Réfutation par Flaubert des critiques de
Sainte-Beuve
publiées dans les Nouveaux Lundis
Décembre 1862.
Mon cher maître,
Votre troisième article sur Salammbô m'a
radouci (je n'ai jamais été bien furieux). Mes
amis les plus intimes se sont un peu irrités des deux
autres ; mais, moi, à qui vous avez dit franchement ce
que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré
d'avoir mis tant de clémence dans votre critique.
Donc, encore une fois, et bien sincèrement, je vous
remercie des marques d'affection que vous me donnez, et,
passant par dessus les politesses, je commence mon
Apologie.
Etes-vous bien sûr, d'abord, - dans votre jugement
général, - de n'avoir pas obéi un peu
trop à votre impression nerveuse ? L'objet de mon
livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous
déplaît en soi ! Vous commencez par douter de la
réalité de ma reproduction, puis vous me dites
: «Après tout, elle peut être vraie» ; et comme conclusion : «Tant pis si elle est vraie ! » A chaque minute vous vous étonnez ; et vous
m'en voulez d'être étonné. Je n'y peux
rien, cependant ! Fallait-il embellir, atténuer,
fausser, franciser ! Mais vous me reprochez vous-même
d'avoir fait un poème, d'avoir été
classique dans le mauvais sens du mot, et vous me battez avec
les Martyrs !
Or le système de Chateaubriand me semble
diamétralement opposé au mien. Il partait d'un
point de vue tout idéal ; il rêvait des martyrs
typiques. Moi, j'ai voulu fixer en mirage en appliquant
à l'Antiquité les procédés du
roman moderne, et j'ai tâché d'être
simple. Riez tant qu'il vous plaira ! Oui, je dis
simple, et non pas sobre. Rien de plus
compliqué qu'un Barbare. Mais j'arrive à vos
articles, et je me défends, je vous combats pied
à pied.
Dès le début, je vous arrête à
propos du Périple d'Hannon, admiré par
Montesquieu, et que je n'admire point. A qui peut-on faire
croire aujourd'hui que ce soit là un document original ? C'est évidemment traduit, raccourci,
échenillé et arrangé par un Grec. Jamais
un Oriental, quel qu'il soit, n'a écrit de ce style.
J'en prends à témoin l'inscription
d'Eschmounazar, si emphatique et redondante ! Des gens qui se
font appeler fils de Dieu, oeil de Dieu (voyez les
inscriptions d'Hamaker) ne sont pas simples comme vous
l'entendez. - Et puis vous m'accorderez que les Grecs ne
comprenaient rien au monde barbare. S'ils y avaient compris
quelque chose, ils n'eussent pas été des Grecs.
L'Orient répugnait à l'hellénisme. Quels
travestissements n'ont-ils pas fait subir à tout ce
qui leur a passé par les mains, d'étranger ! -
J'en dirai autant de Polybe. C'est pour moi une
autorité incontestable, quant aux faits ; mais tout ce
qu'il n'a pas vu (ou ce qu'il a omis intentionnellement, car
lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux
bien aller le chercher partout ailleurs. Le
Périple d'Hannon n'est donc pas «un
monument carthaginois», bien loin «d'être
le seul» comme vous le dites. Un vrai monument
carthaginois, c'est l'inscription de Marseille, écrite
en vrai punique. Il est simple, celui-là, je l'avoue,
car c'est un tarif, et encore l'est-il moins que ce fameux
Périple où perce un petit coin de
merveilleux à travers le grec ; - ne fût-ce que
ces peaux de gorilles prises pour des peaux humaines et qui
étaient appendues dans le temple de Moloch (traduisez
Saturne), et dont je vous ai épargné la
description ; - et d'une ! remerciez-moi. Je vous dirai
même entre nous que le Périple d'Hannon
m'est complètement odieux pour l'avoir lu et relu avec
les quatre dissertations de Bougainville (dans les
Mémoires de l'Académie des Inscriptions)
sans compter mainte thèse de doctorat, - le
Périple d'Hannon étant un sujet de
thèse.
Quant à mon héroïne, je ne la
défends pas. Elle ressemble selon vous à
«une Elvire sentimentale», à
Velléda, à madame Bovary. Mais non ! Velléda est active, intelligente, européenne.
Madame Bovary est agitée par des passions multiples ; Salammbô au contraire demeure clouée par
l'idée fixe. C'est une maniaque, une espèce de
sainte Thérèse. N'importe ! Je ne suis pas
sûr de sa réalité ; car ni moi, ni vous,
ni personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut
connaître la femme orientale, par la raison qu'il est
impossible de la fréquenter.
Vous m'accusez de manquer de logique et vous me demandez :
«Pourquoi les Carthaginois ont-ils massacré les
Barbares ? » La raison en est bien simple : ils
haïssent les Mercenaires ; ceux-là leur tombent
sous la main ; ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais
«la nouvelle, dites-vous, pouvait arriver d'un moment
à l'autre au camp». Par quel moyen ? - Et qui
donc l'eût apportée ? Les Carthaginois ; mais
dans quel but ? - Des barbares ? mais il n'en restait plus
dans la ville ! - Des étrangers ? des
indifférents ? - mais j'ai eu soin de montrer que les
communications n'existaient pas entre Carthage et
l'armée !
Pour ce qui est d'Hannon (le lait de chienne, soit dit en
passant, n'est point une plaisanterie ; il était et
est encore un remède contre la lèpre : voyez le
Dictionnaire des sciences médicales, article
Lèpre ; mauvais article d'ailleurs et dont j'ai
rectifié les données d'après mes propres
observations faites à Damas et en Nubie), - Hannon,
dis-je, s'échappe, parce que les Mercenaires le
laissent volontairement s'échapper. Ils ne sent pas
encore déchaînés contre lui.
L'indignation leur vient ensuite avec la réflexion ; car il leur faut beaucoup de temps avant de comprendre toute
la perfidie des Anciens (Voyez le commencement de mon
chapitre IV). Mâtho rôde comme un fou autour de
Carthage. Fou est le mot juste. L'amour tel que le
concevaient les anciens n'était-il pas une folie, une
malédiction, une maladie envoyée par les dieux ? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de
voir ainsi son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de
Voltaire n'eût point partagé cet
étonnement. Rappelez-vous ce qu'il dit de la violence
des passions en Afrique, dans Candide (récit de
la vieille) : «C'est du feu, du vitriol,
etc».
A propos de l'aqueduc : «Ici on est dans
l'invraisemblance jusqu'au cou». Oui, cher
maître, vous avez raison et plus même que vous ne
croyez, - mais pas comme vous le croyez. Je vous dirai plus
loin ce que je pense de cet épisode, amené non
pour décrire l'aqueduc, lequel m'a donné
beaucoup de mal, mais pour faire entrer convenablement dans
Carthage mes deux héros. C'est d'ailleurs le
ressouvenir d'une anecdote, rapportée dans Polyen
(Ruses de guerre), l'histoire de Théodore,
l'ani de Cléon, lors de la prise de Sestos par les
gens d'Abydos.
On regrette un lexique. Voilà un reproche que je
trouve souverainement injuste. J'aurais pu assommer le
lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j'ai
pris soin de traduire tout en français. Je n'ai pas
employé un seul mot spécial sans le faire
suivre de son explication, immédiatement. J'en excepte
les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la
phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page
kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous
empêche-t-il de la comprendre ? Qu'auriez-vous dit si
j'avais appelé Moloch Melek, Hannibal
Han-Baal, Carthage Kartadda, et si, au lieu de
dire que les esclaves au moulin portaient des
muselières, j'avais écrit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j'ai bien
été obligé de prendre les noms qui sont
dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour
les plantes, j'ai employé les noms latins, les mots
reçus, au lieu des mots arabes ou phéniciens.
Ainsi j'ai dit lauwsonia au lieu de Henneh, et
même j'ai eu la complaisance décrire
Lausonia par un u, ce qui est une faute, et de
ne pas ajouter inermis, qui eût
été plus précis. De même pour
Kok'heul que j'écris antimoine, en vous
épargnant sulfure, ingrat ! Mais je ne peux
pas, par respect pour le lecteur français,
écrire Hannibal et Hamilcar sans h, puisqu'il y
a un esprit rude sur l'a, et m'en tenir à
Rollin ! un peu de douceur !
Quant au temple de Tarât, je suis sûr de l'avoir
reconstruit tel qu'il était, avec le traité de
la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc
de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de Jérusalem,
avec un passage de saint Jérôme, cité par
Selden (de Diis Syriis), avec le plan du temple de
Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec
les ruines du temple de Thugga que j'ai vu moi-même, de
mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache,
n'a parlé. N'importe, direz-vous, c'est drôle ! Soit ! - Quant à la description en elle-même, au
point de vue littéraire, je la trouve, moi,
très compréhensible, et le drame n'en est pas
embarrassé, car Spendius et Mâtho restent au
premier plan ; on ne les perd pas de vue. Il n'y a point dans
mon livre une description isolée, gratuite ; toutes
servent à mes personnages et ont une influence
lointaine ou immédiate sur l'action.
Je n'accepte pas non plus le mot de chinoiserie
appliqué à la chambre de Salammbô,
malgré l'épithête d'exquise qui le
relève (comme dévorants fait à
chiens dans le fameux Songe), parce que je n'ai pas
mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible
ou que l'on ne rencontre encore en Orient. Vous me
répétez que la Bible n'est pas un guide pour
Carthage (ce qui est un point à discuter) ; mais les
Hébreux étaient plus près des
Carthaginois que les Chinois, convenez-en ! D'ailleurs il y a
des choses de climat qui sont éternelles. Pour ce
mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes
réunis dans la 21° dissertation de l'abbé
Mignot (Mémoires de l'Académie des
Inscriptions, tome XL ou XLI, je ne sais plus).
Quant à ce goût «d'opéra, de pompe
et d'emphase», pourquoi donc voulez-vous que les choses
n'aient pas été ainsi, puisqu'elles sont telles
maintenant ! Les cérémonies des visites, les
prosternations, les invocations, les encensements et tout le
reste, n'ont pas été inventés par
Mahomet, je suppose.
Il en est de même d'Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que
j'ai fait son enfance fabuleuse ? est-ce parce qu'il tue un
aigle ? beau miracle dans un pays où les aigles
abondent ! Si la scène eût été
placée dans les Gaules, j'aurais mis un hibou, un loup
ou un renard. Mais, Français que vous êtes, vous
êtes habitué, malgré vous, à
considérer l'aigle comme un oiseau noble, et
plutôt comme un symbole que comme un être
animé. Les aigles existent cependant.
Vous me demandez où j'ai pris une pareille idée
du Conseil de Carthage ? Mais dans tous les milieux analogues
par les temps de révolution, depuis la Convention
jusqu'au Parlement d'Amérique, où
naguère encore on échangeait des coups de canne
et des coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels
revolvers étaient apportés (comme mes
poignards) dans la manche des paletots. Et même mes
Carthaginois sont plus décents que les
Américains, puisque le public n'était pas
là. Vous me citez, en opposition, une grosse
autorité, celle d'Aristote. Mais Aristote,
antérieur à mon époque de plus de
quatre-vingts ans, n'est ici d'aucun poids. D'ailleurs il se
trompe grossièrement, le Stagyrique, quand il affirme
qu'on n'a jamais vu à Carthage d'émeute ni
de tyran. Voulez-vous des dates ? en voici : il y avait
eu la conspiration de Carthalon, 550 avant
Jésus-Christ ; les empiétements des Magon, 460 ; la conspiration d'Hannon, 557 ; la conspiration de
Bomilcar, 507. Mais je dépasse Aristote ! - A un
autre.
Vous me reprochez les escarboucles formées par l'urine
des lynx. C'est du Théophraste, Traité des
Pierreries : tant pis pour lui ! J'allais oublier
Spendius. Kh bien, non, cher maître, son
stratagème n'est ni bizarre, ni étrange. C'est
presque un poncif. Il m'a été fourni par Elien
(Histoire des Animaux) et par Polyen
(Stratagèmes). Cela était même si
connu depuis le siège de Mêgare par Antipater
(ou Antigone), que l'on nourrissait exprès des porcs
avec les éléphants pour que les grosses
bêtes ne fussent pas effrayées par les petites.
C'était, en un mot, une farce usuelle, et probablement
fort usée au temps de Spendius. Je n'ai pas
été obligé de remonter jusqu'à
Saroson ; car j'ai repoussé autant que possible tout
détail appartenant à des époques
légendaires.
J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Cette description, quoique
vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la
crois très motivée. La colère du
suffète va en augmentant à mesure qu'il
aperçoit les déprédations commises dans
sa maison. Loin d'être à tout moment hors de
lui, il n'éclate qu'à la fin, quand il se
heurte à une injure personnelle. Qu'il ne gagne pas
à cette visite, cela m'est bien égal,
n'étant point chargé de faire son
panégyrique ; mais je ne pense pas l'avoir
taillé en charge aux dépens du reste du
caractère. L'homme qui tue plus loin les Mercenaires
de la façon que j'ai montrée (ce qui est un
joli trait de son fils Hannibal, en Italie), est bien le
même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter
à outrance ses esclaves.
Vous me chicanez sur les onxe mille trois cent
quatre-vingt-seize hommes de son armée en me
demandant d'où le savez-vous (ce nombre) ? qui vous l'a dit ? Mais vous venez de le voir
vous-même, puisque j'ai dit le nombre d'hommes qu'il y
avait dans les différents corps de l'armée
punique. C'est le total de l'addition tout bonnement, et non
un chiffre jeté au hasard pour produire un effet de
précision.
Il n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce
chapitre est une espèce de précaution oratoire
pour atténuer celui de la tente qui n'a choqué
personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des
cris. J'ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur
il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Salammbô,
avant de quitter sa maison, s'enlace au génie de sa
famille, à la religion même de sa patrie en son
symbole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit
messéant dans une Iliade ou une
Pharsale, c'est possible, mais je n'ai pas eu la
prétention de faire l'Iliade ni la
Pharsale.
Ce n'est pas ma faute non plus si les orages sont
fréquents dans la Tuniserie à la fin de
l'été. Chateaubriand n'a pas plus
inventé les orages que les couchers de soleil, et les
uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout
le monde. Notez d'ailleurs que l'âme de cette histoire
est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le Dieu lui-même,
sous une de ses formes, agit ; il dompte Salammbô. Le
tonnerre était donc bien à sa place : c'est la
voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus
que je vous ai épargné la description classique
de l'orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout
trois lignes, et à des endroits différents ! L'incendie qui suit m'a été inspiré par
un épisode de l'histoire de Massinissa, par un autre
de l'histoire d'Agathocle et par un passage d'Hirtius, - tous
les trois dans des circonstances analogues. Je ne sors pas du
milieu, du pays même de mon action, comme vous
voyez.
A propos des parfums de Salammbô, vous m'attribuez plus
d'imagination que je n'en ai. Sentez donc, humez dans la
Bible Judith et Esther ! On les pénétrait, on
les empoisonnait de parfums, littéralement. C'est ce
que j'ai eu soin de dire au commencement, dès qu'il a
été question de la maladie de
Salammbô.
Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du
Zaïmph ait été pour quelque chose dans la
perte de la bataille, puisque l'armée des Mercenaires
contenait des gens qui croyaient au Zaïmph ! J'indique
les causes principales (trois mouvements militaires) de cette
perte ; puis j'ajoute celle-là, comme cause secondaire
et dernière.
Dire que j'ai inventé des supplices aux
funérailles des Barbares n'est pas exact. Hendreich
(Carthago, seu Carth. respublica, 1664) a réuni
des textes pour prouver que les Carthaginois avaient coutume
de mutiler les cadavres de leurs ennemis ; et vous vous
étonnez que des barbares qui sont vaincus,
désespérés, enragés, ne leur
rendent pas la pareille, n'en fassent pas autant une fois et
cette fois-là seulement ? Faut-il vous rappeler Madame
de Lamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe
actuellement aux Etats-Unis ? J'ai été sobre et
très doux, au contraire.
Et puisque nous sommes en train de nous dire nos
vérités, franchement je vous avouerai, cher
maître, que la pointe d'imagination sadique m'a
un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves. Or un
tel mot de vous, lorsqu'il est imprimé, devient
presque une flétrissure. Oubliez-vous que je me suis
assis sur les bancs de la Correctionnelle comme
prévenu d'outrage aux moeurs, et que les
imbéciles et les méchants se font des armes de
tout ? Ne soyez donc pas étonné si un de ces
jours vous lisez dans quelque petit journal diffamateur,
comme il en existe, quelque chose d'analogue à ceci :
«M. G. Flaubert est un disciple de de Sade. Son ami,
son parrain, un maître en fait de critique l'a dit
lui-même assez clairement, bien qu'avec cette finesse
et cette bonhomie railleuse qui, etc». Qu'aurais-je
à répondre, - et à faire ?
Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher
maître, j'ai donné le coup de pouce, j'ai
forcé l'histoire, et comme vous le dites très
bien, j'ai voulu faire un siège. Mais dans un sujet
militaire, où est le mal ? - Et puis je ne l'ai pas
complètement inventé, ce siège, je l'ai
seulement un peu chargé. Là est toute ma
faute.
Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations
d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon
esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humaine
n'étaient pas complètement abolis en
Grèce à la bataille de Leuctres ? 370 avant
Jésus-Christ.) Malgré la condition
imposée par Gélon (480), dans la guerre contre
Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants,
et quant aux époques postérieures, je m'en
rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et
surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose
se passait encore quelquefois de son temps.
Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs
un philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un
cours de morale ou commettant de bonnes actions, un monsieur
enfin sentant comme nous. Allons donc ! était-ce
possible ? Aratus que vous rappelez est
précisément celui d'après lequel j'ai
rêvé Spendius ; c'était un homme
d'escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit
les sentinelles et qui avait des éblouissemeiits au
grand jour. Je me suis refusé un contraste, c'est vrai ; mais un contraste facile, un contraste voulu et faux.
J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous
avez peut-être raison dans vos considérations
sur le roman historique appliqué à
l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie
êchoué. Cependant, d'après toutes les
vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois
avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage.
Mais là n'est pas la question. Je me moque de
l'archéologie ! Si la couleur n'est pas une, si les
détails détonnent, si les moeurs ne
dérivent pas de la religion et les faits des passions,
si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes
ne sont pas appropriés aux usages et les architectures
au climat, s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans
le faux. Sinon, non. Tout se tient.
Mais le milieu vous agace ! Je le sais, ou plutôt je le
sens. Au lieu de rester à votre point de vue
personnel, votre point de vue de lettré, de moderne,
de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas venu de mon
côté ? L'âme humaine n'est point partout
la même, bien qu'en dise M. Levallois. La moindre vue
sur le monde est là pour prouver le contraire. Je
crois même avoir été moins dur pour
l'humanité dans Salammbô que dans
Madame Bovary. La curiosité, l'amour qui m'a
poussé vers des religions et des peuples disparus, a
quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me
semble.
Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce
livre-là que dans l'autre à la rondeur de la
phrase et à la période. Les métaphores y
sont rares et les épithètes positives. Si je
mets bleues après pierres, c'est que
bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez
également persuadé que l'on distingue
très bien la couleur des pierres à la
clarté des étoiles. Interrogez là-dessus
tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
Et puisque vous me blâmez pour certains mots,
énorme entre autres, que je ne défends
pas (bien qu'un silence excessif fasse l'effet du vacarme),
moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.
Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel
était son but. J'ai froncé les sourcils
à bibelots carthaginois,- diable de
manteau, - ragoût et pimenté
pour Salammbô qui batifole avec le serpent, - et
devant le beau drôle de Libyen qui n'est ni beau
ni drôle, - et à l'imagination libertine
de Schahabarim.
Une dernière question, ô maître, une
question inconvenante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim
presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si
sérieux ? Pour moi, M. Singlin est funèbre
à côté de mes éléphants. Je
regarde des Barbares tatoués comme étant moins
antihumains, moins spécieux, moins cocasses, moins
rares que des gens vivant en commun et qui s'appellent
jusqu'à la mort Monsieur ! - Et c'est
précisément parce qu'ils sont très loin
de moi que j'admire votre talent à me les faire
comprendre. - Car j'y crois, à Port-Royal, et le
souhaite encore moins y vivre qu'à Carthage. Cela
aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout
d'un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas
que deux vrais existent, deux excès contraires, deux
monstruosités différentes ?
Je vais finir. - Un peu de patience ! - Etes-vous curieux de
connaître la faute énorme
(énorme est ici à sa place) que je
trouve dans mon livre. La voici :
1° Le piédestal est trop grand pour la statue. Or,
comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas
assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à
Salammbô seulement.
2° Quelques transitions manquent. Elles existaient ; je
les ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur
d'être ennuyeux.
3° Dans le chapitre VI, tout ce qui se rapporte à
Giscon est de même tonalité que la
deuxième partie du chapitre II (Uannon). C'est la
même situation, et il n'y a point progression
d'effet.
4° Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar
jusqu'au serpent, et tout le chapitre XIII jusqu'au
dénombrement des Barbares, s'enfonce, disparaît
dans le souvenir. Ce sont des endroits de second plan,
ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement
éviter et qui alourdissent le livre, malgré les
efforts de prestesse que j'ai pu faire. Ce sont
ceux-là qui m'ont le plus coûté, que
j'aime le moins et dont je me suis le plus
reconnaissant.
5° L'aqueduc.
Aveu ! mon opinion secrète est qu'il n'y avait point
d'aqueduc à Carthage, malgré les ruines
actuelles de l'aqueduc. Aussi ai-je eu soin de
prévenir d'avance toutes les objections par une phrase
hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai
mis les pieds dans le plat, lourdement, en rappelant que
c'était une invention romaine, alors nouvelle, et que
l'aqueduc d'à présent a été
refait sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant
l'aqueduc romain de Carthage m'a poursuivi, et puis
c'était une belle entrée pour Spendius et
Mâtho. N'importe ! mon aqusduc est une
lâcheté ! Confiteor.
6° Autre et dernière coquinerie : Hannon.
Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire
quant à sa mort. Il fut bien, il est Vrai,
crucifié par les Mercenaires, mais en Sardaigne. Le
général crucifié à Tunis en face
de Spendius s'appelait Hannibal. Mais quelle confusion cela
eût fait pour le lecteur !
Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire
dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon.
Mais soyez sûr que je n'ai point fait une Carthage
fantastique. Les documents sur Carthage existent, et ils ne
sont pas tous dans Movers. Il faut aller les chercher un peu
loin. Ainsi Ammien Marcellin m'a fourni la forme exacte d'une
porte, le poème de Corippus (la Johannide),
beaucoup de détails sur les peuplades africaines,
etc.,etc.
Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est
le danger ? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins
à craindre que les... et les... dans ce doux pays de
France où le superficiel est une qualité, et
où le banal, le facile et le niais sont toujours
applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de
corrompre personne quand on aspire à la grandeur.
Ai-je mon pardon ?
Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher
maître. En me donnant des égratignures, vous
m'avez très tendrement serré les mains, et bien
que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en avez pas
moins fait trois grands saluts, trois grands articles
très détaillés, très
considérables et qui ont dû vous être plus
pénibles qu'à moi. C'est de cela surtout que je
vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas
perdus, et vous n'aurez eu affaire ni à un sot ni
à un ingrat.
Tout à vous,
Gustave Flaubert.