Critique de Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome IV - Lundi 22 décembre 1862.


I - FIN DE L'ANALYSE

Pour payer sa dette entière à l'archéologie, il manquait à l'auteur un siège, je veux dire un siège en règle ; bon gré mal gré, il en a fait un. Polybe dit bien que les chefs des Mercenaires, après une de leurs victoires, poussèrent l'ambition jusqu'à vouloir mettre le siège devant Carthage, et que les Carthaginois, à un moment, se virent serrés de près de tous côtés ; mais il ajoute que les assiégeants étaient si peu maîtres de leurs opération et de leurs mouvements, qu'ils se virent bientôt comme assiégés eux-mêmes. Il y a loin de là à ce siège en règle, monumental, classique, à ce siège modèle qu'a imaginé l'auteur de Salammbô, afin de se donner l'occasion d'énumérer toutes les machines de guerre, tous les instruments de balistique de l'ancien corps du génie, et de nous peindre l'effroi des Carthaginois «quand ils aperçurent, venant droit, vers eux, comme des monstres et comme des édifices, avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurs carapaces, les machines de siège qu'envoyaient les villes tyriennes : soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente scorpions, cinquante tollénones, douze béliers, etc». Evidemment l'auteur s'amuse. Rabelais aussi s'amusait dans ces sortes d'énumérations, mais plus gaiement et plus en son lieu. En supposant que ces machines si compliquées sortent des villes tyriennes, l'auteur croit parer à l'objection qui se présente naturellement : comment ces barbares, fortuitement ramassés et coalisés, auraient-ils trouvé tant d'habiles ingénieurs et des Archimèdes improvisés ? L'invraisemblance n'est sauvée qu'en partie. Ces villes secondaires d'Afrique auraient eu là, en effet, des arsenaux tout prêts et terriblement fournis pour donner ainsi à l'improviste contre la métropole. Toutes ces machines semblent sortir de terre à point nommé. Mais l'auteur, en poussant si fort ce siège, avait encore un autre dessein que celui de montrer l'attaque dans toute sa science ; comme il avait en perspective pour son avant-dernier chapitre la scène de famine indiquée par l'histoire, quand l'armée des Mercenaires enfermée entre deux défilés se verra réduite à se dévorer elle-même, il voulait, pour pendant, montrer d'avance les Carthaginois réduits, eux aussi, aux dernières extrémités, mais subissant par contraste le supplice de la soif ; soif contre faim, description contre description. Pour cela, il imagine de faire crever par Spendius l'aqueduc qui conduisait les eaux potables dans la ville, d'en détourner le fleuve nourricier, moyennant l'enlèvement de quelques dalles opéré avec des prodiges de dextérité et de patience ; car ce Spendius est comme le nain merveilleux du roman ; à lui seul, il fait tout. L'aqueduc, saigné par son milieu, déverse brusquement toute une cataracte dans la plaine : le moment où la chute d'eau s'élance est décrit d'une manière grandiose. Les Barbares exultent de joie, et Carthage, quand elle aura épuisé l'eau de ses citernes, va mourir de soif.

L'avantage encore de cette extrémité à laquelle il suppose les Carthaginois réduits est de réveiller les idées cruelles, superstitieuses, et d'amener le prétexte d'une immolation d'enfants à Moloch. M. Flaubert met complètement de côté et considère comme non avenu le célèbre chapitre de Montesquieu dans l'Esprit des lois :

«Le plus beau traité de paix dont l'histoire ait parlé, est, je crois, celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il voulut qu'ils abolissent la coutume d'immoler leurs enfants. Chose admirable ! après avoir défait trois cent mille Carthaginois, il exigeait une condition qui n'était utile qu'à eux, ou plutôt il stipulait pour le genre humain».

Il est très possible, après cela, que la condition stipulée par l'humain et généreux Gélon n'ait pas été strictement exécutée : on ne coupe pas court à une superstition par un traité, et d'ailleurs il n'était pas là pour y tenir la main. S'en suit-il que deux siècles plus tard, à l'époque d'Amilcar et d'Annibal, il y eût encore de ces immolations publiques et officielles ? C'est un doute historique qui vaudrait la peine d'être discuté.

Mais, en attendant, et à part toute discussion, pourquoi, dans ce ramas d'hommes de guerre et d'assiégeants, l'auteur n'a-t-il pas eu l'idée de nous faire rencontrer un Grec, un seul, animé de l'esprit de Gélon, un disciple, par la pensée, des Xénophon, des Aristote, des anciens sages de son pays, un jeune Achéen contemporain d'Aratus, ayant déjà en soi le germe des sentiments humains de Térence, ayant lu Ménandre, et qui, fourvoyé dans cette affreuse guerre, la jugeant, sentant comme nous et comme beaucoup d'honnêtes gens d'alors en présence de ces horreurs, nous aiderait peut-être à les supporter ? L'auteur s'est refusé là un beau contraste et une lumière. Faut-il que, ni au dedans ni au dehors de ces murailles de Byrsa, pas un homme ne dise en son cœur : Je suis homme ! ...

Quoi qu'il en soit de nos désirs et de nos regrets, la nécessité à laquelle Carthage est supposée réduite, après toutes sortes de gradations et de vicissitudes, exalte le fanatisme de la populace ; le Sénat cède, il est décidé qu'on immolera des enfants, et un, entre autres, pris dans une grande famille. Le choix tombe sur le fils d'Amilcar, le petit Annibal, qui n'a pas plus de dix ans. Amilcar trouve moyen de lui substituer un enfant d'esclave. L'auteur a voulu ici nous montrer un Amilcar tout le contraire d'un Abraham, un père révolté, un cœur de lion grondant et rugissant de tendresse. Dans une composition autrement conçue, et où l'on aurait moins usé jusque-là des grands moyens, ce passage ferait de l'effet ; mais les nerfs humains ne sont pas des cordages, et, quand ils en ont trop, quand ils ont été trop broyés et torturés, ils ne sentent plus rien.

Cette scène d'ailleurs, prise en elle-même, cette adoration du monstrueux et sanguinaire Moloch, peut avoir sa vérité, et a certainement son horreur. Si l'auteur a voulu montrer en action une de ces religions infâmes, infernales, écrasantes, qui ne tenaient nul compte de la vie des hommes, et dont le Christ a débarrassé le monde, il a réussi. Ce chapitre de M. Flaubert est d'avance un repoussoir tout trouvé à la Vie de Jésus de M. Renan. Il survient, à travers ces infanticides sacrés, un incident ingénieusement ménagé et presque comique : c'est le prêtre eunuque Schahabarim qui, ne croyant plus à sa déesse, dont l'impuissance lui est attestée par les calamités de Carthage, essaye de se faufiler d'un culte à l'autre et de déserter de Tanit à Moloch. Mais les prêtres de celui-ci, qui sont de race vigoureuse, qui mordent à la vie à pleine grappe et se nourrissent de chair et de sang, ne veulent pas accueillir le pâle et efféminé transfuge ; on le traite en apostat, et le malheureux conspué reste désormais sans dieu, errant et comme mis à pied entre les deux idoles.

Après la scène du sacrifice, où l'on jette entre les bras de la statue d'airain jusqu'à quatorze enfants, on a aussitôt la pluie ; le ciel se détend, et bientôt la chance tourne aussi, la face des affaires change, et l'on arrive un peu vite à la scène du défilé de la Hache, où la plus grande partie de l'armée barbare est cernée. Nouvelle description, et la plus atroce de toutes, celle de la famine. Imaginez une armée de 4O mille hommes, entassée dans une sorte d'hippodrome formé par la montagne, la double entrée de la gorge barrée par des rochers qu'on y a fait rouler, ou par une herse inexpugnable, et là, dans cet immense cul-de-basse-fosse, sur ce radeau de la Méduse en terre ferme, ces 4O mille hommes dévorant les animaux, les mulets, et, après neuf jours de souffrance, en venant à manger leurs propres morts. Ce sont les Garamantes qui commencent et qui donnent le signal de ce festin de cannibales. Bientôt on n'attend plus que le voisin soit mort pour le manger ; on le tue, si l'on est le plus fort. Je fais grâce de l'horrible et acharnée description, à laquelle il ne manque ni les songes et les hallucinations des affamés moribonds, ni aucun des symptômes pathologiques rigoureusement observés en pareil cas, ni, au moral, les hideuses révélations de tendresse qui se déclarent à l'heure suprême entre les Hercule et les Hylas de ces bandes dépravées : de fait, après une pareille extermination, complétée par l'irruption et le choc des éléphants numides, la guerre est finie ; on a le bouquet. Une grande scène de lions dévorants et de chacals rapaces achève le spectacle effroyable de ce charnier grandiose comme un Colysée.

Imagination tourmentée, êtes-vous contente ? vous voilà assouvie. Il ne reste plus qu'à prendre Mâtho, qui est sur un autre point du pays avec un lambeau d'armée, à le faire prisonnier, et à épuiser contre lui les supplices, le jour où il est traîné en triomphe à Carthage et livré en victime au tenaillement de la populace.

Quant à Salammbô, à laquelle le lecteur à bout de sensations et d'abominations a moins que jamais le cœur de s'intéresser, dès longtemps fiancée à Narr'Havas, elle meurt en revoyant de ses yeux dans cet état horrible ce Mâtho, ce beau drôle de Lybien pour qui elle s'est sentie allumée dès le premier soir, et à qui elle s'est, de gaieté de cœur, abandonnée. Le peuple attribue cette mort subite de la fille d'Amilcar à la hardiesse qu'elle a eue de toucher et de manier, même à bonne fin, le voile sacré.

II - JUGEMENT DU GENRE, DE LA FORME ET DE L'ESPRIT DU LIVRE

On comprend bien que c'est moins encore pour donner une idée exacte du livre que je me suis appliqué à cette longue analyse, que pour constater au fur et à mesure la suite de mes impressions et me donner à moi-même, en les recueillant, le droit d'exprimer mon jugement sans mollir, en toute fermeté et sécurité. L'idée qui a présidé à cette composition est, selon moi, une erreur. Le roman historique suppose nécessairement un ensemble d'informations, de traditions morales, de données de toutes sortes nous arrivant comme par l'air, à travers les générations successives. Walter Scott, le maître et le vrai fondateur du roman historique, vivait dans son Ecosse, à peu de siècles, à peu de générations de distance des événements et des personnages qu'il nous a retracés avec tant de vie et de vraisemblance. La tradition ou la légende l'environnait ; il en était imbu, comme du brouillard matinal de ses lacs et de ses collines. Il a pu même, grâce à ce génie des vieux temps qu'il avait si bien écouté et deviné, remonter une ou deux fois avec succès jusqu'aux siècles reculés du Moyen Age. Ivanhoé est le roman historique confinant à l'épopée, et un roman qui est presque de plain-pied avec nous encore.

L'Antiquité, an contraire, ne comporte pas, de notre part, le roman historique proprement dit, qui suppose l'entière familiarité et l'affinité avec le sujet. Il y a, d'elle à nous, une solution de continuité, un abîme. L'érudition, qui peut y jeter un pont, nous refroidit en même temps et nous glace. On ne peut recomposer la civilisation antique de cet air d'aisance et la ressusciter tout entière ; on sent toujours l'effort ou le jeu, la marqueterie. On la restitue, l'Antiquité, on ne la ressuscite pas. Ce qui est possible avec elle, c'est une sorte de roman-poème, qui la représente un peu idéalement, une oeuvre plus ou moins dans le genre des Martyrs ; car je ne compte pas pour des oeuvres d'art les ouvrages du genre du Jeune Anacharsis, qui ne sont que des enfilades d'éruditions juxtaposées, moyennant un fil conducteur des plus simples et trop apparent. Le seul genre de création possible à cette distance, le roman-poème, est toujours lui-même douteux, un peu bâtard : il mène aisément au faux ; beaucoup de talent et le génie même de l'expression n'y sauvent pas de la raideur, du guindé, ou du pastiche, et, partant, d'un certain ennui. Mais enfin, si on le veut absolument, on peut tenter l'entreprise, à la condition toutefois qu'il y ait matière, et que les livres ou les monuments nous fournissent quelque chose.

Ici, dans le sujet choisi par M. Flaubert, les monuments non plus que les livres ne fournissaient presque rien. C'est donc un tour de force complet qu'il a prétendu faire, et il n'y a rien d'étonnant qu'il y ait, selon moi, échoué. Ce dont il faudrait plutôt s'étonner, c'est de la force, de l'habileté, des ressources qu'il a déployées dans l'exécution d'une entreprise impossible et comme désespérée ; mais il a eu beau faire appel de toutes parts à l'érudition et aux descriptions, il a eu beau, en fait d'inventions personnelles, entasser Ossa sur Pélion, Pélion sur Ossa, il n'a pu communiquer à son oeuvre l'intérêt réel et la vie.

Je sais que des amis d'un esprit très distingué lui ont dit le contraire et lui ont précisément reconnu, en tout ceci, le don et le génie de l'intuition ; mais je ne comprends pas bien à quoi ce mot s'applique, là où toute vérification et tout contrôle sont à jamais impossibles, et je ne puis parler que selon les vraisemblances et d'après mes impressions, d'après celles également de bien des esprits ayant même mesure que moi et même niveau.

Je dirai donc : son ouvrage est un poème ou roman historique, comme il voudra l'appeler, qui sent trop l'huile et la lampe. Toute la peine qu'il s'est donnée pour le faire, il nous la rend. La suite des chapitres auxquels il s'est successivement appliqué exprime et accuse le procédé d'exécution. En maint et maint endroit on reconnaît l'ouvrier consommé ; chaque partie de l'édifice est soignée, plutôt trop que pas assez : je vois des portes, des parois, des serrures, des caves, bien exécutées, bien construites, chacune séparément ; je ne vois nulle part l'architecte. L'auteur ne se tient pas au-dessus de son ouvrage : il s'y applique trop, il a le nez dessus : il ne paraît pas l'avoir considéré avant et après dans son ensemble, ni à aucun moment le dominer. Jamais il ne s'est reculé de son oeuvre assez pour se mettre au point de vue de ses lecteurs.

Il y a de bons et beaux paragraphes, et j'en ai cité, mais peu d'heureuses pages. J'ai parlé des Martyrs, dont la comparaison ici revient sans cesse, et qui ne sont eux-mêmes qu'à demi réussis ; mais, dans Chateaubriand, il y a de temps en temps l'enchanteur qui passe avec sa baguette et son talisman : ici l'enchanteur ne paraît nulle part. Le poète n'a jamais d'ailes qui l'enlèvent et vous enlèvent avec lui.

L'effort, le travail, la combinaison se font sentir jusque dans les parties de talent les plus éminentes. Oh ! que les inventions du génie sont plus faciles ! J'appelle génie quelque chose d'heureux, d'aisé, de trouvé.

Voilà l'imprévu qu'on aime. Tout cet imprévu-ci est forcé, cherché, travaillé, fouillé, pioché, beaucoup plus étrange et bizarre qu'original.

Mais il s'agit, me dira-t-on, de l'Afrique et non de la Grèce, d'un paysage austère et dur, d'un climat écrasant, d'une civilisation avare et cruelle, qui vous tient et vous broie comme ferait une meule ; il faut que le livre vous rende cet effet. Si c'est une des conditions indispensables du sujet, une de ses nécessités et de ses beautés caractéristiques, qu'on soit ainsi perpétuellement broyé, n'est-il pas permis de s'en plaindre ? Souffrir et crier, haïr ce qu'on vient de lire, est-ce un résultat de l'art ? Cette Salammbô, dont la personne et la passion devaient faire le mobile du livre et de l'action, est piquante, curieuse, habilement composée et concertée, je n'en disconviens nullement, mais elle n'anime rien et, au fond, n'intéresse pas. A voir le luxe de déguisements mythologiques où elle s'enveloppe, et le peu d'analyse morale qui la concerne, on se reprend à admirer, à chérir d'autant plus ces aimables et touchants anachronismes des anciens poètes, de ceux qui ont dépeint des reines carthaginoises ou des magiciennes de Colchide, et qui nous les ont montrées dévorées d'amour. Virgile et Apollonius, soyez à jamais bénis de tous les esprits délicats et de tous les cœurs tendres pour nous avoir laissé votre Didon et votre Médée : créations enchanteresses et immortelles ! Salammbô, en comparaison, n'est que bizarre, et si masquée, si affublée, si fardée, qu'on ne se la figure pas bien, même au physique ; et, au moral, si peu entraînée ou entraînante que, malgré la complicité naturelle au lecteur en pareil cas, on ne prend nul plaisir à lui voir faire ce qu'elle fait.

En présence de ce roman ou de ce poème tout archéologique, c'est le cas ou jamais de le redire : l'art, nonobstant toute théorie, l'art dans sa pratique n'est pas une chose purement abstraite, indépendante de toute sympathie humaine : et je prends le mot de sympathie dans son acception la plus vaste. Comment voulez-vous que j'aille m'intéresser à cette guerre perdue, enterrée dans les défilés ou les sables de l'Afrique, à la révolte de ces peuplades lybiennes et plus ou moins autochthones contre leurs maîtres les Carthaginois, à ces mauvaises petites haines locales de barbare à barbare ? Que me fait, à moi, le duel de Tunis et de Carthage ? Parlez-moi du duel de Carthage et de Rome, à la bonne heure ! j'y suis attentif, j'y suis engagé. Entre Rome et Carthage, dans leur querelle acharnée, toute la civilisation future est en jeu déjà ; la nôtre elle-même en dépend, la nôtre, dont le flambeau s'est allumé à l'autel du Capitule, comme celui de la civilisation romaine s'était lui-même allumé à l'incendie de Corinthe.

A la rigueur, si tout ce que vous me décrivez était vrai, copié sur nature, je m'y intéresserais dans un autre sens, non plus à titre d'art, mais à titre de document positif, comme on s'intéresse à une relation de voyageur, à un récit authentique des moeurs japonaises. Mais vous inventez, vous conjecturez, et dès lors vous ne me tenez pas.

Quand un artiste veut sortir de l'inspiration de son temps, il court grand risque d'être comme l'antique et fabuleux Antée, qui perd terre. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille traiter que des sujets de son temps ; mais, en prenant même des sujets éloignés, il faut qu'il y ait communication vive et réverbération d'une époque à l'autre. Quand Virgile prenait Enée pour son héros, il était plein d'Auguste et plein aussi des souvenirs de la vieille Rome. Chateaubriand lui-même, dans ce sujet incomplet des Martyrs, avait chance de nous toucher par la fibre grecque ou romaine qui vit en nous, et à la fois par la fibre chrétienne qui n'est pas morte. Je suis loin de prétendre interdire aux artistes l'entrée et la conquête poétique de cet Orient, dans lequel, dit-on, l'état mental de l'humanité est un peu différent du nôtre. Je suis prêt à accorder beaucoup à la singularité et à la fantaisie. Mais encore une fois, je le maintiens, l'art ne saurait être totalement indépendant de la sympathie, et portant tout entier sur des monstres. Si vous voulez nous attacher, peignez-nous nos semblables ou nos analogues ; cherchez bien, et vous en trouverez, même là-bas.

La Bible dont je sais que vous vous autorisez, vous et d'illustres Sémitiques avec vous, pour conclure de là à la Phénicie et ensuite à Carthage (ce qui ne laisse pas d'être un peu loin), la Bible est remplie de scènes et de figures qui, au milieu des duretés et des épouvantements, reposent et consolent.

Que s'il n'y a que des duretés à Carthage, tant pis pour Carthage ! Il y a des choses impossibles contre lesquelles il ne faut pas se heurter. Pour qu'un arbre pousse, il faut de la terre ; n'allez pas le planter en pleine montagne de Carrare.

Ce n'est pas à moi de me donner comme juge de la partie érudite de Salammbô. Ce que je sais, c'est qu'on ne sait rien ou presque rien de direct sur l'antique Carthage. Or, cela me suffit pour ne pas me déclarer satisfait, même au point de vue archéologique, du système suivi par l'auteur et de toutes ces éruditions rapportées qu'il a mises en oeuvre. Il peut avoir un texte ou un fait particulier à alléguer à l'appui de chaque singularité ; les érudits peuvent affirmer qu'il n'a rien avancé d'incompatible et de contradictoire avec les rares, données de la science punique à cette heure : ce sont de faibles garanties. Mais en revanche je suis juge comme tout le monde du degré d'invraisemblance en ce qui est de la politique et du moral. Eh bien ! le côté politique, le caractère des personnages, le génie du peuple, les aspects par lesquels l'histoire particulière de ce peuple navigateur, et civilisateur à sa manière, regarde l'histoire générale et intéresse le grand courant de la civilisation, sont sacrifiés ici ou entièrement subordonnés au côté descriptif exorbitant, à un dilettantisme qui, ne trouvant à s'appliquer qu'à de rares débris, est forcé de les exagérer. Le paysage du livre est vrai, car l'auteur l'a vu de ses yeux et il est peintre ; les monuments et les édifices sont plus que douteux et incertains, car ils sont refaits en entier d'imagination, les vestiges insignifiants qu'on a cru récemment retrouver n'y pouvant aider en rien ; mais ce qu'on peut affirmer plus à coup sûr encore et de toute la force de son bon sens, c'est que ce n'est pas ainsi qu'en aucun temps et en aucun lieu, les hommes se sont comportés et que les choses se sont passées. Pourquoi l'auteur, si en quête des moindres bribes d'érudition, n'a-t-il pas commencé par se pénétrer du beau chapitre de Montesquieu sur le Parallèle de Carthage et de Rome ? Et Montesquieu, dans ces sortes de considérations, nous représente de plus anciens que lui. Il y a dans ces chapitres des vieux auteurs un fonds de bon sens général et de raison publique qu'il ne faudrait jamais oublier ni omettre, quand on veut ensuite y introduire une part de nouveauté et de singularité. J'aime mieux, après tout, connaître la politique de Carthage que toutes les mosaïques et les verroteries de Carthage.

Savez-vous quelle eût été la forme la plus naturelle, la plus vraie à adopter, dans l'état actuel de la science, pour qui voulait nous entretenir de ce vieux monde punique ? C'eût été d'écrire tout bonnement une relation de voyage, un Itinéraire sur cette côte de l'Afrique depuis les Syrtes jusqu'à Utique. On aurait décrit tout à son aise le pays et le paysage ; on aurait montré les habitants, les races confondues ou persistantes, et discuté jusqu'à quel point il est légitime de conclure du présent au passé, et des autres peuples sémitiques de par-delà l'Egypte à ceux d'Afrique, si traversés et si mélangés. L'amour de la vieille Carthage, puisque amour il y avait, y aurait trouvé son compte : on en aurait refait l'histoire, en indiquant les lacunes, en restituant, à l'aide des fragments et du parti raisonnable qu'on en peut tirer, la religion, la politique, le caractère, les moeurs. L'écrivain pittoresque aurait mêma pu, dans un ou deux chapitres, nous livrer à l'état dé rêve ou d'idéal rétrospectif sa reconstruction architecturale et, morale, restitution imaginaire, mais devenue par là même plus plausible, puisqu'il n'aurait rien affirmé. Voilà la forme juste et vraie dans laquelle pouvait se produire un beau travail d'érudit et d'artiste sur la civilisation carthaginoise. Le roman historique est un moule suspect et ambigu, qui ne peut nous rendre, en telle matière, qu'une médaille en grande partie fictive et controuvée.

III - DES DESCRIPTIONS ET DU STYLE

Les descriptions étant la partie capitale du livre, j'en dois dire quelques mots. Elles ont de l'exactitude, du relief, parfois de la grandeur africaine, en ce qui est du paysage, mais, en tout, bien de la monotonie. J'y voudrais plus de gradation, et qu'on y observât la perspective naturelle. Je ne m'accoutumerai jamais à ce procédé pittoresque qui consiste à décrire à satiété, et avec une saillie partout égale, ce qu'on ne voit pas, ce qu'on ne peut raisonnablement remarquer. Par exemple, si l'on marche la nuit dans l'obscurité ou à la simple clarté des étoiles, on ne devrait pas décrire minutieusement des pierres bleues sur lesquelles on marche, ou des taches jaunes au poitrail d'un cheval, puisque personne ne les voit. Si l'on aperçoit un homme qui vient à trente pas, on ne décrira pas par le menu les boutons de ses chausses ou les clous de son armure qu'on n'a pas le temps de distinguer, tout de loin se confondant dans un ensemble.

Au reste, ce défaut-là n'est point particulier à M. Flaubert ; il est celui de presque tous les romanciers de ce temps, à commencer par Walter Scott, lequel, ayant à nous montrer un étranger entrant le soir dans une salle de festin, s'amuse à nous le décrire de la tête jusqu'aux pieds, y compris les bas, les souliers, comme si des convives assis pouvaient distinguer cette partie inférieure de l'individu, ce qui serait tout au plus possible de jour. La remarque est de Goethe.

Quant à la peinture même des visages, c'est la physionomie qu'il convient de rendre d'un mot et d'un éclair, bien plus que le détail des traits dont l'énumération ne doit pas revenir sans cesse. C'est assez d'une première fois.

L'acharnement à peindre des horreurs mérite aussi d'être relevée. On a vu jusqu'où la peur de ressembler à Gessner ou à Greuze, ou à Fénelon, peut conduire un farouche pinceau : on se fait loup, chacal et tigre, de peur de paraître joueur de flûte ou berger. Je laisse de côté, en ce point, toutes les susceptibilités françaises et les aversions trop promptes de nos critiques dégoûtés. L'art en soi, je le reconnais, ne vise pas sans doute à la sensibilité, pas plus qu'il ne vise à la moralité, mais il n'affecte pas non plus, nécessairement, le contraire. Goethe, qu'on n'accusera pas d'étroitesse et qui comprenait tout, ce critique universel au goût le plus large et le plus hospitalier, reculait toutefois devant les tableaux odieux et hideux trop prolongés ; il voulait que l'art tournât en définitive au beau, au digne, à l'agréable. Que si vous m'opposez Shakspeare que cette préoccupation ne retenait pas, et qui prenait les hommes avec leurs passions et les âmes avec leurs abîmes, ne s'épargnant aucune situation franche, fût-elle horrible, aucune expression sincère, fût-elle violente, je m'en accommode très bien, et je vous dis : Faites comme lui, montrez-nous gens et choses tels qu'ils sont, pas plus beaux qu'ils ne sont, mais aussi pas plus laids ni pires qu'ils ne sont.

Vous mettez toujours en avant le vrai, rien que le vrai. A la bonne heure ! j'en passe volontiers par là ; je ne vous dis même pas de choisir. Peignez-le, ce vrai, tel quel, au vif et même crûment ; mais ce qu'on a le droit de désirer, c'est que vous n'alliez pas choisir exprès le pire et le préférer à tout. Ne devenons jamais en littérature de ceux qui sont appelés dans ce roman les mangeurs de choses immondes.

J'en sais (et ici ma pensée se généralise) pour qui le talent ne commence réellement que là où l'humanité, l'honnêteté naturelle, ce qu'on croit être le fait de M. Prud'homme, finit et se renverse, et où les instincts se gâtent et se dépravent. C'est un raffinement de palais blasés, qui se retrouve un peu à la fin de toute littérature, et ici à une fin d'école. Mes amis, avec toute la bonne volonté du monde, je n'en suis pas. Je vous aimerai individuellement, un à un, mais je ne serai jamais de votre secte.

Pour revenir à des enfantillages bien innocents, mais indignes d'un pinceau sévère comme celui de l'auteur de Salammbô, je ne sais qui l'on prétend mystifier quand on nous parle sans rire de ce «lait de chienne» qui entre comme ingrédient dans un cataplasme d'Hannon, ou de ces «pattes de mouches écrasées» qui entrent dans un cosmétique de la jeune fille, et de tant d'autres singularités pareilles. «Mais j'ai vu cela de mes yeux, me dira le voyageur ; j'ai même goûté de cette fameuse sauce verte dont il est question dans le festin des Mercenaires». Laissons le voyageur, je parle à l'artiste. Si ce ne sont pas là des plaisanteries de l'auteur, le lecteur est sujet à les prendre pour telles, et il n'aime pas à être moqué.

Je suis bien près d'avoir tout dit. Le style est très soigné dans l'ouvrage de M. Flaubert et offre de fortes et mâles qualités ; mais il est trop tendu, trop uniforme de tours. Les expressions, pour vouloir renchérir sur ce qui a été dit déjà, semblent forcées bien souvent. C'est un défaut presque inévitable dans les langues et dans les écoles avancées. Le talent lui-même y pousse : on veut sortir à tout prix du connu et du commun. Un exemple justifiera mon dire. Dans la revue que passe de ses esclaves le terrible Amilcar rentré chez lui après une longue absence, tous se rangent sur une ligne, tous retiennent leur haleine : «Un silence énorme emplissait Mégara». Pourquoi ce silence énorme, et comment y est-on venu ? Delille avait déjà dit dans son style à effet :

Il ne voit que la nuit, n'entend que le silence.

Pline le Jeune a parlé quelque part du silentium acre, un silence attentif, pénétrant, aigu à force d'écouter, un silence à entendre marcher une fourmi, comme a dit à son tour Saint-Simon. Mais un silence énorme n'est pas juste. Quand le bruit emplit une enceinte, c'est comme un flot, c'est comme une suite d'ondulations, qu'il la remplit. On ne dirait pas bien «un bruit énorme» ; tout au plus on dit «un énorme vacarme». Mais le silence faisant l'effet du vacarme, c'est trop : l'expression est forcée.

Ces sortes d'expressions datent un livre. Les remarques qu'un de mes honorables confrères, M. Cuvillier-Fleury, a faites à ce propos sur les écrivains de la décadence romaine classique, ses rapprochements avec Lucain, avec Claudien, ont de la justesse. Mais comment se fait-il que je ne puisse jamais être entièrement d'accord avec le savant critique, même quand il semble se rapprocher de nous ? Il a été, relativement, favorable à Salammbô, et je suis loin de m'en plaindre ; mais il a paru y sacrifier Madame Bovary, et je ne saurais y consentir. Il nous présente, sur la foi de je ne sais quelle lettre d'un ami et confident, M. Flaubert comme «ayant eu horreur de son succès de Madame Bovary». Allons donc ! M. Flaubert repentant !

Martial, dans une de ses épigrammes, classe les oeuvres de son temps en deux catégories : les oeuvres considérables, dites sérieuses, qu'on estime fort et qui attirent peu ; et les autres, celles dont on fait fi, et que chacun veut lire. M. Flaubert a voulu tâter à toute force et nous faire tâter des deux genres. Voilà tout.

Contradiction singulière ! M. Feydeau, qui depuis des années faisait de l'archéologie, s'ennuyant un matin de n'être pas lu, a fait Fanny : M. Flaubert qui venait de faire Madame Bovary, comme s'il s'était senti humilié d'être trop lu, s'est mis à faire son roman archéologique. On l'a déjà beaucoup lu et on le lira ; mais le relira-t-on ? La lecture d'un roman-poème doit-elle produire sur nous le même effet que si l'on entrait dans un bataillon hérissé de piques ?

Je diffère donc avec mon honorable et très réconcilié confrère sur le mérite relatif des deux ouvrages. Lui, il préfère un livre qui est surtout un livre : moi, j'aime mieux un livre qui est surtout la vie. Et pour prendre ma comparaison hors de ce temps-ci, il vaut mieux avoir fait Gil Blas que Séthos. Madame Bovary n'est pas Gil Blas, et Salammbô est bien plus forte que Séthos ; mais on me comprend.

IV - CONCLUSION

Revenons à la vie, à ce qui est du domaine et de la portée de tous, à ce que notre époque désire le plus et qui peut l'émouvoir sincèrement ou la charmer. Rien n'est perdu ni compromis, et je me serais bien mal fait comprendre si je n'avais marqué mon estime même pour l'auteur en le critiquant si longuement. Son entreprise avait du grandiose ; l'exécution a prouvé de la puissance. Le malheur d'avoir échoué (ce que je crois) dans sa visée principale n'est donc pas si grand. Après tout, la manie de l'impossible est celle des forts. Il y a de sauvages et orgueilleux oiseaux qui n'aiment à se poser que sur des rochers si escarpés que le soleil seul, comme dit Homère, y a mis le pied. L'erreur de M. Flaubert a été surtout dans son système : le talent reste intact. La volonté lui a donné presque tous ses défauts : que cette même volonté les lui ôte. Qu'il reste l'homme de sa nature, en laissant seulement de ses partis pris. Il n'a pas conquis ni dompté l'Afrique, c'est le cas de Charles-Quint et de bien d'autres ; mais il ne sort pas, en somme, amoindri et diminué, de cette expédition ou de cette aventure. Il en sort avec l'estime des doctes archéologues et des savants sémitisans, flattés dans l'objet de leurs études, avec l'estime encore, et mieux que cela, de quelques esprits éminents qui aiment la force jusqu'à ne pas en détester l'abus, et qui, rien qu'à lui voir cette vigueur héroïquement déployée, ont désiré de le connaître. Tout ce que nous lui demandons, nous, du simple troupeau des mortels parisiens, c'est qu'il nous revienne le même qu'auparavant, bronzé au front, un peu plus mûr cependant et légèrement radouci au cœur ; ayant jeté là-bas, sur la plage africaine, tous ses surcroîts de fureurs et de rages vengeresses; toujours armé, mais non impitoyable. Une oeuvre prochaine de lui, et qui se fasse moins attendre, nous est due. Peu d'années fécondes sont accordées aux hommes, et même aux plus vrais talents : il faut en savoir user pour se loger à temps et s'ancrer au cœur et dans la mémoire des hommes nos contemporains : c'est encore le plus sûr chemin pour aller à la postérité. Qu'il nous donne donc, sans trop tarder, sans trop se soucier de ce style où il est assez maître pour le détendre un peu, une oeuvre forte, puissante, observée, bien vivante, ayant certes des qualités amères et fines de la première, mar-quée au coin de son originalité toujours et de sa nature (on ne lui demande pas de l'abdiquer), mais où il y ait au moins une veine qui agrée à tous, et ne fût-ce qu'un point consolant (1).

(l) On peut voir à la fin de ce volume la lettre amicale et savante que M. Flaubert m'a écrite en réponse à mes articles sur son livre ; il est juste d'entendre les deux sons.