle te recouvrira !
LA JEUNE
Cependant, tu crois à la résurrection de la
chair, qui est le transport de la vie dans
l'éternité !
La Vieille, pendant qu'elle parlait, s'est encore
décharnée ; et au-dessus de son crâne,
qui n'a plus de cheveux, une chauve-souris fait des cercles
dans l'air.
La Jeune est devenue plus grasse. Sa robe chatoie, ses
narines battent, ses yeux roulent moelleusement.
LA PREMIERE dit, en ouvrant les bras
:
Viens, je suis la consolation, le repos, l'oubli, l'éternelle sérénité !
et LA SECONDE en offrant ses seins :
Je suis l'endormeuse, la joie, la vie, le bonheur
inépuisable !
Antoine tourne les talons pour s'enfuir. Chacune lui met
la main sur l'épaule.
Le linceul s'écarte, et découvre le squelette
de La Mort.
La robe se fend, et laisse voir le corps entier de La Luxure,
qui a la taille mince avec la croupe énorme et de
grands cheveux ondes s'envolant par le bout.
Antoine reste immobile entre les deux, les
considérant.
LA MORT lui dit :
Tout de suite ou tout à l'heure, qu'importe ! Tu m'appartiens, comme les soleils, les peuples, les villes, les rois, la neige des monts, l'herbe des champ. Je vole plus haut que l'épervier, je cours plus vite que la gazelle, j'atteins même l'espérance, j'ai vaincu le fils de Dieu !
LA LUXURE
Ne résiste pas ; je suis l'omnipotente ! Les forêts retentissent de mes soupirs, les flots sont remués par mes agitations. La vertu, le courage, la piété se dissolvent au parfum de ma bouche. J'accompagne l'homme pendant tous les pas qu'il fait ; - et au seuil du tombeau il se retourne vers moi !
LA MORT
Je te découvrirai ce que tu tâchais de saisir, à la lueur des flambeaux, sur la face des morts, - ou quand tu vagabondais au delà des Pyramides, dans ces grands sables composés de débris humains. De temps à autre, un fragment de crâne roulait sous ta sandale. Tu prenais de la poussière, tu la faisais couler entre tes doigts ; et ta pensée, confondue avec elle, s'abîmait dans le néant.
LA LUXURE
Mon gouffre est plus profond ! Des marbres ont inspiré d'obscènes amours. On se précipite à des rencontres qui effrayent. On rive des chaînes que l'on maudit. D'où vient l'ensorcellement des courtisanes, l'extravagance des rêves, l'immensité de ma tristesse ?
LA MORT
Mon ironie dépasse toutes les autres ! Il y a des convulsions de plaisir aux funérailles des rois, à l'extermination d'un peuple ; - et on fait la guerre avec de la musique, des panaches, des drapeaux, des harnais d'or, un déploiement de cérémonie pour me rendre plus d'hommages.
LA LUXURE
Ma colère vaut la tienne. Je hurle, je mords. J'ai des sueurs d'agonisant et des aspects de cadavre.
LA MORT
C'est moi qui te rends sérieuse ; enlaçons-nous !
La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles sa prennent par la
taille, et chantent ensemble :
- Je hâte la dissolution de la matière !
- Je facilite l'éparpillement des germes !
- Tu détruis, pour mes renouvellements !
- Tu engendres, pour mes destructions !
- Active ma puissance !
- Féconde ma pourriture !
Et leur voix, dont les échos se déroulant
emplissent l'horizon, devient tellement forte qu'Antoine en
tombe à la renverse.
Une secousse, de temps à autre, lui fait entr'ouvrir
les yeux ; et il aperçoit au milieu des
ténèbres une manière de monstre devant
lui.
C'est une tête de mort, avec une couronne de roses.
Elle domine un torse de femme d'une blancheur nacrée.
En dessous, un linceul étoile de points d'or fait
comme une queue ; -et tout le corps ondule, à la
manière d'un ver gigantesque qui se tiendrait
debout.
La vision s'atténue, disparaît.
ANTOINE se relève
Encore une fois c'était le Diable, et sous son
double aspect : l'esprit de fornication et l'esprit de
destruction.
Aucun des deux ne m'épouvante. Je repousse le bonheur,
et je me sens étemel.
Ainsi la mort n'est qu'une illusion, un voile, masquant par
endroits la continuité de la vie.
Mais la Substance étant unique, pourquoi les Formes
sont-elles variées ?
Il doit y avoir, quelque part, des figures primordiales, dont
les corps ne sont que les images. Si on pouvait les voir on
connaîtrait le lien de la matière et de la
pensée, en quoi l'Etre consiste !
Ce sont ces figures-là qui étaient peintes
à Babylone sur la muraille du temple de Bélus,
et elles couvraient une mosaïque dans le port de
Carthage. Moi-même, j'ai quelquefois aperçu dans
le ciel comme des formes d'esprits. Ceux qui traversent le
désert rencontrent des animaux dépassant toute
conception...
Et en face, de l'autre côté du Nil,
voilà que le Sphinx apparaît.
Il allonge ses pattes, secoue les bandelettes de son front,
et se couche sur le ventre.
Sautant, volant, crachant du feu par ses narines,
et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la
Chimère aux yeux verts, tournoie, aboie. LE SPHINXest immobile, et regarde la Chimère
: LA CHIMERENon, jamais ! LE SPHINXNe cours pas si vite, ne vole pas si haut, n'aboie pas si fort ! LA CHIMERENe m'appelle plus, ne m'appelle plus, puisque tu restes toujours muet ! |
LE SPHINX
Cesse de me jeter tes flammes au visage et de pousser tes hurlements dans mon oreille ; tu ne fondras pas mon granit !
LA CHIMERE
Tu ne me saisiras pas, sphinx terrible !
LE SPHINX
Pour demeurer avec moi, tu es trop folle !
LA CHIMERE
Pour me suivre, tu es trop lourd !
LE SPHINX
Où vas-tu donc, que tu cours si vite ?
LA CHIMERE
Je galope dans les corridors du labyrinthe, je plane sur les monts, je rase les flots, je jappe au fond des précipices, je m'accroche par la gueule au pan des nuées ; avec ma queue traînante, je raye les plages, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, je te retrouve perpétuellement immobile, ou bien du bout de ta griffe dessinant des alphabets sur le sable.
LE SPHINXC'est que je garde mon secret ! Je songe et je
calcule. LA CHIMEREMoi, je suis légère et joyeuse ! Je
découvre aux hommes des perspectives
éblouissantes avec des paradis dans les nuages
et des félicités lointaines. Je leur
verse à l'âme les éternelles
démences, projets de bonheur, plans d'avenir,
rêves de gloire, et les serments d'amour et les
résolutions vertueuses. Je pousse aux
périlleux voyages et aux grandes entreprises.
J'ai ciselé avec mes pattes les merveilles des
architectures. C'est moi qui ai suspendu les clochettes
au tombeau de Porsenna, et entouré d'un mur
d'orichalque les quais de l'Atlantide. |
LE SPHINX
Tous ceux que le désir de Dieu tourmente, je les ai
dévorés.
Les plus forts, pour gravir jusqu'à mon front royal,
montent aux stries de mes bandelettes comme sur les marches
d'un escalier. La lassitude les prend ; et ils tombent
d'eux-mêmes à la renverse.
Antoine commence à trembler.
II n'est plus devant sa cabane, mais dans le désert, -
ayant à ses côtés ces deux bêtes
monstreuses dont la gueule lui effleure
l'épaule.
LE SPHINX
0 Fantaisie, emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer ma tristesse !
LA CHIMERE
0 Inconnu, je suis amoureuse de tes yeux ! Comme une
hyène en chaleur je tourne autour de toi, sollicitant
les fécondations dont le besoin me
dévore.
Ouvre la gueule, lève tes pieds, monte sur mon dos !
LE SPHINX
Mes pieds, depuis qu'ils sont à plat, ne peuvent plus se relever. Le lichen, comme une dartre, a poussé sur ma gueule. A force de songer, je n'ai plus rien à dire.
LA CHIMERE
Tu mens, sphinx hypocrite ! D'où viont toujours que tu m'appelles et me renies ?
LE SPHINX
C'est toi, caprice indomptable, qui passe et tourbillonne !
LA CHIMERE
Est-ce ma faute ? Comment ? laisse-moi !
Elle aboie.
LE SPHINX
Tu remues, tu m'échappes !
Il grogne.
LA CHIMERE
Essayons ! - Tu m'écrases !
LE SPHINX
Non ! impossible !
Et en s'enfonçant peu à peu, il
disparaît dans le sable, - tandis que la
Chimère, qui rampe la langue tirée,
s'éloigne en décrivant des cercles.
L'haleine de sa bouche a produit un brouillard.
Dans cette brume, Antoine aperçoit des enroulemens de
nuages, des courbes indécises.
Enfiu, il distingue comme des apparences de corps humains ;
Et d'abord s'avance LE GROUPE DES ASTOMI pareils à des bulles d'air que traverse le soleil. |
||
Ne souffle pas trop fort ! Les gouttes de pluie nous meurtrissent, les sons faux nous écorchent, les ténèbres nous aveuglent. Composés de brises et de parfums, nous roulons, nous flottons - un peu plus que des rêves, pas des êtres tout à fait... LES NISNASn'ont qu'un oeil, qu'une joue, qu'une main, qu'une jambe, qu'une moitié du corps, qu'une moitié du cœur. Et ils disent, très haut : |
Nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de maisons, avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d'enfants.
LES BLEMMYES absolument privés de
tête :
Nos épaules en sont plus larges ; et il n'y a pas
de bœuf, de rhinocéros ni d'éléphant
qui soit capable de porter ce que nous portons.
Des espèces de traits, et comme une vague figure
empreinte sur nos poitrines, voilà tout ! Nous pensons
des digestions, nous subtilisons des
sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix
dans des chyles intérieurs. Nous marchons droit notre
chemin, traversant toutes les fanges, côtoyant tous les
abîmes ; - et nous sommes les gens les plus laborieux,
les plus heureux, les plus vertueux.
LES PYGMEES
Petits bonshommes, nous grouillons sur le monde comme de la vermine sur la bosse d'un dromadaire. On nous brûle, on nous noie, ou nous écrase ; et toujours, nous reparaissons, plus vivaces et plus nombreux, - terribles par la quantité !
LES SCIAPODES
Retenus à la terre par nos chevelures, longues
comme des lianes, nous végétons à l'abri
de nos pieds, - larges comme des parasols ; et la
lumière nous arrive à travers
l'épaisseur de nos talons. Point de dérangement
et point de travail ! - La tête le plus bas possible,
c'est le secret du bonheur !
Leurs cuisses levées ressemblant à des
troncs d'arbres, se multiplient.
Et une forêt paraît. De grands singes y courent
à quatre pattes ; ce sont des hommes à
tête de chien.
LES CYNOCEPHALES
Nous sautons de branche en branche pour sucer les oeufs,
et nous plumons les oisillons ; puis nous mettons leurs nids
sur nos têtes, en guise de bonnets.
Nous ne manquons pas d'arracher les pis des vaches ; et nous
crevons les yeux des lynx, nous fientons du haut des arbres,
nous étalons notre turpitude en plein soleil.
Lacérant les fleurs, broyant les fruits, troublant les
sources, violant les femmes, nous sommes les maîtres, -
par la force de nos bras et la férocité de
notre cœur.
Hardi, compagnons ! Faites claquer vos mâchoires !
Du sang et du lait coulent de leurs babines. La pluie
ruisselle sur leurs dos velus. Antoine hume la
fraîcheur des feuilles vertes.
Elles s'agitent, les branches s'entrechoquent ; et tout
à coup paraît un grand cerf noir, à
tête de taureau, qui porte entre les oreilles un
buisson de cornes blanches.
LE SADHUZAG
Mes soixante-quatorze andouillers sont creux comme des
flûtes.
Quand je me tourne vers le vent du sud, il en part des sons
qui attirent à moi les bêtes ravies. Les
serpents s'enroulent à mes jambes, les guêpes se
collent dans mes narines, et les perroquets, les colombes et
les ibis s'abattent dans mes rameaux. - Ecoute !
Il renverse son bois, d'où s'échappe une
musique ineffablement douce.
Antoine presse son cœur à deux mains. Il lui semble
que cette mélodie va emporter son âme.
LE SADHUZAG
Mais quand je me tourne vers le vent du nord, mon bois
plus touffu, qu'un bataillon de lances, exhale un hurlement ; les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la
gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent
comme la chevelure d'un lâche.
- Ecoute !
Il penche ses rameaux, d'où sortent des cris
discordants ; Antoine est comme déchiré. Et son
horreur augmente en voyant :
LE MARTICHORAS
gigantesque lion rouge, à figure humaine, avec
trois rangées de dents.
Les moires de mon pelage écarlate se mêlent au
miroitement des grands sables. Je souffle par mes narines
l'épouvante des solitudes. Je crache la peste. Je
mange les armées, quand elles s'aventurent dans le
désert.
Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents sont
taillées en scie ; et ma queue, qui se contourne, est
hérissée de dards que je lance à droite,
à gauche, en avant, en arrière. - Tiens ! tiens !
Le Martichoras jette les épines de sa queue, qui
s'irradient comme des flèches dans toutes les
directions. Des gouttes de sang plenvent, en claquant sur le
feuillage.
LE CATOBLEPAS
buffle noir, avec une tête de porc tombant
jusqu'à terre, et rattachée à ses
épaules par un cou mince, long et flasque comme un
boyau vidé.
Il est vautré tout à plat ; et ses pieds
disparaissent sous l'énorme crinière à
poils durs qui lui couvre le visage.
Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement
à sentir sous mon ventre la chaleur de la boue. Mon
crâne est tellement lourd qu'il m'est impossible de le
porter. Je le roule autour de moi, lentement ; - et la
mâchoire entr'ouverte, j'arrache avec ma langue les
herbes vénéneuses arrosées de mon
haleine. Une fois, je me suis dévoré les pattes
sans m'en apercevoir.
Personne, Antoine, n'a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les
ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, mes
paupières roses et gonflées, - tout de suite,
tu mourrais.
ANTOINE
Oh ! celui-là ! ...a...a...Si j'allais avoir envie ? ... Sa stupidité m'attire. Non ! non ! je ne veux pas !
Il regarde par terre fixement.
Mais les herbes s'allument, et dans les torsions des flammes
se dresse
LE BASILIC
grand serpent violet à crête
trilobée, avec deux dents, une en haut, une en
bas.
Prends garde, tu vas tomber dans ma gueule ! Je bois du feu.
Le feu, c'est moi ; - et de partout j'en aspire : des
nuées, des cailloux, des arbres morts, du poil des
animaux, de la surface des marécages. Ma
température entretient les volcans ; je fais
l'éclat des pierreries et la couleur des
métaux.
LE GRIFFON
lion à bec de vautour avec des ailes blanches,
les pattes rouges et le cou bleu.
Je suis le maître des splendeurs profondes. Je connais
le secret des tombeaux où dorment les vieux
rois.
Une chaîne, qui sort du mur, leur tient la tête
droite. Près d'eux, dans des bassins de porphyre, des
femmes qu'ils ont aimées flottent sur des liquides
noirs. Leurs trésors sont rangés dans des
salles, par losanges, par monticules, par pyramides ; - et
plus bas, bien au-dessous des tombeaux, après de longs
voyages au milieu des ténèbres
étouffantes, il y a des fleuves d'or avec des
forêts de diamant, des prairies d'escarboucles, des
lacs de mercure. Adossé contre la porte du souterrain
et la griffe en l'air, j'épie de mes prunelles
flamboyantes ceux qui voudraient venir. La plaine immense,
jusqu'au fond de l'horizon est toute nue et blanchie par les
ossements des voyageurs. Pour toi les battants de bronze
s'ouvriront, et tu humeras la vapeur des mines, tu descendras
dans les cavernes... Vite ! vite !
Il creuse la terre avec ses pattes, en criant comme un
coq.
Mille voix lui répondent. La forêt
tremble.
Et toutes sortes de bêtes effroyables surgissent
: Le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf ; le Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière,
et dont les génitoires sont à rebours ; le
python Aksar, de soixante coudées, qui
épouvanta Moïse ; la grande belette Pastinaca,
qui tue les arbres par son odeur ; le Presteros, qui rend
imbécile par son contact ; le Mirag, lièvre
cornu, habitant des îles de la mer. Le léopard
Phalmant crève son ventre à force de hurler ; le Senad, ours à trois têtes, déchire ses
petits avec sa langue ; le chien Cépus répand
sur les rochers le lait bleu de ses mamelles. Des moustiques
se mettent à bourdonner, des crapauds à sauter,
des serpents à siffler. Des éclairs brillent.
La grêle tombe.
Il arrive des rafales, pleines d'anatomies merveilleuses. Ce
sont des têtes d'alligators sur des pieds de chevreuil,
des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à
mufle de tigre, des chèvres à croupe
d'âne, des grenouilles velues comme des ours, des
caméléons grands comme des hippopotames, des
veaux à deux têtes dont l'une pleure et l'autre
beugle, des foetus quadruples se tenant par le nombril et
valsant comme des toupies, des ventres ailés qui
voltigent comme des moucherons.
Il en pleut du ciel, il en sort de terre, il en coule des
roches. Partout des prunelles flamboient, des gueules
rugissent ; les poitrines se bombent, les griffes
s'allongent, les dents grincent, les chairs clapotent. Il y
en a qui accouchent, d'autres copulent, ou d'une seule
bouchée s'entredévorent.
S'étouffant sous leur nombre, se multipliant par leur
contact, ils grimpent les uns sur les autres ; - et tous
remuent autour d'Antoine avec un balancement régulier,
comme si le sol était le pont d'un navire. Il sent
contre ses mollets la traînée des limaces, sur
ses mains le froid des vipères ; et des
araignées filant leur toile l'enferment dans leur
réseau.
Mais le cercle des monstres s'entr'ouvre, le ciel tout
à coup devient bleu, et
LA LICORNE se présente.
Au galop ! au galop !
J'ai des sabots d'ivoire, des dents d'acier, la tête
couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de
mon front porte les bariolures de l'arc-en-ciel.
Je voyage de la Chaldée au désert tartare, sur
les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je
dépasse les autruches. Je cours si vite que je
traîne le vent. Je frotte mon dos contre les palmiers.
Je me roule dans les bambous. D'un bond je saute les fleuves.
Des colombes volent au-dessus de moi. Une vierge seule peut
me brider.
Au galop ! au galop !
Antoine la regarde s'enfuir.
Et ses yeux restant levés, il aperçoit tous les
oiseaux qui se nourrissent de vent : le Gouith, l'Ahuti,
l'Alphalim, le Iukneth des montagnes de Caff, les Homaï
des Arabes qui sont les âmes d'hommes
assassinés. Il entend ies perroquets proférer
des paroles humaines, puis les grands palmipèdes
pélagiens qui sanglotent comme des enfants ou ricanent
comme de vieilles femmes.
Un air salin le frappe aux narines. Une plage maintenant est
devant lui.
Au loin des jets d'eau s'élèvent, lancés
par des baleines ; et du fond de l'horizon
LES BETES DE LA MER
rondes comme des outres, plates comme des lames,
dentelées comme des scies, s'avancent en se
traînant sur le sable.
Tu vas venir avec nous, dans nos immensités où
personne encore n'est descendu !
Des peuples divers habitent les pays de l'Océan. Les
uns sont au séjour deS tempêtes ; d'autres
nagent en plein dans la transparence des ondes froides,
broutent comme des bœufs les plaines de corail, aspirent par
leur trompe le reflux des marées, ou portent sur leurs
épaules le poids des sources de la mer.
Des phosphorescences brillent à la moustache des
phoques, aux écailles des poissons. Des oursins
tournent comme des roues, des cornes d'Ammon se
déroulent comme des câbles, des huîtres
font crier leurs charnières, des polypes
déploient leurs tentacules, des méduses
frémissent pareilles à des boules de cristal,
des éponges flottent, des anémones crachent de
l'eau ; des mousses, des varechs ont poussé.
Et toutes sortes de plantes s'étendent en rameaux, se
tordent en vrilles, s'allongent en pointes, s'arrondissent en
éventail. Des courges ont l'air de seins, des lianes
s'enlacent comme des serpents.
Les Dedaïms de Babylone, qui sont des arbres, ont pour
fruits des têtes humaines ; des Mandragores chantent,
la racine Baaras court dans l'herbe.
Les végétaux maintenant ne se distinguent plus
des animaux. Des polypiers, qui ont l'air de sycomores,
portent des bras sur leurs branches. Antoine croît voir
une chenille entre deux feuilles ; c'est un papillon qui
s'envole. Il va pour marcher sur un galet ; une sauterelle
grise bondit. Des insectes pareils à des
pétales de roses, garnissent un arbuste ; des
débris d'éphémères font sur le
sol une couche neigeuse.
Et puis les plantes se confondent avec les pierres.
Des cailloux ressemblent à des cerveaux, des
stalactites à des mamelles, des fleurs de fer à
des tapisseries ornées de figures.
Dans des fragments de glace, il distingue des efflorescences,
des empreintes de buissons et de coquilles - à ne
savoir si ce sont les empreintes de ces choses-là, ou
ces choses elles-mêmes. Des diamants brillent comme des
yeux, des minéraux palpitent.
Et il n'a plus peur !
Il se couche à plat ventre, s'appuie sur les deux
coudes ; et retenant son haleine, il regarde.
Des insectes n'ayant plus d'estomac continuent à
manger ; des fougères desséchées se
remettent à fleurir ; des membres qui manquaient
repoussent.
Enfin, il aperçoit de petites masses globuleuses,
grosses comme des têtes d'épingles et garnies de
cils tout autour. Une vibration les agite.
ANTOINE délirant
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